Grèce. La crise, la défaite de la gauche, le gouvernement de droite

Kyriakos Mitsotakis lors de la Foire internationale de Thessalonique

Par Antonis Ntavanellos

Traditionnellement, lors de la Foire internationale de Thessalonique (FIT) [1], les gouvernements grecs présentent leurs programmes et leurs perspectives.

Cette année, Kyriakos Mitsotakis [2] était à l’honneur. Le leader ultra-libéral de Nouvelle Démocratie jouit toujours du confort de la victoire politique de son parti lors de l’élection du 7 juillet 2019. Nouvelle Démocratie (ND), avec 39,8% des voix, a élu 158 députés, remportant la majorité des 300 sièges du Parlement et donc la possibilité d’un gouvernement autonome [échappant à la nécessité d’une coalition]. Bien que la perspective de la défaite de Syriza et d’Alexis Tsipras ait été prévisible beaucoup plus tôt, un tel résultat était inimaginable un an auparavant, lorsque la majorité des analystes politiques avaient prédit la victoire de Mitsotakis et de la droite, mais pas une majorité parlementaire autonome pour ND. Cette question se concrétisait par la crainte d’une nouvelle période d’instabilité politique pour le capitalisme grec, éventuellement déclenchée par les difficultés de former un gouvernement de coalition de Nouvelle Démocratie avec l’un des petits partis, notamment avec le Mouvement pour le changement – KINAL –, le petit parti (8,1%) de Fofi Gennimatas [3], une survivance du PASOK d’Andreas Papandreou, jadis tout-puissant mais aujourd’hui effondré.

Lors des élections régionales [26 mai et 2 juin], ND a également remporté 12 des 13 régions du pays. La droite sort donc gagnante incontestée des épreuves électorales de la fin de la période de la gouvernance SYRIZA. L’événement a été accueilli favorablement par toutes les forces du système, qui ont rapidement oublié leur scepticisme sur les capacités de leadership de Kyriakos Mitsotakis et l’efficacité politique de son parti. Rappelons-nous que dans les sondages effectués pendant la tumultueuse année de 2015, ND, en recul plus modéré que le PASOK, avait sombré à 14% des intentions de vote, retenant seulement le noyau dur de la droite historique. Mais aujourd’hui tous les piliers du système saluent de concert «le retour à la normale». Un lecteur attentif fera le constat que ce qui est acclamé dans les pages de la presse bourgeoise «sérieuse» n’est pas la défaite d’Alexis Tsipras – nous démontrerons plus loin qu’on s’efforce de maintenir les perspectives du groupe dirigeant de SYRIZA – mais surtout la défaite du grand mouvement ouvrier et populaire des années 2010-13, qui a conduit à la victoire politique de SYRIZA en janvier 2015. Et, dans la foulée, la naissance d’une force populaire qui, lors du référendum de l’été 2015, réclamait à hauteur de 62% des voix (pour le NON) la fin immédiate de l’austérité et le renversement des contre-réformes néolibérales. Le mot d’ordre présent de «retour à la normale» dénonce justement la «folie» d’une époque où les gens d’en bas avaient espéré pouvoir gagner la bataille politique.

Le gouvernement de droite

Kyriakos Mitsotakis, lorsqu’il était en voie d’accéder au gouvernement, avait utilisé des slogans durs et le langage d’une droite revancharde. Il visait à transformer la défaite politique prévisible de SYRIZA en une défaite stratégique du mouvement ouvrier et de la résistance sociale, cherchant à dévaloriser toutes les idées, les méthodes et même les symboles des luttes populaires. De hauts responsables de Nouvelle Démocratie, tels les actuels ministres Adonis Georgiades et Makis Voridis, issus de l’aile d’extrême-droite du parti, avaient publiquement annoncé l’objectif d’une domination politique de la droite de la même ampleur que celle installée en Grèce après la guerre civile de 1944-1949.

