Dans les livres d’histoire de l’Iran moderne, la première semaine de janvier 2018, qui a connu une vague de soulèvements populaires dans de nombreuses villes du pays, sera enregistrée comme une nouvelle étape historique. Un tournant après lequel la scène politique iranienne n’a plus été la même.
Indépendamment des conséquences immédiates de cet évènement :
– soit le mouvement des salarié·e·s et populaire imprimera de façon déterminante sa marque sur l’évolution du mouvement,
–soit celui-ci sera écrasé de façon sanglante.
En attendant, une chose est certaine: il sera désormais impossible pour le régime actuel de continuer à gouverner comme avant. Les manifestations récentes ont miné tous les fondements politiques, culturels et idéologiques du régime capitalisto-islamique, ainsi que le mythe de ce qui est appelé la «révolution islamique».
Les faits et les chiffres
Les manifestations qui ont commencé le 28 décembre 2017 à Mashhad, la deuxième ville d’Iran, se sont rapidement étendues à plus de 80 villes, dont Téhéran, la capitale, et Qum, la capitale religieuse. Les participants étaient pour la plupart des jeunes de moins de 30 ans, mais dans certains cas des parents avec leurs enfants. Certains bâtiments officiels et banques d’Etat ont été incendiés par les manifestants. Des portraits de Khamenei et Khomeiny, les deux symboles du pouvoir en place, ont été brûlés ainsi que le drapeau du régime.
Par rapport aux manifestations de masse ayant eu lieu en 2009 après l’élection frauduleuse d’Ahmadinejad à la présidence, ces manifestations présentent plusieurs différences importantes:
1° Dès le premier jour, elles s’opposent directement à la pauvreté et à la corruption systémique;
2° Elles incluent la large participation de la classe ouvrière (du prolétariat), beaucoup de chômeurs et de retraités, des hommes et des femmes;
3° A partir du troisième jour, elles se politisent et se radicalisent rapidement. On entend des slogans réclamant la fin de la République islamique, la mort du Guide suprême Khamenei, du président Rohani (la traduction libérale de Rohani: «le clergé»), des «gardiens de la révolution», ainsi que la fin de l’intervention militaire de l’Iran en Syrie et au Liban;
4° Dans certains cas, des femmes ont courageusement enlevé leur foulard ou leur voile dans les lieux publics, et ont encouragé d’autres à suivre leur exemple;
5° Après le choc et la confusion des deux premiers jours, le régime toutes tendances confondues (les durs, les intégristes, les modérés et les réformateurs) a décidé d’écraser violemment la protestation de masse par tous les moyens. Le bilan est lourd: selon les autorités, 27 morts dans les rues, 4972 arrestations, dont à ce jour 12 morts sous la torture en prison et 493 toujours en détention.
Depuis la révolution 1979, ce soulèvement est le premier événement de grande envergure qui porte la marque de la lutte de classe et l’absence de tout signe, symbole, personnalité et slogan religieux. Les manifestations reposaient sur celles et ceux n’ayant pas de place dans les discours dominants: les sans voix sans chef, ni guide, ni organisation. Les foules qui se sont mobilisées mêlaient ouvriers et ouvrières, étudiant·e·s, jeunes et retraité·e·s.
Jamais les plus pauvres, les marginaux des villes, les masses habituellement silencieuses et discrètes ont été si nombreuses dans les rues: travailleurs précaires, marchands ambulants, travailleurs saisonniers ou temporaires, sans emploi.
Ces manifestations comportaient une dynamique explosive en raison de leur couverture géographique, de la radicalité des slogans et la diversité des approches. Il s’agit d’un phénomène inédit depuis la révolution 1979. Les règles du jeu politique ont été soudainement changées. Celles et ceux qui avaient été relégués au plus profond de la politique habituelle se sont soudainement levés et ont imposé leur langage et leur manière de faire.
