Par Heba Saleh
Devant le magasin de bicyclettes du Caire où il travaille comme mécanicien, Ahmed déplore la flambée des prix et l’absence de clients dans le contexte d’une économie égyptienne frappée par la crise. «Les gens ont arrêté d’acheter et il n’y a pas autant de travail de réparation des bicyclettes», a déclaré ce père de trois adolescents, qui n’a pas voulu donner son nom de famille [la crainte face au régime dictatorial est plus que diffuse -réd.]. «Donc nous achetons moins de viande – c’est une ou deux fois par mois tout au plus», a-t-il ajouté, précisant que son modeste salaire n’avait pas réussi à faire face à la flambée du coût des produits de base. «Regardez le prix des œufs. Si je donnais un œuf à chaque enfant pour le petit-déjeuner, combien cela coûterait-il?»
Après trois dévaluations en 2022, la Banque centrale d’Egypte a laissé flotter la livre en janvier 2023 afin de satisfaire à une condition du FMI pour un prêt de 3 milliards de dollars, le quatrième «renflouement» depuis 2016 du pays par le Fonds. Cette mesure, associée à une pénurie de devises étrangères provoquant des carences de produits importés, a fait grimper l’inflation en flèche et infligé des difficultés encore plus grandes à des millions de familles pauvres.
La livre égyptienne a vu sa valeur divisée par deux par rapport au dollar, passant de 15,8 livres égyptiennes pour la devise américaine en mars 2022 à 30,50 livres cette semaine. L’inflation annuelle dans les zones urbaines a atteint 25,8% en janvier 2023, son niveau le plus élevé depuis cinq ans. L’inflation annuelle des prix alimentaires dans les zones urbaines a bondi de 48% en janvier.
La pénurie de dollars a été en partie provoquée par l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, ce qui a conduit les investisseurs financiers à retirer 20 milliards de dollars du pays. Cette situation s’est légèrement atténuée à la suite de la dévaluation [apparence de stabilisation de la devise], mais la crise du coût de la vie touche les Egyptiens et Egyptiennes de toutes les classes et pas seulement les pauvres comme le mécanicien Ahmed.
Inji, une homéopathe vivant dans un quartier huppé du Caire, qui n’a pas donné son nom de famille, évite de se rendre chez le dentiste pour économiser de l’argent et attend plutôt que son mal de dents disparaisse. «Si j’y vais, je devrai payer une radiographie et 400 livres pour le voyage aller-retour. Maintenant, je calcule chaque transport que je fais.»
Pour les Egyptiens, c’est un sinistre rappel de la dévaluation de 2016 [qui a marqué une certaine relance de mobilisation sociale] qui a été assortie à un programme de prêt de 12 milliards de dollars du FMI. L’inflation a grimpé en flèche jusqu’à 30% et des millions de personnes ont sombré dans la pauvreté. Sept ans plus tard, 60% des 105 millions d’Egyptiens et d’Egyptiennes peuvent être classés comme pauvres ou vulnérables, selon la Banque mondiale.
Les ramifications de la guerre en Ukraine ont mis en relief la faiblesse du modèle économique du pays depuis l’accord de 2016, selon des analystes. Les afflux d’«argent chaud» d’investisseurs financiers attirés par l’un des taux d’intérêt les plus élevés au monde pour la dette à court terme ont assuré, momentanément, la disponibilité de devises étrangères. Mais la sortie de ces fonds a créé une crise monétaire dans un pays qui dépend de manière vitale des importations de denrées alimentaires et d’autres biens.
Malgré les éloges de la communauté internationale pour les «réformes» qui faisaient partie de l’accord avec le FMI, comme la réduction des subventions à l’énergie, le secteur privé égyptien a stagné alors que le gouvernement a injecté des milliards dans des projets d’infrastructure, généralement supervisés par l’armée [plus exactement contrôlés en termes d’appropriation par elle -réd.].
Certaines de ces entreprises étaient nécessaires, mais d’autres ont été critiquées comme des projets de pur prestige, tels que la construction d’une nouvelle capitale en dehors du Caire. Les entreprises ont fait valoir que le rôle croissant de l’armée dans l’économie avait effrayé les investissements privés et étrangers, qui craignaient de concurrencer l’institution la plus puissante du pays.
Dans le cadre de son dernier accord avec le FMI, Le Caire mettra en œuvre des réformes visant à stimuler la participation du secteur privé. Une politique de propriété de l’Etat approuvée par le président Abdel Fattah al-Sissi définit les secteurs qui ne sont pas considérés comme stratégiques et dont l’Etat a entrepris de se retirer. La semaine dernière, le gouvernement a annoncé son intention de proposer des participations dans des dizaines d’entreprises publiques devant «subir» un processus de privatisation. Le FMI a également exigé une plus grande transparence et des rapports réguliers sur les finances et les paiements d’impôts des entreprises publiques et militaires.
Ce mois-ci, Sissi a déclaré que les entreprises appartenant à l’armée payaient leurs impôts et leurs redevances aux services publics et ne faisaient pas de concurrence déloyale au secteur privé. Il a également réitéré une affirmation antérieure selon laquelle toutes les entreprises pourraient être ouvertes à la participation du secteur privé.
«Nous soutenons depuis un certain temps qu’une étape cruciale pour débloquer une croissance plus rapide de la productivité et une croissance économique plus forte à long terme consistera à réduire l’empreinte de l’Etat et de l’armée dans l’économie», a déclaré James Swanston, économiste chez Capital Economics, une société de conseil basée à Londres. «Cela permettra une plus grande concurrence et attirera les investisseurs étrangers en Egypte, ce qui devrait permettre un transfert de technologies et de connaissances pour stimuler la croissance économique à plus long terme.» A court terme, cependant, l’inflation devrait encore augmenter, pour «culminer à environ 26 à 27% en glissement annuel, car l’impact des dévaluatinos antérieures de la livre continue de faire grimper l’inflation non alimentaire», a-t-il ajouté.
Pour atténuer les effets de l’inflation, le gouvernement a reporté la hausse des prix de l’électricité et étendu les programmes de protection sociale pour couvrir près d’un quart de la population.
Mais les Egyptiens et Egyptiennes déjà malmenés par les prix élevés craignent de faire face à une inflation encore plus forte. «Tous les prix ont augmenté, mais pas les revenus», a déclaré Robert Botros, un thérapeute familial, qui a ajouté que ses clients réduisaient leurs visites pour économiser de l’argent. Les frais de scolarité de ses enfants ont augmenté de 50% depuis le début de l’année scolaire en septembre. La famille a cessé de fréquenter les fast-foods pour limiter ses dépenses. «Je crains maintenant qu’ils augmentent le prix du carburant, ce qui va se répercuter sur tous les prix, à commencer par les fruits et légumes», a déclaré Robert Botros. «Je ne vois rien qui puisse me rassurer.» (Article publié par le Financial Times, le 16 février 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
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