Au cours des deux premiers mois du gouvernement Mitsotakis, des signaux alarmants ont été émis. La police, dirigée par l’ancien social-démocrate Michalis Chrisochoïdis, ami des services américains et très bien noté sous la gouvernance du PASOK pour sa contribution à la «lutte antiterroriste», a attaqué et évacué les squats de réfugiés. Puis elle a déclaré la guerre pour «appliquer l’ordre et la loi» dans le quartier d’Exarchia (à Athènes), lieu emblématique de l’activisme anarchiste, d’extrême gauche et du mouvement de la jeunesse. La ministre ultra-libérale de l’Education, Niki Kerameos, a inauguré son mandat en supprimant «l’asile», l’inviolabilité par la police des sites universitaires, une conquête du mouvement étudiant contre la dictature des colonels qu’aucun gouvernement n’avait jusqu’ici osé remettre en cause. Des cadres dirigeants du parti ND et des représentants du gouvernement parlent des réfugiés et migrants de manière absolument méprisante («déchets humains») légitimant ainsi les actes racistes. L’Eglise orthodoxe grecque a officiellement désigné une journée de «deuil» consacrée aux «enfants qui n’ont pas été nés», inaugurant la remise en question du droit à l’avortement légal et gratuit.

La lutte contre la répression, le racisme et contre l’offensive idéologique conservatrice de la droite constituera une première épreuve pour le mouvement populaire, dont l’issue se dessinera au cours des combats de cet automne.

Toutefois l’histoire de la lutte des classes en Grèce démontre que la répression, à elle seule, n’a jamais suffi à assurer la longévité d’un gouvernement. Le meilleur exemple en est celui du gouvernement de Konstantinos Mitsotakis qui, ayant lancé l’offensive néolibérale de 1989 avec le soutien inconditionnel de toutes les forces du système, a été finalement renversé en 1993, suite à un grand mouvement contre les privatisations, dont les occupations et les confrontations dynamiques dans Athènes n’étaient pas animées par l’extrême gauche ou les anarchistes mais par les travailleurs des banques, des transports et des télécommunications.

Kyriakos Mitsotakis, lors de la FIT de cette année, s’est montré conscient des risques auxquels il serait confronté à moyen terme. A la surprise de la majorité des analystes de presse, il a utilisé un langage «centriste», laissant ainsi de la place pour des négociations politiques et, si nécessaire, des «consensus plus larges». Il est clair que le message s’adressait à la fois au KINAL (Mouvement pour le changement) de Fofi Gennimatas et à SYRIZA d’Alexis Tsipras.

Au cœur de ce choix il y a la crainte des évolutions futures. Tout le monde a conscience que l’accord d’août 2018, entre Tsipras et les créanciers de la Grèce, celui d’une trompeuse «sortie des mémorandums»,  est basé sur le scénario le plus optimiste pour l’économie internationale. Interrogé à Thessalonique sur les conséquences d’un éventuel ralentissement économique international, l’ultralibéral Kyriakos Mitsotakis a écarté de ses conjectures une telle éventualité et a appelé de ses vœux un… virage néo-keynésien de l’UE, en évoquant à titre d’exemple la nécessité de modération des mesures d’austérité en Allemagne.

Certes, derrière de telles hésitations, derrière le langage apaisé de recherche d’un consensus, se profilent tous les choix inflexibles que la classe capitaliste exige de nos jours pour la Grèce:

• Mitsotakis a annoncé l’abrogation immédiate de toutes les restrictions en matière de protection de l’environnement et d’aménagement du territoire qui pourraient gêner les investisseurs, même les contraintes minimales en matière de santé et de sécurité des salarié·e·s, pour toute nouvelle entreprise. Au sein de ce faisceau de mesures, il faut souligner la «flexibilisation» des Conventions collectives permettant aux capitalistes de payer les salariés qualifiés, dans certaines régions ou secteurs, le salaire minimum légal (650 euros par mois) à la place du salaire conventionnel accordé pour ces catégories.

