France dossier. Sophie Binet: sur les retraites, «il faut qu’il y ait un référendum»

Entretien avec Sophie Binet conduit par Frantz Durupt

Le Premier ministre organise mardi 15 avril une conférence sur ce qu’il a choisi d’appeler les «pathologies» budgétaires du pays. Avec ses ministres de l’Economie et du Budget, François Bayrou doit réunir des parlementaires, des représentants de la Sécurité sociale et des collectivités locales, pour faire «la vérité» en vue de «prendre les décisions qui s’imposent», a-t-il expliqué vendredi lors d’un déplacement. Alors que les dépenses sociales, et notamment celles des retraites, risquent à nouveau de se retrouver sous le feu des projecteurs, la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, appelle à trancher le débat des retraites par référendum et demande au gouvernement d’agir contre les licenciements.

François Bayrou veut sonner l’alerte sur les déficits publics. Craignez-vous que ce soit l’occasion de remettre sur la table un certain nombre de reculs sociaux?

Oui, parce que nous observons que, côté gouvernement comme côté patronat, tout est prétexte à ressortir les vieilles lunes. Hier, c’était du fait de l’élection américaine, puis cela a été du fait de l’économie de guerre. Maintenant, ce serait du fait de la dette… Les arguments changent selon le contexte mais les réformes sont toujours les mêmes. Leur point commun: à la fin, ce sont toujours les salariés qui doivent payer alors que nous portons des propositions qui permettraient de faire rentrer des recettes très conséquentes dans les caisses.

Vous publiez ce lundi un sondage (Sondage Ifop pour la CGT, réalisé du 2 au 4 avril sur 2023 personnes représentatives de la population résidant en France métropolitaine âgées de 18 ans et plus) sur l’abrogation de la réforme des retraites de 2023. N’avez-vous pas l’impression qu’il est, dans ce contexte, de plus en plus difficile de porter un retour aux 62 ans?

Cela fait deux ans que gouvernement et patronat essayent de tourner la page de notre mobilisation. Et cela fait deux ans qu’ils n’y arrivent pas. Le sondage que nous publions aujourd’hui le montre, une large majorité de Français et de salariés restent favorables à l’abrogation de cette réforme. Parce que c’est très concret dans nos vies. Une large majorité de salariés pensent qu’ils ne tiendront pas jusqu’à 64 ans dans leur boulot, soit parce qu’il est trop pénible, soit parce qu’ils seront licenciés avant.

Pour vous, il faudrait faire un référendum maintenant?

La solution, c’est la démocratie. C’est ce que nous demandons au président de la République. Soit permettre au Parlement de voter enfin, soit faire en sorte qu’il y ait un référendum. J’en appelle aussi aux parlementaires. Une majorité de députés ont été élus pour abroger la réforme des retraites: qu’ils se donnent les moyens de le faire, soit en votant une loi, soit en exigeant du président de la République qu’il organise un référendum. C’est leur mandat.

En quittant le «conclave» sur les retraites, la CGT a aussi adopté le principe d’une mobilisation des salariés. Où en êtes-vous?

Notre première grosse échéance de mobilisation, c’est le 1er Mai, une date de convergence au niveau international pour gagner la réduction du temps de travail. C’est grâce aux premières mobilisations du 1er Mai, il y a plus de cent trente ans, que nous avons réussi à gagner la journée des huit heures en France et dans d’autres pays. Donc nous porterons très fortement l’exigence d’abrogation de la réforme des retraites, et plus largement le refus de la trumpisation du monde.

Le soutien au retour aux 60 ans reste majoritaire mais en net recul dans votre sondage. Cette perspective devient-elle hors de portée?

Je constate surtout que malgré tout le matraquage matin, midi et soir pour dire qu’on ne peut pas financer le retour aux 62 ans, donc que les 60 ans seraient encore plus hors de portée, une majorité de Françaises et de Français reste pour les 60 ans. Et c’est encore plus parlant si on zoome sur les salariés, qui sont 66% à y être favorables! Parce que quand on sort des plateaux télé ou des salons feutrés, la réalité du travail, c’est qu’on ne peut plus exercer une majorité des postes de travail après 60 ans.

Dans les leviers pour financer les retraites, il y a les cotisations. La Cour des comptes calcule que si on relevait d’un point le taux de cotisation, cela menacerait 57 000 emplois.