Economie politique des émeutes
Ceux qui expliquent que «des mains invisibles» auraient été derrière la révolte devraient commencer par regarder celle, bien visible, de la crise économique et sociale. Ce sont elles qui ont déclenché les émeutes socio-économiques et politiques. Tous les dictateurs face aux crises sociales parlent de «complot». Ils sont suivis par certains de leurs amis campistes se réclamant de la «gauche anti-impérialistes». La seule «conspiration» est celle du système bourgeois-clérical dont la logique est contraire aux intérêts de la majorité de la population. Le processus accéléré de prolétarisation des petits producteurs, ainsi que l’ampleur de l’effondrement des couches intermédiaires ont creusé un profond fossé entre le capital et le travail.
Sans aucun doute, les racines profondes de cette crise se trouvent dans le mode de production capitaliste et la mondialisation. Mais en Iran, ce qui a augmenté la gravité de la crise et l’a rendue explosive, c’est le déploiement d’une politique économique militariste néolibérale durant les deux dernières décennies.
Le processus de redistribution de la richesse du pays vers les bandes capitalo-mafieuses détenant le pouvoir politique, ainsi que la corruption astronomique aux dépens des couches populaires très appauvries, a commencé dans les années 1990, aux lendemains de la guerre entre l’Iran et l’Irak. Cette redistribution des richesses a eu lieu par le biais d’une accumulation accélérée et sauvage du capital reposant sur la destruction des petites exploitations agricoles et entreprises artisanales, des importations massives et la privatisation de biens publics à des prix dérisoires.
En janvier 2017, les sanctions économiques contre l’Iran ont été levées suite à la signature, le 14 juillet 2015, de l’accord sur le nucléaire entre l’Iran et les grandes puissances. Rohani et son gouvernement se vantaient alors d’avoir obtenu un succès politique et surtout économique énorme. Les économistes iraniens à son service, néolibéraux disciples de l’Ecole de Chicago, de Hayek et de Friedman, présentaient des chiffres vantant les succès de la politique d’économie de Rohani.
Et aujourd’hui que voit-on? Des émeutes contre la pauvreté!
«Bien dit, vieille taupe. Comment peux-tu travailler si vite sous terre?» (Hamlet, Shakespeare). Cet animal aveugle chemine obstinément, creusant avec patience ses galeries dans l’épaisseur obscure de l’histoire. Elle surgit ensuite parfois en plein soleil. Elle incarne le refus, dans les moments difficiles, de se résigner à toute idée de «fin de l’histoire».
Quand les masques tombent
Ce mouvement, qui a notamment pris pour cible le Guide suprême Khamenei a de multiples causes.
1° La chute terrible du niveau de vie des travailleurs, de différentes couches populaires, et de la petite bourgeoisie;
2° La déception de la base sociale du régime face à l’évolution de la situation, et sa frustration face à l’incapacité de celui-ci (tous courants confondus) à améliorer les conditions de vie;
3° Le choc provoqué par la non-tenue des promesses électorales de Rohani, ainsi que le basculement rapide du gouvernement vers une politique droitière et ultralibérale dès les premières mesures prises au début de son deuxième mandat présidentiel;
4° L’émergence d’une nouvelle couche appauvrie dont le surnom peut être traduit par «les dépouillés». Il s’agit de centaines de milliers des gens ordinaires ayant perdu leurs maigres épargnes suite à des escroqueries bancaires à grande échelle commises avec la complicité du gouvernement.
5° Ces escroqueries coïncident avec la révélation du niveau astronomique de la corruption des personnes au pouvoir.
Les slogans comme «Notre pays est un foyer de voleurs, il est le plus corrompu du monde» soulignent le dégoût de la population face aux niveaux astronomiques de corruption du régime.
En dépit d’une censure rigide, la rivalité croissante entre les factions du régime, en particulier après la signature de l’accord nucléaire, a permis à la corruption d’entrer dans les médias. Les gens étaient particulièrement irrités par les énormes sommes détournées (un tiers du budget du pays) vers les institutions cléricales. En ces temps difficiles, la grande majorité de la population estime que cet argent aurait dû être consacré à l’aide sociale. Il n’est donc pas surprenant qu’à côté des slogans contre la totalité du régime, il y en ait eu d’autres qui visaient le clergé en tant que groupe: «les gens mendient, les clercs se prennent pour Dieu», ou «mollah, honte à toi, lâche le pays».