Opération Elliniko

• Annonce d’une accélération galopante des privatisations, à commencer par la conclusion de la vente au rabais d’un énorme terrain côtier, à Elliniko en Attique, au groupe privé immobilier Latsis [la Fondation Latsis Internationale a son siège à Genève], le bradage de l’aéroport d’Athènes, la privatisation de la société publique Greek Petroleum (qui contrôle une des plus grandes raffineries en Méditerranée), la privatisation de la Compagnie publique de gaz naturel. Encore, et ceci n’est un secret pour personne, le projet de privatisation de la grande société publique d’électricité est déjà en préparation, ce qu’aucun gouvernement n’avait jusqu’à présent osé.

• Sur la question brûlante de la fiscalité, Mitsotakis a annoncé une réduction immédiate de l’imposition des bénéfices des entreprises, de 28% aujourd’hui à 24% pour l’année en cours, puis à 20% en 2020, ainsi que des dividendes des actionnaires de 10% à 5%. C’est un cadeau important pour les capitalistes. En même temps les réductions d’impôts pour les simples citoyens seront négligeables. Mitsotakis a annoncé la réduction du taux d’imposition des particuliers, mais uniquement sur les 10’000 premiers euros de revenus, dont les 8648 sont déjà non imposables! Les taux de la TVA, l’impôt qui pèse sur la consommation populaire, resteront inchangés jusqu’à la fin de la période de quatre ans de son mandat.

La question de la taxe foncière spécifique, dite ENFIA, qui pèse fortement sur les charges du logement, est la question sur laquelle Nouvelle Démocratie souhaite fonder son alliance avec la classe moyenne. La réduction progressive de la taxe ENFIA, la cible étant sa réduction finale moyenne de 30%, bénéficiera aux propriétaires des biens d’une valeur élevée, alors que cette mesure n’apportera que des miettes au grand nombre des ménages populaires, qui devront s’acquitter d’une hausse du prix de l’électricité.

• Enfin, sur la question critique de la renégociation des «excédents budgétaires» fort élevés, puisque fixés à hauteur annuelle de 3,5% du PIB, accordés par Tsipras aux créanciers pour le remboursement de la dette publique, Mitsotakis a pris soin de revenir sur ses engagements préélectoraux. Il a reporté le traitement de la question à un avenir indéfini, soulignant qu’il avait l’intention de la remettre sur le tapis uniquement après accord des créanciers et en disant escompter à ce sujet sur le soutien de… Christine Lagarde, nouvelle patronne de la BCE.

Sans surprise, un tel programme a été très bien accueilli par la classe capitaliste. La presse a fait le diagnostic d’une démarche raisonnée, exempte des contradictions idéologiques auxquelles Tsipras était sujet.

Cependant de tels commentaires ne traduisent pas un enthousiasme quelconque ni même un optimisme face à une éventuelle «arrivée de la croissance». Le lendemain des annonces à la FIT le quotidien To Vima, propriété de l’oligarque V.Marinakis (ami de Mitsotakis), a publié un long article de Nikos Christodoulakis, ancien ministre des Finances de l’ancien gouvernement social-libéral de Kostas Simitis [1996-2004, ayant occupé des ministères depuis 1981]. L’ancien «tsar» de l’économie grecque a souligné que les «plaies» essentielles de l’économie grecque ne sont toujours pas traitées: le désinvestissement massif, le très fort pourcentage du chômage réel, la forte baisse de la demande intérieure. Dans ces conditions, écrit-il, seul un programme d’investissement public massif serait susceptible de renforcer la marche du pays vers la «croissance». Or, cela est exclu tant que la cible «insensée» d’excédents budgétaires à hauteur de 3,5% déterminera la politique fiscale et budgétaire. Par ailleurs, Nikos Christodoulakis a plaisanté à propos de «l’optimisme» de Mitsotakis, faisant remarquer que les seuls investissements dont il serait au courant sont des projets de production de médicaments opiacés en Grèce (au moment où le secteur est en crise aux Etats-Unis), ainsi que certains projets de «valorisation» touristique débridée des côtes grecques, menaçant de détruire la dernière «valeur» non entamée encore par la crise grecque. Nikos Christodoulakis a encore suggéré une autre éventualité néfaste: que la réduction de l’impôt sur le capital, associée à la levée des contrôles de capitaux, pourrait conduire à un nouveau cycle de fuite des capitaux à l’étranger et non à une augmentation des investissements privés. De son point de vue, qui n’est aucunement celui de la classe ouvrière, le social-libéral Nikos Christodoulakis est à bien des égards plus pertinent que ceux qui applaudissent Mitsotakis.