(Sourire) 57 000 emplois très précisément, oui, voilà…

Pour vous, c’est un effet dont il ne faut pas tenir compte?

Je suis très étonnée que ce chiffre figure dans le nouveau rapport de la Cour des comptes, car j’avais interpellé son président, Pierre Moscovici, sur cette estimation farfelue qui figurait déjà dans le rapport remis en février. Et il avait dit publiquement que le modèle de calcul était très discutable. Par ailleurs, personne ne demande d’augmenter d’un point du jour au lendemain le taux de cotisation retraite.

La proposition que nous portons, si on actionnait uniquement ce levier, serait de le faire progressivement, de 0,1 ou 0,2 point chaque année, ce qui lisse l’impact et les effets. Ce que je note, enfin, c’est que malgré tout le battage médiatique contre l’augmentation du taux de cotisation, cette piste est très largement majoritaire dans notre sondage chez les salariés et même soutenue par 43% des chefs d’entreprise!

L’idée de mettre à contribution les retraités, par exemple en supprimant l’abattement de 10% sur leur déclaration de revenus, semble faire son chemin y compris du côté syndical. Vous en dites quoi?

Il faut arrêter de traiter les retraités comme des favorisés. Ce qui est très important, c’est de garantir le maintien du niveau de vie une fois qu’on est à la retraite. Et ce qui est documenté sur les prochaines années, c’est que du fait des réformes régressives, le niveau de vie des retraités va baisser. Les retraités ont gagné leur pension à la sueur de leur front. Le problème, c’est que nous sommes désormais dans un pays de rentiers, où l’on vit mieux de son capital que de son travail. C’est aux inégalités de patrimoine qu’il faut s’attaquer, pas aux revenus des retraités!

Avec les soubresauts des marchés ces derniers jours, on entend parler des retraités américains qui craignent pour leurs pensions, gérées en Bourse. Pensez-vous que la capitalisation, défendue par certains ces temps-ci, est enterrée?

CQFD! Cela faisait trois mois que le patronat et le gouvernement installaient la petite musique selon laquelle, pour résoudre notre problème de retraite, il fallait mettre un étage de capitalisation [voir ci-dessous une contribution de Jean-Marie Harribey sur la capitalisation]. Depuis une semaine, comme par magie, on n’en entend plus parler. On fête cette année les 80 ans de la Sécurité sociale. Il est très important de rappeler que lorsqu’on a créé notre système de répartition en 1945, la France était ruinée. Aujourd’hui, on nous dit: «Il y a la dette, donc on ne pourrait plus faire les 62 ans.» Mais en 1945, on a pu faire le système par répartition. Et pourquoi l’a-t-on fait? Parce que la capitalisation, on avait déjà testé, et ça s’était effondré avec la guerre.

Tout ce dont on parle là, vous ne pouvez plus le dire dans le cadre du «conclave» sur les retraites, puisque vous n’y êtes plus. Ceux qui y sont restés se sont mis d’accord, à l’exception de la CFTC, sur une nouvelle feuille de route dans laquelle ils voudraient discuter du financement de la protection sociale dans son ensemble, et du pilotage du système de retraite. N’avez-vous pas peur de rater des discussions cruciales?

Je constate qu’on n’est plus du tout sur les objectifs initiaux du «conclave» puisqu’il s’agissait de parler de tout, à commencer par l’âge. Or là, on n’en parle plus, puisque François Bayrou l’a exclu. Si on ne parle pas des 64 ans, je ne sais pas à quoi sert ce conclave… C’est pour cela que la CGT en est sortie. Quant au financement de la protection sociale, c’est un hors sujet complet. On sort totalement de la lettre de mission qui avait été exposée par le Premier ministre dans son discours de politique générale.

Diriez-vous que les organisations syndicales qui continuent de participer aux discussions sont en train de se mettre dans un piège?

Ce n’est pas à moi d’en juger. Mais, à ce stade, lorsque je vois les positions des uns et des autres, je pense que les choses ne vont pas pouvoir se passer dans ce cadre. La solution est à chercher soit du côté du Parlement, soit du côté des Françaises et des Français.

La Cour des comptes suggère aussi de s’inspirer de l’Agirc-Arrco pour piloter le système de manière plus paritaire. Vous pourriez être pour?