Le moment tant attendu d’un règlement compte historique avec le clergé semble être arrivé.
6° Le tremblement de terre d’une magnitude de 7,5 sur l’échelle de Richter qui a frappé l’ouest du Kurdistan iranien à l’automne dernier a montré l’incompétence et l’indifférence de l’administration, ainsi que la méfiance totale du peuple dans sa capacité à faire face. En 24 heures, les habitants de Kermânchâh, la ville la plus proche de l’épicentre du tremblement de terre, ont envoyé plus de 1000 camions chargés d’aide aux victimes abandonnées par le gouvernement. Leur exemple a été suivi par des habitants de nombreuses autres régions. C’était comme si les gens avaient perdu tout espoir que le gouvernement ait une réponse réaliste et efficace à la catastrophe.
Au final, le récent soulèvement est le résultat de la convergence de tous les points cités ci-dessus. Ce sont eux qui ont porté un dur coup aux espoirs de la population. Celle-ci a pris conscience qu’aucune faction du régime n’était mieux que l’autre. Elle a compris que la participation à la mascarade électorale, ne laissant pas d’autre choix qu’entre le mauvais et le pire, ne pouvait rien résoudre. Cette compréhension a mis fin au scénario qui a duré plus de vingt ans.
Les foules qui ont pris la rue et brûlé le drapeau du régime ainsi que les portraits de ses dirigeants n’acceptent plus les jeux électoraux, les manipulations politiques et les duperies du système. Après des décennies d’étouffement de leurs voix, leurs cris tirent la sonnette d’alarme.
Les points faibles du mouvement
Les récents soulèvements ont été spontanés et sans organisation. Des milliers de noyaux et de réseaux horizontaux organisés autour d’activistes des droits civiques et de militants sociaux ont joué un rôle de premier plan dans l’initiation et la coordination des mouvements.
A l’ère des satellites et de l’internet, le recours aux nouveaux moyens de communication a fourni des moyens supplémentaires pour développer et organiser des mouvements collectifs et facilité l’expression de la spontanéité et de l’horizontalité.
C’est en particulier le cas dans les pays à régime dictatorial où les organisations politiques, syndicales et associatives sont embryonnaires. Il en a été ainsi lors des événements récents en Iran. Leur caractère spontané a sans doute été au début un point d’appui important pour démarrer le mouvement et en permettre la sécurité. Mais celle-ci ne garantit ni la persistance, ni le développement de la mobilisation. Son leadership dispersé et disparate, tout en reflétant la diversité sociale et politique de la population, n’est pas nécessairement une réponse à la nécessité de convergence et de consolidation.
Dans les mobilisations de début janvier 2018, une convergence a eu lieu concernant les slogans désignant ce que les manifestant·e·s voulaient voir disparaître: «Non à…» ; «A bas…»; «Mort à…», etc. Mais les «slogans positifs», concernant ce qu’ils souhaitent voir apparaître étaient toujours absents. Ces mobilisations sont restées un mouvement de protestation qui sait ce qu’il ne veut plus, mais qui n’a pas encore trouvé ce qu’il veut à sa place.
En l’absence d’organisation et de leadership représentant une alternative progressiste claire au régime, ces manifestations sont destinées:
- soit à l’échec et à subir la répression,
- soit à être manipulées par des intérêts étrangers,
- soit à être détournées par le premier démagogue populiste venu.
C’est à ce stade, que de nombreuses forces politiques représentant des intérêts de classes antagonistes vont essayer de prendre le contrôle du mouvement et de le dévoyer de ses propres fins.
Il n’est pas surprenant que Donald Trum – qui deux mois auparavant a interdit aux citoyens iraniens d’entrer aux Etats-Unis, les accusant de terrorisme – devienne tout d’un coup un «ardent ami» des peuples révoltés d’Iran.
Pas surprenant non plus que Reza Pahlavi, le fils du shah détrôné (qui a passé ses dernières quatre années dans les boîtes de nuit et les casinos de Las Vegas), se prétende être au côté du mouvement ouvrier iranien et se permette de lancer un appel à la grève générale!
