
Opinion «anonyme»*
Des Palestiniens innocents sont régulièrement contraints par des soldats à entrer dans des maisons à Gaza pour s’assurer qu’il n’y a pas de terroristes ou d’explosifs. Alors pourquoi la division des enquêtes criminelles de la police militaire de l’armée israélienne n’ouvre-t-elle que six enquêtes sur l’utilisation de boucliers humains?
A Gaza, les soldats israéliens utilisent des boucliers humains au moins six fois par jour.
J’ai servi à Gaza pendant neuf mois et j’ai découvert ces procédures, appelées «procédure moustique», pour la première fois en décembre 2023. Cela ne faisait que deux mois que l’offensive terrestre avait commencé, bien avant qu’il y ait une pénurie de chiens de l’unité canine des FDI (Forces de défense israéliennes), Oketz, qui étaient utilisés à cette fin. C’est devenu l’excuse insensée et officieuse de cette insensée et officieuse procédure (voir article de Yaniv Kubovich et Michael Hauser Tov, dans Harretz du 13 août 2024 et The Guardian, 21 octobre 2024) . Je n’avais pas réalisé à l’époque à quel point l’utilisation de boucliers humains, que nous appelions un «shawish» [un terme tiré du turc qui peut signifier «inspecteur»], allait devenir omniprésente.
Aujourd’hui, presque chaque section utilise un «shawish», et aucune force d’infanterie n’entre dans une maison avant qu’un « shawish » ne l’ait inspectée. Cela signifie qu’il y a quatre « shawish » dans une compagnie, douze dans un bataillon et au moins 36 dans une brigade. Nous dirigeons une sous-armée d’esclaves.
La procédure est simple. Des Palestiniens innocents sont forcés de pénétrer dans des maisons à Gaza et de les «fouiller», pour s’assurer qu’il n’y a pas de terroristes ou d’explosifs.
J’ai récemment vu que la Division des enquêtes criminelles de la police militaire (MPCID) des FDI avait ouvert six enquêtes sur l’utilisation de civils palestiniens comme boucliers humains, et j’en suis resté bouche bée. J’ai déjà vu des dissimulations, mais là, c’est un nouveau record. Si la Division des enquêtes criminelles de la police militaire voulait faire son travail sérieusement, elle devrait ouvrir bien plus d’un millier d’enquêtes. Mais tout ce que veut la MPCID, c’est que nous puissions nous dire et dire au monde que nous enquêtons sur nous-mêmes, alors ils ont trouvé six boucs émissaires et leur font porter le chapeau.
J’étais présent à une réunion où l’un des commandants de brigade a présenté le concept de «procédure moustique» au commandant de division comme une «réalisation opérationnelle nécessaire pour accomplir la mission». C’était tellement normalisé que j’ai cru que j’avais des hallucinations.
Dès août 2024, lorsque cette histoire a été révélée dans Haaretz et dans les témoignages recueillis par Breaking the Silence, une source haut placée a déclaré que le chef d’état-major sortant des FDI et le chef sortant du Commandement Sud étaient au courant de la procédure. Je ne sais pas ce qui est le pire : qu’ils ne sachent pas ce qui se passe dans l’armée qu’ils commandent, ou qu’ils le sachent et continuent malgré tout.
Cela fait plus de sept mois que cette histoire a été publiée, et les soldats ont continué à arrêter des Palestiniens et à les forcer à entrer dans des maisons et des tunnels avant eux. Alors que le chef d’état-major et le chef du commandement sud continuaient à ne rien dire et à ne rien faire à ce sujet, la procédure s’est encore plus répandue et normalisée.
Les plus hauts gradés sur le terrain sont au courant de l’utilisation de boucliers humains depuis plus d’un an, et personne n’a essayé d’y mettre fin. Au contraire, cela a été défini comme une nécessité opérationnelle.