La crise et l’instabilité du capitalisme grec ne sont pas terminées. Le destin du gouvernement Mitsotakis sera donc écrit par la résistance ouvrière et populaire (un facteur que personne ne peut sous-estimer en Grèce), mais aussi par les développements économiques internationaux et leurs conséquences sur une économie locale qui reste gravement malade.

SYRIZA

Aussi surprenant que fut l’accès de Nouvelle Démocratie à une majorité parlementaire autonome, tout autant le fut l’obtention par SYRIZA de 31% des suffrages des électeurs.

L’origine de ce résultat est à rechercher du côté de la grande aversion d’une grande partie des travailleurs et de la population paupérisée pour Nouvelle Démocratie, et en particulier pour la famille Mitsotakis. A l’époque du pouvoir du PASOK, son leader Andreas Papandreou utilisait le slogan «Le peuple n’oublie pas ce que signifie la droite» pour renforcer et pérenniser son hégémonie politique. Si ce slogan véhicule de la démagogie et de la confusion, il traduit néanmoins une expérience historique: les lignes de démarcation au sein de la population grecque, creusées au cours du siècle dernier par deux longues dictatures et une guerre civile.

Beaucoup de personnes, appartenant même aux secteurs de l’espace radical politisé n’ayant rien à voir avec le parti d’Alexis Tsipras, ont voté pour SYRIZA «en se bouchant le nez» pour faire contrepoids à Mitsotakis. Mais quand bien même ceci explique le maintien des forces électorales de SYRIZA, ça ne dit absolument rien de ses perspectives politiques. Car la politique actuelle de Mitsotakis avance dans les sillons creusés par Tsipras, à savoir l’imposition du troisième mémorandum.

Sous le gouvernement SYRIZA, la vie des travailleurs et des couches populaires non seulement ne s’est pas améliorée, mais elle s’est davantage détériorée suite à la mise en œuvre du troisième mémorandum. La part des salaires et retraites en pourcentage du PIB a diminué, contrairement à la part des bénéfices du capital. Le salaire réel moyen de la classe ouvrière a diminué malgré l’augmentation du salaire minimum, et les rémunérations d’une partie croissante des salarié·e·s tendent vers le salaire minimum et pour des périodes plus longues de leur vie active. La baisse du chômage est un artifice, les statistiques écartant les centaines de milliers de jeunes forcés d’émigrer et faisant le silence sur l’énorme augmentation du nombre d’emplois précaires. Les privatisations ont été «légitimées» comme inévitables et ont été pour la première fois étendues aux secteurs dits stratégiques (ports, aéroports, grandes infrastructures publiques) épargnés jusqu’ici en grande partie. L’emploi dans le secteur public a diminué et s’est précarisé, avec toutes les conséquences dramatiques pour le fonctionnement des écoles et des hôpitaux publics. La loi Georgios Katrougalos [4] a posé les fondations de la privatisation complète du système public d’assurance.

Sous l’administration Trump (!), le gouvernement Tsipras a été le plus ouvertement pro-américain des gouvernements grecs depuis la chute de la dictature des colonels. Il a amplifié la nouvelle stratégie nationaliste grecque en Méditerranée orientale: «l’axe stratégique» avec l’Etat d’Israël et la dictature d’Egypte, la revalorisation technique et stratégique des bases militaires américaines en Grèce, la mise en œuvre de nouveaux projets d’armement conformément aux vœux du militarisme grec.