Quelque chose de plus paritaire: pourquoi pas. Mais il faut que le paritarisme soit libre. Donc pas corseté par le gouvernement, comme il le fait sur l’assurance chômage, et surtout pas par des «règles d’or» et de gestion qui empêcheraient le débat démocratique. Le problème, c’est que la règle de pilotage de l’Agirc-Arrco, c’est les réserves, avec un tabou, l’augmentation des recettes. Résultat, pour maintenir les réserves, le niveau des pensions ne cesse de baisser. Le critère de pilotage devrait être le taux de remplacement, pour garantir le maintien du niveau de vie.

Au cours d’une réunion à l’Elysée le 3 avril, François Bayrou et Emmanuel Macron ont évoqué un nouveau durcissement des règles de l’assurance chômage. Avez-vous été sollicitée sur le sujet?

Nous n’avons aucune information. Ce serait totalement à contretemps par rapport au contexte d’aujourd’hui, où les licenciements explosent. La CGT recense 354 plans de licenciements. On pense qu’en réalité il y en a le double. Le gouvernement doit mettre sur la table, enfin, une action résolue contre les licenciements. La CGT demande un moratoire sur les licenciements, ce dont le gouvernement refuse toujours de débattre, et la mise en place d’une cellule de crise pour faire face à la situation économique.

Vous pensez au dossier Vencorex [1], après le rejet par le tribunal de commerce de Lyon d’une reprise en coopérative portée par la CGT?

C’est une colère énorme. Cela fait plus de six mois que la CGT alerte. La question n’a jamais été prise au sérieux par le gouvernement, et les salariés ont été seuls – heureusement que nous avons eu le soutien très fort et très important des collectivités locales, que je remercie toutes. Dans ces conditions, à quoi ça sert d’avoir un ministre de l’Industrie? J’interpelle solennellement le Premier ministre: il peut encore empêcher cette catastrophe sociale.

A propos de la guerre commerciale, que pensez-vous qu’il faille faire pour ne pas subir les décisions erratiques de Donald Trump?

Il faut avoir une stratégie débattue collectivement. Le gouvernement pense pouvoir définir sa stratégie seul avec les patrons, puisqu’il n’échange pas avec les organisations syndicales. Et évidemment qu’il faut se donner les moyens de monter le ton, notamment sur la taxation des Gafam. De façon plus globale, l’heure est venue de s’interroger sur l’organisation des échanges commerciaux au plan international. Notre position, ce n’est ni la guerre commerciale ni le libre-échange qui organise le dumping social et environnemental et la mise en concurrence des travailleurs du monde. Il faut que l’Europe dise: «Nous proposons de nouvelles règles de commerce international, un juste échange qui soit construit en fonction des normes sociales, environnementales et fiscales.»

Quel bilan tirez-vous des derniers résultats sur la représentativité syndicale, qui montrent que les plus grosses organisations, dont la vôtre, perdent des voix?

C’est un défi global pour le syndicalisme. On voit une progression des déserts syndicaux, notamment depuis les ordonnances travail. Pour cette raison, je vais adresser dans les prochains jours un courrier à la ministre du Travail, pour lui demander d’ouvrir une concertation sur ces ordonnances, sur les droits des salariés des petites entreprises, sur la question de la discrimination syndicale, et sur les modalités de vote. Les sujets centraux sont là, pas dans la course à l’échalote entre telle ou telle organisation. (Entretien publié par le quotidien Libération le 13 avril 2025)

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[1] Sur ce dossier Vencorex, voir «Vencorex repris par un groupe chinois: “aucun problème de souveraineté”, estime le ministre de l’Industrie Marc Ferracci».

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La capitalisation : une captation de la rente mondiale pendant que les travailleurs… travaillent

Par Jean-Marie Harribey

À l’approche de l’ouverture des négociations voulues par le premier ministre entre les syndicats et le patronat au sujet du financement des retraites[1], on voit déjà quelles seront les pierres d’achoppement. Le patronat a fait savoir qu’il s’opposerait à l’augmentation du taux de cotisations vieillesse et qu’il fallait introduire « une dose » ou un « pilier » de capitalisation pour compléter le système de retraites par répartition[2]. Cette proposition fut théorisée par la Banque mondiale dans les années 1990 à l’aube de la mondialisation néolibérale, reprise en chœur par tous les chantres du capitalisme financier, et ânonnée quotidiennement dans beaucoup de médias. Elle n’a d’autre sens que celui de favoriser une captation d’une part de la rente financière à l’échelle mondiale. Et elle montre la vacuité de la pensée économique libérale.