Il est important de noter que nous pouvons entrer dans les maisons sans utiliser de boucliers humains. Nous l’avons fait pendant des mois, selon une procédure d’entrée appropriée qui consistait à envoyer un robot, un drone ou un chien. Cette procédure a fait ses preuves, mais cela a pris du temps, et le commandement voulait des résultats immédiats.
En d’autres termes, nous avons forcé les Palestiniens à servir de boucliers humains non pas parce que c’était plus sûr pour les soldats de l’armée israélienne, mais parce que c’était plus rapide. C’est pourquoi nous avons mis en danger la vie de Palestiniens qui n’étaient soupçonnés de rien d’autre que d’être au mauvais endroit au mauvais moment.
Cela n’a pas été sans résistance. Les soldats et les officiers ont résisté. J’ai résisté. Mais c’est ce qui arrive quand le haut commandement s’en fiche et les politiciens encore plus. C’est ce qui arrive quand on est rapide à la gâchette et épuisé au maximum sur le plan opérationnel. C’est ce qui arrive quand on est dans une guerre sans fin qui ne parvient pas à ramener les otages vivants mois après mois. On perd son jugement moral. [Voir à propos de «l’aveuglement politique et moral de ses concitoyens» l’analyse de l’historien Omar Bartov publiée sur le site Orient XXI en date du 5 septembre 2024.]
Un ami officier de l’armée m’a raconté un incident qu’ils ont vécu: ils ont rencontré un terroriste dans une maison qui avait déjà été fouillée par un «shawish». Le «shawish» était un homme âgé, et quand il s’est rendu compte qu’il s’était trompé, il a eu tellement peur qu’il s’est souillé. Je ne sais pas ce qu’il est devenu. J’avais peur de le demander.
Ce cas montre que les justifications qu’ils nous ont fournies, selon lesquelles la «procédure moustique» est destinée à des fins de «sécurité», n’étaient pas conformes à la réalité. Ces personnes ne sont pas des combattants professionnels; elles ne savent pas comment inspecter une maison. De toute façon, les soldats ne leur font pas confiance car ces personnes ne sont pas là de leur plein gré. Parfois, des «shawish» sont envoyés dans des maisons juste pour y mettre le feu ou les faire exploser. Cela n’a rien à voir avec la sécurité.
Je frémis à l’idée de ce que cela fait à la santé mentale de quiconque doit entrer dans une maison, terrifié, à la place de soldats armés. Je frémis également à l’idée de ce que cela provoque chez nous, Israéliens.
Est-ce que chaque mère qui envoie son fils se battre comprend qu’il pourrait se retrouver à attraper un Palestinien de l’âge de son père, ou de son jeune frère, et à le forcer violemment à courir devant lui, sans arme, dans une maison ou un tunnel potentiellement piégé? Non seulement nous n’avons pas réussi à protéger nos troupes, mais nous avons corrompu leur âme, et il est impossible de savoir ce que cela va nous faire, en tant que société, quand ils reviendront de la guerre.
C’est pourquoi l’enquête de la MPCID est si exaspérante. D’abord, les soldats sont contraints d’utiliser les Palestiniens comme boucliers humains, puis les officiers utilisent les soldats de rang inférieur comme boucliers humains, alors que nous essayons encore désespérément de récupérer les otages qui sont détenus, en partie, pour servir de boucliers humains au Hamas.
Il était évident que cette affaire éclaterait tôt ou tard, mais elle est trop importante pour que la MPCID puisse la gérer. Seule une commission d’enquête indépendante de l’Etat pourrait aller au fond des choses.
D’ici là, nous avons toutes les raisons de nous inquiéter des tribunaux internationaux de La Haye, car cette procédure est un crime – un crime que même l’armée admet maintenant. Cela se produit quotidiennement et est beaucoup plus fréquent que ce que l’on dit au public. (Article publié dans le quotidien Haaretz le 30 mars 2025; traduction rédaction A l’Encontre)
* Cet article a été rédigé par un officier supérieur, qui souhaite rester anonyme, d’une brigade non-réserviste (Réd. Haaretz).
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