Les initiatives du gouvernement Tsipras ont ouvert la voie à Mitsotakis. En décourageant et en frustrant massivement les forces ouvrières et populaires, cette politique a fermé efficacement la fenêtre d’espoir historique ouverte en 2015, sans calculer que cela conduirait à une nouvelle victoire de la droite. La défaite politique de 7 juillet 2019 s’inscrit dans la continuité de la défaite politique de l’été 2015.

Tous ces éléments, au-delà de leur valeur d’interprétation des causes qui nous ont emmenés dans la situation actuelle, déterminent aussi les limites de la future «opposition» politique de Tsipras face à la droite. Les déclarations de SYRIZA, faites le lendemain des annonces gouvernementales à la FIT, étaient un monument d’embarras politique: SYRIZA accusait Mitsotakis de tirer profit des résultats positifs de la politique de Tsipras et de «se servir des acquis» de l’ère SYRIZA! Comment faire la critique de la politique des «excédents budgétaires» alors qu’elle a été mise en place grâce à la signature de SYRIZA? Comment critiquer de réduction de l’imposition du capital alors que c’est bien le gouvernement Tsipras qui l’a initiée? Comment remettre en question la flexibilisation des contrats de travail qu’il a lui-même instituée? Comment s’opposer aux privatisations?

Le projet politique de Tsipras est de conserver des forces électorales dans l’attente de l’usure politique de Mitsotakis. C’est sur cette spéculation que s’appuie l’achèvement du virage social-libéral, annoncé par le projet d’une «Alliance progressiste».

Tsipras, le 26 septembre, décrit les traits du nouveau SYRIZA

Lors de son congrès prochain, SYRIZA sera un tout «nouveau» parti. Dès à présent Alexis Tsipras parle d’e-SYRIZA, le parti électronique, indiquant la base pour la construction du nouveau pôle de bipartisme, une alternative de type «prêt-à-porter» à Kyriakos Mitsotakis, ayant pour modèles idéologiques Macron et Renzi.

Dans un tel contexte, toute voix à l’intérieur de SYRIZA se désignant «à gauche du groupe Tsipras» est vouée à la défaite humiliante et à la marginalisation. Le mécanisme de communication de Tsipras attaque déjà publiquement Panos Skourletis (secrétaire du parti), Nikos Voutsis (ancien président du Parlement), Nikolaos Filis (ancien ministre de l’Education, démis de ses fonctions suite à la demande de l’Eglise) et parfois même Euclide Tsakalotos (le ministre des Finances signataire du mémorandum, présenté comme une «tendance de gauche»). Mais toutes ces personnes n’appartiennent pas à la gauche radicale, car tous les militants de la gauche radicale, toutes nuances comprises, ont quitté SYRIZA pendant l’été de 2015. Les personnes restées à l’intérieur sont des vétérans du mouvement eurocommuniste et des partisans d’un réformisme «européiste», certains d’entre eux ayant du mal à se laisser écraser au sein d’une mutation pleinement social-démocrate, à l’ère de la soumission de la social-démocratie au néolibéralisme. Les attaques contre ces «dissidents» sont reproduites à volonté par les médias bourgeois, ce qui démontre que le projet pour un SYRIZA «nouveau, plus ouvert et élargi» imposé par le groupe Tsipras est soutenu par plusieurs forces du système néolibéral. Ces forces sont reconnaissantes à Tsipras pour ses services, l’instauration de la «paix sociale» et l’imposition du troisième mémorandum. Elles sont tout aussi conscientes que Mitsotakis pourrait connaître des revers politiques et qu’alors un «consensus plus large» serait utile à la stabilité du système.

L’enjeu est celui des perspectives d’un nouveau «système bipartite», en voie de construction. La Nouvelle Démocratie de Mitsotakis est toujours traitée avec hostilité par un grand nombre de travailleurs et de personnes pauvres (comme en témoignent les résultats des élections du 7 juillet dans les quartiers ouvriers), le nouveau SYRIZA d’Alexis Tsipras est encore loin de la stabilité et de la détermination de l’ancien PASOK de Papandreou et de Simitis. De plus, le capitalisme grec reste faible et envisage avec angoisse la perspective d’une nouvelle crise internationale.

