La menace d’une guerre gréco-turque en Méditerranée orientale

Huit avions de chasse F16 grecs ont escorté deux bombardiers américains B-52 dans la région d’information de vol (FIR) d’Athènes et de Nicosie mercredi 16 septembre, a annoncé l’état-major grec. L’escorte a eu lieu à la demande de l’USEUCOM, le commandement européen des Etats-Unis.

Par Antonis Ntavanelos et Panos Petrou

Une guerre gréco-turque destructrice en Méditerranée orientale n’est pas l’issue la plus probable des affrontements dans la région, mais c’est un scénario dont les perspectives ont été récemment évoquées.

Dans les eaux situées au sud du complexe insulaire grec du Dodécanèse [archipel regroupant 160 îles, pour la plupart inhabités], au sud de l’île de Crète et autour de Chypre, les flottes de guerre des deux États se font constamment face. Tandis que de puissants navires de guerre américains et français sont en permanence présents dans les mêmes eaux. En même temps, des «initiatives» diplomatiques et géopolitiques sont à l’ordre du jour quotidiennement.

Les forces armées de la Grèce et de la Turquie sont en état de préparation au combat et les exercices militaires utilisant une véritable puissance de feu sont devenus très fréquents. Dans les médias des deux pays, il y a un défilé quotidien d’officiers vétérans et d’«intellectuels» nationalistes, qui tentent de formater l’opinion des populations des deux côtés de la mer Égée à la perspective paranoïaque d’une guerre totale.

Dans cette situation, la possibilité d’un «incident chaud» (c’est-à-dire un affrontement militaire bref et limité) constitue désormais une menace immédiate – soit comme un «accident», soit comme une «escalade» volontaire de part et d’autre. Le pire est la prolifération des voix en Grèce qui affirment qu’en cas d’«incident chaud», nous devrions éviter une politique de retenue et opter pour une généralisation fougueuse de la guerre «jusqu’à la victoire».

L’alliance internationale qui, pendant la guerre froide, était connue sous le nom de «camp occidental» a pris parti en faveur de la Grèce. Dans ses rangs, il existe différents niveaux de volonté d’affrontement direct avec la Turquie, mais il ne fait aucun doute que ces forces soutiennent les principales positions de l’État grec dans sa compétition avec la Turquie.

Les États-Unis, sous la direction de Donald Trump, ont signé l’accord pour une mise à niveau stratégique de la coopération militaire avec la Grèce. Cet accord prévoit une modernisation de la base militaire américaine de Souda (Crète) et l’établissement de nouvelles bases militaires de l’OTAN et des États-Unis en Grèce continentale. Selon le Département d’État, les États-Unis considèrent l’État grec comme un pilier stratégique dans l’«arc d’endiguement» contre la Russie et la Chine en Méditerranée orientale. L’ambassadeur américain très expérimenté et «hyperactif» à Athènes, Geoffrey Pyatt, a également fait cette affirmation à plusieurs reprises lors d’interventions publiques.

Il est impressionnant de constater que la signature de cet accord et la convergence générale avec la politique états-unienne ont été orchestrées déjà par le gouvernement d’Alexis Tsipras, en accord total avec le parti de droite la Nouvelle Démocratie.

L’Union européenne intensifie sa pression sur la Turquie, avertissant Erdogan que lors du prochain sommet du Conseil européen – les 24 et 25 septembre – elle pourrait décider de sanctions économiques et diplomatiques sérieuses à son encontre.

Les dirigeants allemands – qui assument la présidence de l’UE ce semestre, mais qui ont également d’importants investissements et activités industrielles au sein de l’économie turque – développent une orientation dite de «la carotte et du bâton» pour ce qui est de la position que l’UE devrait avoir à l’égard d’Erdogan. Ici, à Athènes, cette approche est présentée comme «hésitante» face à un affrontement nécessaire. Toutefois, depuis une semaine, des rumeurs semi-officielles laissent entendre qu’une négociation entre Mitsotakis et Erdogan serait du domaine du possible. Cela se jouera dans les jours à venir.

