Par Celeste Murillo
et Andrea D’Atri
«Le socialiste qui n’est pas féministe manque d’envergure. La féministe qui n’est pas socialiste manque de stratégie.» Louise Kneeland
Le 8 mars 2017, des femmes du monde entier ont défilé dans les plus grands centres métropolitains. L’appel à une grève mondiale a ravivé la Journée internationale de la femme, longtemps reléguée à une formalité largement symbolique et festive pour un petit groupe de féministes et de gauchistes. Cette année 2017, des millions de personnes ont revendiqué cette journée comme la leur. Ils ont organisé des actions sur les lieux de travail et dans les écoles et ont assisté à des manifestations massives. Des manifestations, petites et grandes, ont eu lieu dans 50 pays à travers le monde, des Etats-Unis au Nigeria en passant par l’Indonésie.
La Gran Via de Madrid a été complètement fermée quelques heures avant le début des manifestations, et presque toutes les capitales européennes ont participé à ces mobilisations internationales. A Montevideo, en Uruguay, des milliers de personnes sont descendues dans la rue et il y a eu un arrêt de travail de six heures demandé par la confédération syndicale PIT-CNT.
Aux Etats-Unis, après les marches de femmes record du 21 janvier, qui ont mobilisé environ trois millions de personnes à travers le pays, il y a eu une recrudescence des manifestations le 8 mars 2017, ravivant une tradition longtemps perdue au cœur de l’impérialisme.
Même sans avoir lu les déclarations d’organisations féministes, de syndicats et de partis politiques, les femmes du monde entier ont exprimé leur rage contre la violence sexiste, les conditions de travail précaires qui les condamnent à la misère, l’inégalité «irrationnelle» qui les soumet à une position subalterne et la peur constante qui façonne l’existence des femmes.
En Argentine, cette fureur s’est traduite par une participation massive aux grèves, beaucoup plus importante que la bureaucratie syndicale ne l’avait voulu. Dans l’usine PepsiCo, les arrêts de travail ont commencé à 5 heures du matin, sur la base d’un vote d’une assemblée ouvrière convoquée par le conseil d’entreprise, qui s’oppose à la direction syndicale actuelle. A l’aéroport de Buenos Aires, les travailleuses et travailleurs des compagnies aériennes LATAM [issues de la fusion de compagnies chiliennes et brésiliennes] ont arrêté les services d’enregistrement, une fois de plus soutenues par des assemblées organisées par l’opposition à la direction syndicale. Des femmes de l’organisation des femmes socialistes Pan y Rosas (Pain et Roses) faisaient partie des structures d’opposition dans ces deux arrêts de travail, et avec d’autres collègues masculins et féminins, elles ont joué un rôle essentiel dans la lutte pour une grève le 8 mars. En outre, il y a eu d’innombrables arrêts de travail partiels et des manifestations dans les hôpitaux. Les enseignants ont également joué un rôle important, obligeant plusieurs syndicats à opter pour la grève au milieu d’une lutte entre les enseignant·e·s et les gouvernements, à l’échelle nationale et des Etats.
L’égalité en droit n’est pas l’égalité dans la vie
Quelle est l’explication de la reprise des manifestations de masse et des protestations le 8 mars? Nombreux sont ceux qui ont critiqué les manifestations, affirmant que les femmes ont déjà atteint l’égalité. La réalité est qu’avec la crise capitaliste en cours, il y a des contradictions de plus en plus profondes entre les droits qui ont été gagnés (du moins dans les pays impérialistes et certaines semi-colonies comme l’Uruguay, qui a légalisé l’avortement et le mariage homosexuel) et les conditions matérielles de la majorité des femmes, car les mesures d’austérité et les coupes affectent de larges secteurs de la population. Ces réalités économiques sont aggravées par une violence sexiste interminable, dont l’Etat et ses institutions sont complices.
Cependant, l’élargissement des droits a ouvert les yeux de millions de femmes et a élevé leurs aspirations à une vie meilleure. Les dures réalités auxquelles les femmes s’affrontent ont suscité un sentiment de rage. Après des décennies de néolibéralisme, la crise économique et toutes ses conséquences sociales démontrent de plus en plus clairement que «l’égalité en droit n’est pas l’égalité dans la vie».