C’est dans ce contexte et dans ces contradictions que la reconstruction nécessaire des forces de la gauche radicale sera mise à l’épreuve dans un proche avenir.

La gauche «au-delà» de SYRIZA

Les développements actuels peuvent prendre un sens seulement sous l’éclairage de l’échec de la gauche «au-delà» de SYRIZA.

Car c’est un fait (inscrit dans les résultats des élections du 7 juillet) que la gauche radicale, dans toutes ses versions, n’a pas été en mesure de construire une alternative crédible et rassembleuse face à la dérive néolibérale austéritaire de SYRIZA et à la menace du retour de la droite.

On peut en trouver des justifications. Les conditions sociales objectives sont devenues particulièrement difficiles, laissant de moins en moins de place à l’action politique des travailleurs et des jeunes. La frustration liée à la défaite de 2015 a joué un rôle paralysant. Une fois de plus dans l’histoire, les effets paralysants de la défaite ont eu un impact plus négatif sur celles et ceux qui se sont battus contre l’orientation qui a produit la défaite, et qui avaient mis en garde contre cette dérive.

Mais le débat sur les circonstances atténuantes n’a plus vraiment d’importance. Il faut se tourner vers les problèmes politiques se profilant, car c’est seulement en orientant le débat dans cette direction que la possible reconstruction se fera.

Les élections du 7 juillet étaient pour le KKE (Parti communiste de Grèce) une rare opportunité politique. Des centaines de milliers de personnes étaient prêtes et volontaires pour quitter SYRIZA. A sa gauche, il n’y avait pas de menace sérieuse, au contraire, des centaines de militants de sensibilités différentes ont étoffé ses listes de candidats. Le résultat (5,3%) n’a pas répondu aux attentes, en dépit des 10 ans de crise et de grandes luttes sociales. L’encastrement dans l’immobilisme révèle le conservatisme de sa ligne politique (évitement de toute initiative politique en le justifiant par des conditions encore pas assez «mûres») et le sectarisme de ses méthodes d’action, d’évitement de toute forme d’unité tant dans le mouvement qu’au niveau de la gauche politique. Pour la première fois depuis des années, les divergences au sein de la direction du KKE apparaissent dans le débat public. Entre ceux qui insistent sur la «résilience» du parti et ceux qui commencent à soutenir certaines «ouvertures» dans le but de revendiquer une influence plus large pour le parti.

ANTARSYA, qui avait rejeté pour la deuxième fois (après les élections de 2015) des propositions de coopération politique et électorale avec l’Unité Populaire (LAE), a sombré dans l’échec obtenant seulement 0,41% des voix. A l’intérieur de cette coalition, les tendances centrifuges sont devenues intenses. Il sera difficile de combler la divergence entre ceux qui insistent sur le caractère «frontal» d’ANTARSYA (principalement le Parti socialiste ouvrier – SEK) et ceux qui cherchent une voie vers «un nouveau parti communiste» (principalement le Courant de Nouvelle Gauche – NAR), notamment suite aux conflits et divisions déclarés aux niveaux local et régional.

Unité Populaire (LAE) a subi une défaite écrasante en obtenant seulement 0,28% des voix aux élections nationales, après le 0,6% obtenu aux élections européennes. C’est la fin d’un parcours et d’un projet inaugurés en 2015 par la scission de SYRIZA et le départ de la «plate-forme de gauche». La plus importante composante interne de LAE (le courant de gauche, dirigé par Panagiotis Lafazanis), assaillie par les difficultés politiques de la période 2015-2019, est revenue aux traditions «front-populistes» et à une vision centraliste des problèmes organisationnels et politiques avec la personnalité du chef pour pivot. Une vision héritée des années de sa constitution première à l’intérieur du KKE. Le problème essentiel du «front-populisme» dans la conjoncture actuelle de la Grèce est son approche «amicale» du nationalisme grec intégrée dans une stratégie de lutte supposée pour «l’indépendance nationale». Cette ligne politique a échoué. Elle a été condamnée à la fois par la majorité de celles et ceux qui ont suivi LAE en 2015, et aussi par celles et ceux qui recherchaient une alternative après leur désenchantement par SYRIZA.