De l’autre côté, la France – sous la direction d’Emmanuel Macron – semble avoir franchi le Rubicon, ce qui provoque un délire d’excitation dans les médias grecs. La France a obtenu une base navale permanente à Chypre, le porte-avions «Charles de Gaulle» (navire amiral de la Marine française) «patrouille» dans la zone lors des moments les plus critiques. Macron a approuvé un programme d’armement massif pour l’État grec, qui comprend la livraison de navires de guerre de pointe (frégates Belharra) et celle d’avions de chasse Rafale.

Les forces euro-atlantiques affirment qu’avec cette politique elles défendent la paix en Méditerranée orientale.

Lors de la récente conférence des «7 de la Méditerranée» (France, Espagne-Pedro Sanchez, Italie-Giuseppe Conte, Portugal-Antonio Costa, Malte-Robert Abela, Chypre-Nikos Anastasiades et Grèce-Kyriakos Mitsotakis) à Ajaccio-Corse le 10 septembre, Macron a invoqué l’idée d’une «Pax Mediterranea», qui a été accueillie avec les acclamations du premier ministre grec Mitsotakis et avec une colère furieuse venant d’Ankara.

La «Pax» de Macron n’a que peu de rapport avec la liberté, l’égalité et la fraternité. Le lendemain de la pompeuse «Déclaration» d’Ajaccio, le camp de Moria à Lesbos a brûlé et les milliers de réfugié·e·s qui y étaient incarcérés – face à l’abjection raciste et à la menace du coronavirus – sont maintenus dans une situation désastreuse et le gouvernement cherche à imposer par la force la reconstitution d’un camp qui ne sera en fait que de détention. Personne n’est autorisé à oublier que la misère qui accable les réfugiés trouve ses racines dans l’accord raciste signé entre l’UE, la Turquie et la Grèce.

Cette «Pax» n’a que peu de rapport avec la démocratie, bien que les gouvernements représentés à Ajaccio puissent prétendre à un mandat démocratique lié à des élections. Le «programme» actuel de la Pax Mediterranea de Macron est promu sur le terrain par une alliance différente, celle de l’«axe» qui, avec la Grèce et Chypre, comprend l’État d’Israël et le régime dictatorial du général Sissi en Égypte. Après les derniers mouvements diplomatiques d’Israël [accord entre Israël et les Emirats arabes unis et Bahreïn], il est possible que cet «axe» s’élargisse, en incorporant certaines des monarchies les plus réactionnaires du monde arabe.

Kyriakos Mitsotakis, premier ministre grec, et Charles Michel, président du Conseil européen: des «négociations» pourraient commencer quand «la Turquie met fin à ses provocations» (15 septembre)

Enfin, la «Pax» de Macron n’est pas si «méditerranéenne». Au-delà de l’alignement militaire et diplomatique évident avec les États-Unis, il y a aussi l’aspect financier. La firme pétrolière française Total et l’italienne Eni, qui se sont empressées de s’engager dans le projet d’extraction des hydrocarbures de la Méditerranée orientale et dans le projet ambigu de construction du pipeline sous-marin de la Méditerranée orientale, opèrent sous la «coordination» (c’est-à-dire sous la supervision) de l’américaine Noble Energy, qui fait partie du géant multinational Chevron.

Telles sont les réalités qui se cachent derrière la démagogie bon marché sur la «paix en Méditerranée».

La rupture

Dans les années 1970, les relations gréco-turques sont arrivées au bord d’un affrontement militaire, après le coup d’État militaire [1974] orchestré par les Grecs à Chypre et l’invasion militaire turque qui a suivi et qui a conduit à la partition de l’île.