Ces énormes manifestations du 8 mars ne sont pas apparues du jour au lendemain. Elles ont été précédées d’actions récentes dans le monde entier, y compris les mobilisations massives telles que celles faites sous le titre Ni Una Menos (en Argentine, au Chili, en Uruguay, au Pérou… «Pas une de moins») contre les fémicides en Argentine et ailleurs, qui [en Argentine] exigeaient que l’Etat alloue des fonds et prenne d’autres mesures pour prévenir les fémicides. Les grèves en Islande et en France contre l’écart de rémunération entre hommes et femmes; les manifestations sous des pluies torrentielles où des centaines de milliers de femmes ont mis en question la criminalisation de l’avortement en Pologne; et les protestations massives des femmes contre Trump aux Etats-Unis.
Le large soutien que ces protestations suscitent parmi les citoyens ordinaires est la preuve qu’elles expriment non seulement la demande pour les droits des femmes, mais aussi le mécontentement de millions de travailleurs, de travailleuses et d’étudiant·e·s face aux mesures d’austérité, aux coupes dans les dépenses sociales et les services publics ainsi que face à des conditions de travail précaires organisées par la classe capitaliste et les gouvernements qui ont forcé les travailleurs et travailleuses à payer pour la crise afin de maintenir leurs profits. Cette unité entre travailleurs/travailleuses et étudiant·e·s est la semence d’une alliance qui sera essentielle pour vaincre le patriarcat capitaliste.
Rien n’est accompli sans lutte
Cette nouvelle vague de mobilisation des femmes a un caractère international et plus radical, rompant avec des décennies d’hégémonie féministe libérale. Dans les années précédentes, il est devenu logique de penser que le libre choix individuel était l’horizon de l’émancipation, sans remettre en cause les démocraties capitalistes, sans remettre en question le fait que les droits acquis n’étaient accessibles, de facto, que pour un petit nombre de femmes.
D’après ce cadre dépolitisé et dépolitisant, l’émancipation des femmes se réduit simplement une question: gagner progressivement des droits au sein du régime politique existant. Une fois ces droits inscrits dans la loi, chaque femme sera individuellement responsable de la vie qu’elle «choisit» de vivre.
Le défaut de cette logique «réformiste» est la séparation entre la lutte pour les droits démocratiques et la lutte contre le système social et économique. En luttant pour les droits au sein de la démocratie bourgeoise sans remettre en question la structure capitaliste qui maintient le sexisme et en profite, le féminisme «réformiste» approuve implicitement ou explicitement le système, ce qui signifie le légitimer, lui qui assure reproduction sociale de la subordination des femmes. Ce «féminisme» ne tient pas compte du fait que ces droits sont inscrits de manière limitée, circonstancielle et temporelle dans le système social. Il ne tient pas compte du fait que bon nombre de ces droits ont été acquis à un moment où le capitalisme dans les pays impérialistes n’était pas en crise. Ce que les gouvernements capitalistes donnent d’une main, quand il y a de la prospérité, ils le prennent de l’autre quand se prolonge une crise et la politique qui l’accompagne.
Ce qui donne un caractère politique aux revendications des femmes, c’est de ne pas faire pression sur le Congrès et ce type d’institutions, ce qui est une voie vers la cooptation pour de nombreux secteurs du mouvement. Leur caractère politique vient plutôt du fait qu’ils découvrent la relation intrinsèque entre les droits fondamentaux qui nous sont encore refusés (comme le droit de ne pas être assassinées parce que nous sommes des femmes) et le système social fondé sur l’exploitation par une classe parasitaire de capitalistes.
Le discours libéral a transformé le féminisme, comme d’autres mouvements sociaux des opprimé·e·s, en quelque chose de si inoffensif qu’il pouvait être facilement repris par la droite. Ce féminisme libéral a privé le mouvement des femmes d’une critique sociale plus profonde et a ouvert les portes aux femmes de droite. Le fait qu’Ivanka Trump puisse être présentée comme une représentante du «féminisme conservateur» montre à quel point le féminisme libéral cauchemardesque est piégé. Les secteurs des classes dirigeantes n’ont aucun problème à soutenir que les femmes, les minorités ethniques et les personnes LGBT devraient avoir des positions de pouvoir dans la société capitaliste. C’est ainsi que Hillary Clinton s’est présentée aux élections, l’exemple le plus clair du féminisme impérialiste ou néolibéral.
Mais Clinton n’a pas réussi à convaincre suffisamment de femmes de voter pour elle afin de briser le «plafond de verre» et d’être une alternative efficace au candidat républicain, qui incarnait la misogynie moderne. Son féminisme «corporatif» est tombé à plat face aux problèmes touchant des millions de travailleuses, de salarié·e·s, de chômeurs et chômeuses, de Noirs et d’immigrant·e·s.