Si nous voulons que ce soulèvement, comme tant d’autres, ne s’éteigne pas comme une étincelle, mais qu’il perdure et aboutisse, il faut surmonter ses points faibles. La prise de la conscience historique, politique et de classe, ainsi que les capacités propres d’un mouvement collectif sont des facteurs déterminants dans la survie et la consolidation de celui-ci. D’où vient l’importance d’un leadership indépendant, organique et persistant. Non seulement dans sa loyauté envers les intérêts politiques et de classe des exploité·e·s, mais aussi dans la lutte contre les tentatives de manipulation.
Ceci n’est pas seulement une condition pour la structuration du leadership décentralisé actuel, mais aussi pour répondre à la nécessité d’intégrer les leçons des expériences du passé, ainsi qu’au développement d’une conscience politique de classe avec un programme articulé sur les intérêts des masses laborieuses.
Et maintenant?
Il est certain que ni la répression policière, ni la duperie démagogique et idéologique ne pourront être en mesure de dissimuler et de résoudre les contradictions existantes, ni colmater la brèche ouverte par ce soulèvement. Avec certitude on peut prédire que le prochain soulèvement ne mettra pas longtemps à venir.
«Les révolutions prolétariennes, par contre, comme celles du XIX° siècle, se critiquent elles-mêmes constamment, interrompent à chaque instant leur propre cours, reviennent sur ce qui semble déjà être accompli pour le recommencer à nouveau, raillent impitoyablement les hésitations, les faiblesses et les misères de leurs premières tentatives, paraissent n’abattre leur adversaire que pour lui permettre de puiser de nouvelles forces de la terre et de se redresser à nouveau formidable en face d’elles, reculent constamment à nouveau devant l’immensité infinie de leurs propres buts, jusqu’à ce que soit créée enfin la situation qui rende impossible tout retour en arrière, et que les circonstances elles-mêmes crient: c’est ici qu’est la rose, c’est ici qu’il faut danser »
Karl Marx (Le 18 brumaire de Louis Napoléon Bonaparte)
Les images de la répression brutale contre la jeunesse, les travailleurs et les femmes d’Iran ont provoqué une vague d’indignation dans le monde entier. Vu la lâcheté des opposants bourgeois-cléricaux «réformistes», et que le système dans sa totalité est défié par le bas, la route est maintenant ouverte, mais elle sera longue et difficile.
Il n’est pas difficile d’en discerner les raisons. Le régime a prouvé qu’il n’a aucune difficulté pour imposer une répression encore plus sauvage. Le régime iranien n’est pas seulement un régime capitaliste, mais c’est aussi un régime idéologique, organisé de façon fasciste, et il combattra pour survivre. Il a des forces militaires puissantes, ainsi qu’une milice paramilitaire bien organisée ayant des intérêts financiers propres très importants.
Il est difficile de prévoir ce qui se produira. Cependant, on peut être sûr que rien ne sera plus comme avant. Il s’agit donc d’une très importante, délicate et longue confrontation. Il est essentiel que celles et ceux qui luttent en Iran obtiennent un large et efficace soutien des forces de gauche, ainsi que des progressistes. La lutte pour la démocratie et les libertés civiles doit être une des dimensions de nos combats communs.
Notre association Solidarité Socialiste avec les Travailleurs en Iran (SSTI), en défendant les intérêts des travailleurs d’Iran, en maintenant une position ferme et constante, à la fois anti-impérialiste et d’opposition au régime, fera tout son possible pour étendre et relayer une grande campagne de soutien aux luttes du peuple iranien.
Nous cherchons à agir avec toutes les forces iraniennes et internationales qui partagent ces principes. Il n’est par contre pas possible de nous unir aux défenseurs de l’une ou de l’autre faction du régime, ni à ceux qui souhaitent la guerre ou des sanctions étrangères, dans l’espoir d’éviter ainsi un changement par le bas. Nous ne suspendrons pas nos critiques contre ceux qui tolèrent la guerre impérialiste ou les sanctions économiques, soit des mesures qui nuisent en premier lieu aux travailleurs et travailleuses, aux masses populaires d’Iran. (27 février 2018)
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