La chute de la junte militaire en Grèce (fin 1974), la crainte des dirigeants bourgeois quant aux conséquences dévastatrices d’une guerre totale et la pression exercée par l’Europe et les États-Unis afin de préserver l’unité de l’«aile sud-est» de l’OTAN ont annulé, à l’époque, cette perspective. Les classes dirigeantes des deux côtés de la mer Égée ont été forcées de se contenir dans un contexte de «coexistence compétitive», où deux «sous-impérialismes» se disputaient l’hégémonie régionale, mais limitaient leurs ambitions en fonction du contexte plus large.

Les développements récents sont le résultat de deux facteurs.

Le premier facteur, sous la direction d’Erdogan, il y a eu une rupture dans les relations de la Turquie avec l’État d’Israël, puis avec les États-Unis et le «camp occidental» en général. Après l’échec de la tentative de coup d’État de 2016, cette rupture est devenue plus évidente et elle produit déjà des résultats politiques et diplomatiques. Bien qu’il serait erroné de considérer cette évolution comme un fait définitif. La Turquie est un grand pays, elle occupe une place géographique cruciale, elle reste importante pour l’OTAN et les «changements» soudains de son orientation géopolitique ne sont pas rares dans son histoire.

Le deuxième facteur qui aide à comprendre la crise actuelle est la découverte de réserves d’hydrocarbures au fond de la Méditerranée orientale – dans les eaux israéliennes et égyptiennes d’abord, puis au large de Chypre et dernièrement au sud de la Crète. Le potentiel d’exploitation de ces réserves (un potentiel qui n’est toujours pas clair dans la plupart des cas) a fait apparaître la question des zones économiques exclusives (ZEE), c’est-à-dire des questions de droits souverains dans des eaux qui, jusqu’à présent, étaient traitées comme des eaux internationales.

C’est la combinaison de ces deux facteurs qui a donné vie à l’«axe» militaire/économique/diplomatique Israël-Chypre-Grèce-Égypte. Le projet de pipeline Eastern Mediterranean (East Med) conduit à une délimitation des ZEE en Méditerranée orientale qui divise la mer exclusivement entre les États membres de l’«axe». Ces derniers ont veillé à céder rapidement les droits de recherche, d’extraction et d’exploitation commerciale des hydrocarbures à un puissant consortium de transnationales américaines et européennes du secteur des combustibles fossiles. Pour ce projet, il est crucial de sauvegarder la continuité géographique entre les ZEE d’Israël, de Chypre et de la Grèce, afin que l’installation du pipeline gazier EastMed de 1900 km puisse se concrétiser. Pour ce faire, la Turquie doit être marginalisée en Méditerranée orientale et les droits d’autres pays comme la Palestine, le Liban et la Syrie doivent être sérieusement réduits.

Nous avons écrit à plusieurs reprises qu’il est extrêmement douteux qu’un tel plan puisse se concrétiser de manière pacifique.

La gauche radicale internationale est consciente de la nature réactionnaire et antidémocratique du régime d’Erdogan. Elle connaît ses attaques constantes contre les salarié·e·s, les militants kurdes, le mouvement social et les militants de gauche. La répulsion contre cette situation est justifiée et correcte. Mais il serait erroné de traiter le peuple turc comme une entité unifiée et impuissante, incapable de penser et d’agir par elle-même. Par exemple, des sondages en Turquie ont montré qu’une grande partie de la population était en désaccord avec la poursuite d’Erdogan pour transformer l’ex-basilique Sainte-Sophie en mosquée.

Mais pour ceux d’entre nous qui vivent dans les pays voisins, nos tâches sont plus complexes. Nous devons affronter «l’ennemi chez nous» et nous sommes obligés de lutter contre «notre» nationalisme dangereux.

Nombreux sont ceux qui n’adhèrent pas à la frénésie belliciste et ils espèrent qu’un affrontement militaire sera finalement évité grâce au droit international et aux institutions compétentes. Jusqu’à présent, il s’est avéré que c’était une illusion.