La retraite par capitalisation reste soumise aux mêmes contraintes démographiques que celle par répartition. Parce que ce sont toujours les actifs qui font vivre les inactifs. Au moment de la liquidation des contrats, la compagnie d’assurances ou le fonds de pension doivent trouver de nouveaux contractants pour pouvoir verser les pensions. En un mot, seul le travail ajoute de la valeur à partager, le capital est en soi stérile. Merci Marx d’avoir dégonflé la baudruche du capital fictif. Et merci Keynes d’avoir démontré que tout capital doit être « porté » et que sa liquidité pour tout le monde en même temps est impossible. L’épargne retraite et l’assurance-vie ne changent en rien cette règle : on ne finance jamais sa propre retraite car il n’y a pas de congélateur de revenus pour le futur[3].

La capitalisation est condamnée à subir les soubresauts de la finance ; des centaines de milliers d’Américains ont connu cela après la crise des subprimes de 2007. Il n’y a plus aujourd’hui aux États-Unis de système par capitalisation à prestations définies mais seulement des systèmes à cotisations définies. Ainsi, toute visibilité sur les pensions à venir est obscurcie.

Introduire la capitalisation pour « sauver » la répartition obligerait la génération des salariés actuels à payer deux fois pendant le temps de la transition entre les deux systèmes : pour assurer la retraite des anciens et pour abonder le fonds de capitalisation. Absurde et incohérent avec la volonté du patronat de diminuer les prélèvements obligatoires car les primes versées aux fonds de pension ou aux compagnies d’assurances s’ajouteraient aux cotisations.

Le rapport que vient de remettre la Cour des comptes à la demande du premier ministre ne dit pas grand-chose de la capitalisation, sauf ceci qui est loin d’être anodin : « Même s’ils sont limités, ces dispositifs [de capitalisation ou de plans d’épargne retraite] sont coûteux pour les finances publiques. En effet, les cotisations à ces régimes bénéficient de réductions de cotisations sociales et de déduction de revenu imposable, pour un coût estimé à 1,8 Md€ par an. »[4]

La capitalisation, en fin de compte, est une machine à accroître les inégalités puisque, pour capitaliser, il faut détenir du capital, et pour en détenir, il faut disposer de revenus élevés. Pire, à l’ère où le capital s’est mondialisé et où les placements financiers se font là où la main-d’œuvre est devenue très productive mais reste peu chère, la retraite par capitalisation vise à accaparer une part plus grande de la valeur ajoutée mondiale au profit de rentiers, petits et grands. Le vieux rêve du capital est de transformer les travailleurs en minuscules capitalistes. L’impérialisme a toujours consisté à s’approprier des produits primaires ou des matières premières à vil prix et aussi des revenus tirés de l’exploitation de la force de travail du monde entier. La généralisation de la retraite par capitalisation donnerait à cette dernière une nouvelle dimension. Avec une « dose », la capitalisation serait de l’impérialisme, certes en sourdine, mais tellement pernicieux.

Pour terminer, posons une question un peu iconoclaste : si le capital est aussi fécond de valeur ajoutée que le prétendent les pourfendeurs de la retraite par répartition, tout en jurant vouloir la sauver, pourquoi ne proposent-ils pas de faire tourner les machines, les robots et même l’argent plus vite, plutôt que d’allonger sans cesse la durée du travail ? (Article publié le 1er mars 2025 sur le blog de Jean-Marie Harribey «L’économie par terre ou sur terre»)

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[1] Ce texte a été publié sur le site des Économistes atterrés; et en partie par Politis, n° 1851, 26 février 2025, sous le titre «La capitalisation oui l’impérialisme en sourdine».

[2] Voir notamment l’entretien de Patrick Martin, «Je suis pessimiste sur l’issue des discussions», Le Monde, 28 février 2025 ; propos recueillis par Bertrand Bissuel et Aline Leclerc.

[3] Jean-Marie Harribey, «Répartition ou capitalisation : on ne finance jamais sa propre retraite» Le Monde, 3 novembre 1998 ; et «Retraites : l’éternel retour des erreurs passées», Note pour les Économistes atterrés, févier 2025.

[4] Cour des comptes, «Situation financière et perspectives du système de retraites», février 2025, p. 29.

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