Cet échec général crée dans tous les cas des conditions nouvelles. La reconstruction de la gauche radicale aura pour préalable une liaison nouvelle avec les mouvements de résistance sociale, sur les lieux de travail, dans le mouvement antifasciste-antiraciste, le mouvement des femmes, les actions contre l’extractivisme et la menace du changement climatique, ainsi que dans la mobilisation contre la répression, etc. La reconstruction consiste à rassembler des forces autour d’un cadre politique radicalement de gauche, et en même temps rassembleur, concret, incisif… En ce sens, la reconstruction est liée au renforcement d’une vision unitaire de l’action et du fonctionnement. Cette vision semble acquise pour un large secteur de militants. Une tendance qui s’est exprimée par les organisations de gauche radicale qui, il y a quelques semaines, ont rendu publiques leurs intentions, dans un texte commun signé par DEA (Gauche ouvrière internationaliste), ARAN (Reconstruction à gauche), «Confrontation», «Rencontre» [5].

La reconstruction de la gauche radicale en Grèce pourrait prendre du temps et nécessitera des efforts conscients et organisés. Mais il s’agit d’une affaire qui concerne de vraies ressources militantes (plus importantes peut-être que dans divers autres pays d’Europe), un potentiel qui a accumulé une expérience précieuse au cours des dernières années.

C’est cela qui nous permet d’espérer que, dans un avenir proche, nous pourrons de nouveau renvoyer des messages optimistes à nos camarades à l’échelle internationale. (Texte transmis par l’auteur et traduit pour A l’Encontre par Emmanuel Kosadinos)

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[1] C’est un «forum» d’hommes d’affaires, d’hommes politiques et d’invités internationaux, organisé tous les mois de septembre à Thessalonique, sur les développements économiques, politiques et géopolitiques. Ndt

[2] La famille Mitsotakis est l’une des grandes «familles» politiques en Grèce. Konstantinos Mitsotakis, le père du Premier ministre actuel, était membre de l’Union du Centre, qu’il avait quittée en 1965 pour rejoindre les intrigues politiques du roi. Selon le PASOK, cette «trahison» préparait l’imposition de la dictature en 1967. Après 1977, Mitsotakis a rejoint la droite et est devenu le chef de l’aile néolibérale de ND. Kyriakos Mitsotakis était un cadre d’importance moyenne des gouvernements de droite. Il est devenu le chef de ND en 2015, lorsque la victoire de SYRIZA a entraîné l’éviction de l’extrême droite d’Antonis Samaras et de l’aile de «droite populaire» de Kostas Karamanlis. Ndt

[3] Fille de Yorgos Gennimatas, cadre historique du PASOK. Elle est aujourd’hui à la tête d’un petit parti social-démocrate instable, le KINAL – Mouvement pour le changement – qui représente la continuation du PASOK alors qu’il est plus largement perçu comme un parti «de transition». Une grande partie de l’ancienne direction du PASOK est déjà passée à SYRIZA, une minorité d’anciens ministres ayant rejoint la ND. Ndt

[4] Georgios Katrougalos, ancien dirigeant du KKE, était le ministre du Travail de SYRIZA. L’instigateur d’une loi extrêmement néolibérale sur les retraites. Après le tollé général, il est passé vice-ministre des Affaires étrangères. Aujourd’hui il fait partie du cercle des dirigeants autour de Tsipras. Ndt

[5] DEA et ARAN ont agi au sein du LAE. «Confrontation» vient d’ANTARSYA, il s’agit principalement de la branche de jeunesse d’une scission anticapitaliste venant de NAR. «Rencontre» est composée de militants de la gauche radicale qui ont quitté SYRIZA en 2015 et qui n’ont jamais pris part à LAE. Ndt

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