La Turquie n’a pas signé un grand nombre des accords internationaux qui régissent le droit de la mer. Mais aujourd’hui, réalisant le rapport de force négatif qui existe à son encontre et calculant que les exigences maximalistes de la Grèce ne peuvent pas tenir, elle promeut des initiatives qui puissent être traitées devant la Cour internationale de justice de La Haye. Mais elle exige des décisions pour toute la gamme des litiges entre la Grèce et la Turquie.

A l’inverse, la Grèce affirme que ses demandes sont fondées et justifiées par le droit international. Mais elle refuse de participer à toute procédure juridique internationale qui comprendrait des décisions sur des questions que l’État grec a «résolues» par des actions unilatérales (militarisation des îles de la mer Égée orientale, extension de sa souveraineté sur des îles et des rochers contestés, extension de son espace aérien à 10 miles, qui se trouve au-delà de ses eaux territoriales qui elles s’étendent à 6 miles). Dans le même temps, une partie de la bureaucratie étatique, sachant pertinemment que les revendications grecques concernant sa ZEE sont maximalistes, résiste à toute perspective de recours à la Cour internationale, avertissant que dans une telle procédure juridique, le résultat pourrait être un compromis «préjudiciable aux intérêts de la nation».

Cela signifie que l’affrontement se poursuit avec la méthode du «fait accompli» qui consiste à imposer unilatéralement des faits sur le terrain. Comme nous l’avons vu cet été, cette méthode implique la menace d’un «incident chaud», qui peut s’avérer difficile à contrôler et conduire à une guerre.

Histoire

Il est tragique et ironique que tout cela se produise 100 ans après la dernière guerre gréco-turque de 1918-1922, pour laquelle les deux peuples ont payé un lourd tribut.

À la fin de la Première Guerre mondiale, les grandes puissances de l’époque poussaient à la partition de l’Empire ottoman, encourageant ainsi le leader grec Eleftherios Venizelos à envahir l’Asie mineure. L’armée grecque s’enfonça en Anatolie, occupant des portions de terre à l’est de la côte et atteignant la périphérie de la capitale turque Ankara.

Mais lorsque les Anglais, les Français et les Italiens ont obtenu les annexions qu’ils cherchaient, ils se sont tournés vers une normalisation de leurs relations avec le nouveau régime turc de Kemal Ataturk, abandonnant leurs anciens alliés. L’effondrement de l’armée grecque a été immédiat. Lors de la contre-attaque turque, 1,5 million de Grécophones d’Asie Mineure ont quitté leurs foyers et se sont installés comme réfugiés en Grèce. Leur expérience tragique, à cause de cet aventurisme de l’armée grecque, a conduit à leur radicalisation: les réfugiés ont formé l’épine dorsale du mouvement ouvrier et de la gauche communiste durant les années 1930 et 1940.

Mais l’histoire fournit également un autre exemple instructif. En 1930, comprenant qu’une crise financière se profilait, Venizelos et Ataturk ont cosigné un accord de paix et de partenariat qui prévoyait la reconnaissance mutuelle des frontières existantes et une réduction des dépenses militaires. La modernisation capitaliste initiale dans les deux pays a été fondée sur une politique de paix et de coopération. En 1934, le belliciste Venizelos propose à Kemal Ataturk de se porter candidat au Prix Nobel de la paix…

Aujourd’hui, les deux pays sont confrontés à une grave crise économique et sociale. Au milieu d’une telle crise, la politique d’armement est absurde. Un affrontement militaire sera dévastateur pour tous les peuples, des deux côtés de la mer Égée, et pourtant il reste possible.

Prendre position contre la guerre, défendre la paix comme un bien majeur pour les masses populaires, rejeter unilatéralement les armements, rompre avec les alliances impérialistes sont des points irremplaçables du «programme» de toute politique émancipatrice. Dans la situation actuelle de crise climatique, cette politique anti-guerre doit se combiner avec le rejet de la stratégie extractiviste qui menace de nous envoyer à l’abattoir de la guerre comme chair à canon pour les profits du Big Oil. (Article envoyé par les auteurs le 18 septembre 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

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