Par Elizabeth Hagedorn
et Hussein Akoush
Les paysans accusent le gouvernement syrien d’avoir délibérément mis le feu à leurs récoltes dans le but de reprendre le territoire détenu par l’opposition.
De nuit, le ciel était lumineux et l’air empli de fumée tandis que Wasel Najim, un agriculteur de Khan Sheikhoun, dans le sud d’Idlib, regardait son gagne-pain se transformer en cendres.
Là où les champs à la couleur d’ambre de blé et d’orge avaient poussé, une violente mer de la couleur du feu s’est rapidement étendue.
«C’était comme dans un film, en voyant votre champ brûler sous vos yeux», a dit Najim à Middle East Eye. «La nuit est devenue lumière du jour parce que le feu était partout.»
Khan Sheikhoun est essentiellement rural, y vivent des agriculteurs comme Najim et ses cinq frères, dont les terres appartiennent à la famille depuis des générations.
Najim a indiqué que les avions de combat syriens ont ciblé leurs champs avec des munitions au phosphore blanc, dont l’utilisation dans les zones civiles est interdite par les conventions internationales.
Najim conduisit le plus vite possible son tracteur jusqu’au bord de l’incendie et commença à défricher la zone de végétation. Il espérait enlever la végétation qui servait de carburant pour la propagation du feu, mais ce n’était pas suffisant pour empêcher les flammes de dévorer ses récoltes.
«J’ai perdu environ quatre acres de blé et dix acres d’orge cette nuit-là», a dit Najm. «Mais je n’ai perdu personne dans ma famille. Ma perte n’est rien comparée aux autres.»
«Brûler tous les aspects de la vie»
Des attaques contre des fermes comme celle de Najim sont menées alors que le gouvernement syrien tente de reprendre la province d’Idlib, le dernier bastion de l’opposition, dans ce qui pourrait être la dernière épreuve de force de la guerre de huit ans que le pays a connue.
Bien que la province d’Idlib ait connu une accalmie de la violence à la fin de 2018, suite à un accord conclu entre la Turquie et la Russie lors d’une conférence à Sotchi, le gouvernement syrien et son allié la Russie ont continué à violer l’accord.
Dans une escalade majeure il y a un peu plus d’un mois, la Syrie et son allié russe ont lancé de multiples attaques aériennes pour tenter de prendre le contrôle d’Idlib, qui est maintenant sous le contrôle de Hayat Tahrir al-Sham, l’ancienne branche syrienne d’Al-Qaida.
Depuis la fin avril, plus de 160 civils ont été tués et plus d’un quart de million de personnes ont fui vers la frontière turque, selon les Nations unies.
Tant Damas que Moscou ont nié à maintes reprises avoir pris pour cible des zones civiles et prétendent au contraire qu’ils évacuent les activistes de la région.
Mais les militants sur le terrain ont déclaré que des avions de combat syriens et russes ont pilonné des terres agricoles à travers le nord-ouest de la Syrie dans une opération que les volontaires connus sous le nom de Casques blancs ont appelé une tentative de «brûler tous les aspects de la vie».
«Les bombardements dans ma ville ont lieu 24 heures sur 24», a déclaré Mahmoud Hamwi, un activiste des médias de Lataminah, dans le nord de Hama.
«C’est vraiment déchirant de voir des paysans essayer d’éteindre les incendies», a confié Mahmoud Hamwi à MEE.
Au début, Hamwi pensait que les champs en flammes dans son quartier avaient simplement été pris entre deux feux. Mais à mesure que d’autres ont été incendiés, Hamwi a commencé à soupçonner que les fermes elles-mêmes avec les champs étaient les cibles.
«Le régime pense: il faut les cibler parce qu’ils protègent les terroristes», a dit M. Hamwi.
Les civils mangent de l’herbe
Selon les analystes, la destruction des terres agricoles n’est que la dernière tentative du président syrien Bachar al-Assad pour affamer son peuple et le soumettre.