Aujourd’hui, le Parti démocrate espère profiter de la résurgence du mouvement des femmes à travers le monde pour se reconstruire après la défaite qui a été offerte à la droite. Ce n’est pas un hasard si de nombreuses femmes qui ont voulu organiser la grève internationale des femmes aux Etats-Unis ont mis en garde contre le danger que le Parti démocrate tente de tirer profit de cet énorme mouvement. Les démocrates espèrent se reconstruire après leur énorme défaite électorale et tentent en même temps de contrôler les aspects les plus radicaux du mouvement des femmes.
Le féminisme néolibéral en crise
Les Etats-Unis, en tant que puissance impérialiste la plus importante, ont exporté le féminisme libéral vers le reste du monde en imposant un ordre mondial néolibéral et des politiques correspondantes à l’égard des femmes dans les domaines de la santé, de l’éducation et du welfare, en utilisant le FMI et la Banque mondiale. Cela signifie que dans de nombreuses semi-colonies, ces organismes internationaux ont exigé que les pays créent des ministères du genre et de la sexualité. Ils ont même préconisé des lois pour mettre fin à la violence sexiste.
Cela a permis à l’Etat capitaliste de se laver les mains de sa responsabilité pour les conditions précaires auxquelles la plupart des femmes s’affrontent. L’un des exemples les plus emblématiques est celui du Mexique. Bien que de nombreuses lois visant à prévenir la violence sexiste aient été adoptées, l’Etat continue d’être complice de la violence à l’égard des femmes, en particulier des travailleuses de la zone frontalière (maquiladoras) et des immigrantes d’Amérique centrale qui se dirigent vers les Etats-Unis. Les Etats-Unis ont également diffusé l’idéologie féministe libérale par le biais d’organisations mondiales à but non lucratif (ONG internationale) et de l’exportation d’ouvrages universitaires états-uniens dans les collèges et les universités.
Ella Mahony de la revue Jacobin explique:
«C’est devenu axiomatique dans les espaces féministes de gauche qu’il y a un féminisme “néolibéral” contre lequel toutes les nouvelles formes de féminisme doivent se développer. Ce qui est moins souvent articulé, c’est le caractère politique et les origines de ce féminisme corporatif. Le principal catalyseur de la montée du féminisme néolibéral a été la lente asphyxie des alternatives politiques de gauche à partir des années 1980.»
Le féminisme libéral a commencé à montrer sa faiblesse dans son incapacité à combattre Trump. Comme nous l’avons vu lors des récentes mobilisations de femmes du monde entier qui contestent le mythe selon lequel nous sommes déjà parvenus à l’égalité, ainsi que dans les discussions suscitées par la défaite d’Hillary Clinton, le féminisme néolibéral est de plus en plus remis en question.
En ce sens, l’appel à construire un «féminisme des 99%» [face au dit 1%] est symptomatique d’une conscience en train de changer qui voit le lien entre le capitalisme et le patriarcat comme la source d’une grande partie des problèmes qui touchent la majorité des femmes.
La lutte contre le patriarcat doit être anticapitaliste
L’envie de relancer une alliance entre le mouvement des femmes et la classe ouvrière dans un pays comme les Etats-Unis parle des possibilités de renforcer une aile anticapitaliste au sein du nouveau mouvement des femmes. De même, en Argentine, au Chili et dans d’autres pays, la langue de l’anticapitalisme est entendue aux réunions du mouvement des femmes, dans leurs manifestes et dans leurs mobilisations.
Pour les socialistes révolutionnaires, la discussion sur l’anticapitalisme ouvre les portes à un débat fructueux sur la stratégie et le programme politique à mettre en œuvre contre le capitalisme patriarcal. Elle nous contraint à penser aux alliances que nous devons construire pour lutter pour notre émancipation et à la manière dont nous pourrions essayer de mobiliser la classe ouvrière pour répondre à ses besoins et exigences.
Imaginer un féminisme anticapitaliste nous oblige à nous interroger sur la question du sujet politique: sans les femmes travailleuses, qui constituent la moitié de la classe qui constitue l’immense majorité de la société, il n’y a pas d’avenir. Nous luttons pour que se constitue un mouvement de la classe ouvrière, un mouvement majoritaire, qui s’oppose aux droits des «quelques capitalistes» qui contrôlent nos vies. De plus, si ce n’est pas la classe ouvrière (femmes et hommes) qui brandit la bannière de l’émancipation des secteurs les plus opprimés, alors l’anticapitalisme devient un vœu pieux.