«Cette tactique a été utilisée au cours de grandes campagnes militaires tout au long du conflit, depuis Darayya et ensuite, pour tenter de briser la volonté des populations assiégées», a déclaré à MEE la journaliste indépendante Emma Beals, faisant référence à une banlieue de Damas, dont une grande partie a été détenue par des combattants d’opposition.
Le régime a bloqué l’accès à la nourriture et aux produits de première nécessité dans les territoires tenus par les rebelles pendant toute la durée de la guerre.
Ont été publiés de tragiques témoignages de civils mangeant de l’herbe et des feuilles pour survivre à Homs, dans la Ghouta orientale et dans d’autres zones assiégées ont été publiés.
Dans une moindre mesure, des groupes militants, dont ledit l’Etat islamique, ont également cherché à contrôler l’accès de la population locale à la nourriture.
Le mois dernier, Daech s’est attribué le mérite d’une série d’incendies de cultures dans la campagne de Raqqa, l’ancienne capitale du groupe dans le nord-est de la Syrie, qui est maintenant dirigée par les Forces démocratiques syriennes (FDS), à dominante kurde.
Dans son journal hebdomadaire en ligne, Daech a déclaré qu’il punissait ceux «qui soutenaient les ennemis d’Allah, les FDS».
Emma Beals, dont les travaux ont porté sur la sécurité alimentaire en Syrie, a déclaré que le gouvernement syrien a militarisé la faim plus que tout autre groupe et, dans le cas d’Idlib, il a combiné les incendies de cultures avec le bombardement d’infrastructures essentielles comme les hôpitaux et les écoles pour infliger un maximum de désolation.
«Cette combinaison de facteurs force les populations à fuir et limite les ressources déjà maigres dont elles disposent, ce qui augmente la probabilité qu’elles s’en prennent aux groupes d’opposition armés qui contrôlent leurs zones et les pousse à se rendre», affirme M. Beals.
Le peu d’épargne diminue
Située au cœur du Croissant fertile, la Syrie était autrefois autosuffisante en blé.
Cependant, des années de combats combinés à une grave sécheresse ont paralysé la production. En 2018, l’ONU a déclaré que la production de blé de la Syrie était tombée à son plus bas niveau en près de 30 ans.
Mais à Idlib, les agriculteurs étaient optimistes car la récolte de cette année s’annonçait bonne. Il y a quelques semaines à peine, Abu Nidal se préparait à récolter le blé et l’orge qu’il avait plantés dans sa ferme dans la ville de Hobait. Puis sont arrivées les frappes aériennes.
Après s’être enfui avec sa famille dans un lieu relativement sûr près de la frontière turque, Abu Nidal a reçu un appel téléphonique de son cousin Mustafa, qui était resté sur place pour surveiller leur terre. «Ayant peur que je fasse une crise cardiaque, il essayait de me cacher que nos récoltes avaient brûlé. Mais il m’a finalement dit, et j’ai dit: “C’est bon.” Restez en sécurité.»
Un peu plus d’une semaine plus tard, Mustafa a été tué lors de frappes aériennes près de leur propriété. Abu Nidal cherche actuellement du travail dans la ville frontalière de Sarmada, où sa famille a trouvé refuge dans un bâtiment abandonné.
Il a demandé à ses voisins de s’occuper de ses cultures d’oignons et d’ail, qui ont jusqu’à présent été épargnées par les incendies. Au fur et à mesure que ses économies diminuent, Abu Nidal réfléchit à ce qui est le plus dangereux: manquer d’argent pour nourrir sa famille ou retourner dans sa ville ravagée par la guerre pour s’occuper de ses récoltes. «Tu ne peux pas imaginer à quel point je suis désespéré. Il n’y a pas de solution à l’horizon.» (Article publié le 9 juin 2019 dans MEE; traduction A l’Encontre)
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