Cette alliance entre la classe ouvrière et les femmes qui luttent pour leurs droits remonte au XIXe et au début du XXe siècle, lorsque les femmes ont pu obtenir le droit de vote et lutter contre les guerres impérialistes. Les bolcheviks ont réussi à obtenir des droits inimaginables pour les femmes en amenant la classe ouvrière au pouvoir en 1917. Nombre des droits qui existaient en URSS, du moins au début du XXe siècle, n’ont pas encore été acquis dans divers pays capitalistes.
Depuis lors, cette alliance entre la classe ouvrière et les femmes a été annihilée de façon perverse par les classes dirigeantes, par la trahison des dirigeants syndicaux qui plongent la classe ouvrière dans le syndicalisme pro-entreprise, par la cooptation des mouvements sociaux dans l’Etat et leur fragmentation dépolitisée dans les organisations à but non lucratif.
Reconstruire l’alliance historique entre la classe ouvrière et le mouvement des femmes est une tâche centrale dans la reconstruction d’un véritable féminisme anticapitaliste. Ce n’est qu’en cas d’arrêt réel de la production et de la circulation des biens, du secteur des services et des communications que les personnes les plus précaires et marginalisées – les ménagères étant «cachées» dans des maisons individuelles, les femmes prostituées et toutes celles qui ne «comptent pour rien» dans ce système ignoble – pourront faire entendre leur voix, en écho, dans le silence. Cette alliance n’est pas acquise. Nous devons viser à la construire.
Construire cette alliance ne signifie pas négliger le sexisme au sein de la classe ouvrière. Certains secteurs de la gauche refusent de faire face aux préjugés des travailleurs, idéologies entre autres fomentées par les classes dirigeantes qui utilisent les institutions sous leur contrôle, comme les médias et les écoles. Ces secteurs refusent également de se mettre en première ligne de la lutte pour les droits démocratiques les plus élémentaires, arguant que le problème de l’oppression des femmes n’est qu’une expression de l’exploitation capitaliste.
En même temps, ce genre de réductionnisme de classe dégage les membres les plus conscients de la classe ouvrière et même leurs propres militants de toute responsabilité dans la reproduction du sexisme. Quand les travailleuses occupent les premières lignes de la lutte, comme les femmes chez PepsiCo et LATAM, cela crée de meilleures conditions pour lutter à la fois contre le sexisme au sein de la classe ouvrière, mais aussi contre le sexisme patronal. La lutte contre le réductionnisme de classe ne peut pas pousser le mouvement des femmes socialistes à l’extrême opposé, en reprenant en tant que telles des notions individualistes de sexisme qui assimilent le harcèlement verbal dans la rue au terrorisme parrainé par l’Etat contre les femmes.
La mobilisation massive des femmes à travers le monde donne une nouvelle pertinence au débat sur la voie que le mouvement des femmes doit suivre pour éviter de finir comme le mouvement des femmes des années 1970. D’une manière contradictoire, le mouvement a entraîné des triomphes partiels et l’élargissement des droits. D’autre part, le mouvement fut domestiqué et l’idée d’une transformation radicale du système capitaliste fut enterrée. Le mouvement actuel met ce débat sur la scène: le but ultime sera-t-il une résistance occasionnelle aux attaques de la droite, ou allons-nous finalement construire une stratégie pour gagner?
L’organisation internationaliste des femmes Pan y Rosas (Pain et Roses), dont les auteures de cet article sont membres, existe en Argentine, au Brésil, en Bolivie, au Chili, en Uruguay, au Mexique, Venezuela, en Espagne, France et Allemagne. Elle intervient activement et vise à construire ce nouveau mouvement de femmes dans les milieux de travail, les écoles et les universités, dans une perspective socialiste. Nous luttons pour que le mouvement des femmes s’enracine dans la classe des salarié·e·s et illustre des exemples du potentiel révolutionnaire de cette alliance.
Nos idées, notre programme et notre stratégie sont basés sur les leçons accumulées des générations précédentes de marxistes révolutionnaires. Nous croyons en un féminisme qui cherche à être un mouvement politique des masses, où la lutte pour les droits et libertés démocratiques est liée à une dénonciation de ce régime d’exploitation et de misère pour la majorité. Seul un mouvement qui cherche à vaincre ce système peut être réellement émancipateur. (Article publié dans Left Voice, le 27 février 2018; traduction A l’Encontre)
Celeste Murillo est active à Buenos Aires, Argentine et membre de «Pan y Rosas»; Andrea D’Atri est aussi active à Buenos Aires et membre de «Pan y Rosas».
Soyez le premier à commenter