
Par Gerry Shih, Cate Brown, Claire Parker et Karen DeYoung
JÉRUSALEM — L’année dernière, un groupe d’anciens responsables des services de renseignement et de la défense des Etats-Unis et de dirigeants du monde des affaires, travaillant en étroite collaboration avec Israël, a préparé une proposition visant à fournir une aide humanitaire à Gaza qui donnerait une solution aux allégations du gouvernement israélien selon lesquelles l’aide était détournée par le Hamas. [Ce qui s’inscrit dans la campagne du gouvernement israélien de démanteler l’UNRWA, au moins pour Gaza et la Cisjordanie – réd.]
Dans des documents internes non divulgués jusqu’à présent, le groupe a présenté en détail un modèle radicalement nouveau et ambitieux. Il prévoyait la création d’une organisation appelée Gaza Humanitarian Foundation (GHF, qui sera formellement créée en février 2025 à Genève) qui engagerait des mercenaires privés pour assurer la logistique et la sécurité d’une poignée de centres de distribution d’aide qui seraient construits dans le sud de Gaza. Dans le cadre de ce dispositif – qui remplacerait les réseaux de distribution d’aide existants coordonnés par les Nations unies – les civils palestiniens devraient se rendre dans ces centres et se soumettre à des contrôles d’identité pour recevoir des rations distribuées par des organisations non gouvernementales (ONG). A terme, selon le plan, les Palestiniens vivraient dans des complexes gardés pouvant accueillir jusqu’à plusieurs dizaines de milliers de non-combattants.
Mais dès novembre 2024, les documents montraient que les planificateurs anticipaient que la fondation (GHF) pourrait faire face à des questions potentiellement préjudiciables de la part du grand public concernant ses origines opaques, ses qualifications et sa légitimité morale. Ces inquiétudes quant à une éventuelle opposition semblent désormais prémonitoires, alors que de grandes agences humanitaires et des donateurs potentiels font marche arrière, que certains hauts responsables de l’armée israélienne remettent en question le plan. Y compris certaines personnes ayant participé à la planification initiale de la fondation prennent leurs distances avec le projet, invoquant des scrupules moraux quant à la possibilité qu’il permette le déplacement forcé de Palestiniens ou l’utilisation abusive de données biométriques.
L’opération d’aide de la GHF à Gaza devrait être lancée cette semaine [1]. Son succès et son fonctionnement auront des implications considérables pour les 2 millions de Palestiniens qui sont enfermés dans cette enclave de 360 km² et qui, selon les estimations de l’ONU, sont au bord de la famine. Depuis le 2 mars, Israël interdit l’entrée de presque toutes les denrées alimentaires et fournitures médicales à Gaza, et le cabinet de sécurité du Premier ministre Benyamin Netanyahou a voté le 4 mai pour n’autoriser la reprise de l’aide que selon un modèle similaire à celui de la GHF. Mais la fondation a eu du mal à convaincre les organisations humanitaires établies et les principaux donateurs de s’engager, les Nations unies et de nombreuses organisations humanitaires affirmant qu’elles ne peuvent pas coopérer avec un modèle qui viole leurs principes interdisant le contrôle des bénéficiaires de l’aide et qui pourrait ne pas permettre de nourrir correctement toute la population de Gaza.
***
La GHF n’étant pas encore opérationnelle, les autorités israéliennes ont autorisé cette semaine l’entrée d’une modeste quantité d’aide à Gaza en réponse à la pression internationale croissante. Dans le même temps, l’administration Trump a pris l’initiative de défendre la GHF et d’organiser des réunions avec des responsables de l’aide humanitaire dans l’espoir de parvenir à un compromis qui satisferait à la fois les organisations humanitaires et Israël, mais les négociations restent dans l’impasse.
A la suite d’entretiens avec des dirigeants et des consultants de la GHF, des responsables gouvernementaux israéliens et étrangers, ainsi que d’autres personnes proches de la fondation, et après avoir examiné des centaines de pages de documents internes confidentiels, le Washington Post a constaté que le projet se heurtait non seulement à des obstacles importants, mais que certains des obstacles potentiels avaient été anticipés par les planificateurs eux-mêmes [ce qui révèle en tant que tel le sens effectif du projet]:
- Dans un document confidentiel de 198 pages daté de novembre 2024, six mois avant qu’Israël et les Etats-Unis ne soutiennent publiquement la GHF, les responsables du projet ont reconnu qu’en tant qu’«entité entièrement nouvelle […] qui ne peut s’appuyer sur aucun projet ou résultat antérieur», la GHF devrait sélectionner avec soin des organisations humanitaires internationales et des dirigeants réputés «qui jouissent d’une crédibilité dans le monde humanitaire». Mais presque aucune des grandes agences des Nations unies ou des organisations humanitaires mentionnées dans les plans n’a accepté de coopérer.
- Bien qu’il ait été annoncé dans un communiqué de presse le 14 mai 2025, la GHF est en proie à la confusion et au doute. D’éminents dirigeants humanitaires que l’organisation présentait comme essentiels pour diriger ses efforts n’ont pas encore signé ou ont désavoué le projet, et les pays arabes et européens qui avaient été proposés comme bailleurs de fonds se sont retirés, soulevant des questions sur la manière dont la GHF allait trouver des fonds et des fournitures d’aide.
- Les documents de planification anticipaient le scepticisme de «l’opinion publique» et préparaient à l’avance des arguments au cas où la GHF serait confrontée à des accusations comparant ses centres de distribution alimentaire et ses zones de regroupement de population à des «camps de concentration avec biométrie» ou comparant l’organisation à Blackwater, une ancienne société mercenaire américaine impliquée dans des violences contre des civils en Irak [2].
- Même au plus haut niveau des Forces de défense israéliennes, des officiers supérieurs ont remis en question ce plan, selon des personnes proches des discussions internes. Bien que les officiers de l’armée israélienne s’accordent largement sur la nécessité de remédier au détournement présumé de l’aide, certaines personnes affirment que certains officiers se sont interrogés sur le risque que les longues files d’attente devant les centres de la GHF ne provoquent des bousculades, sur la manière dont les forces de sécurité privées opéreraient aux côtés de l’armée israélienne et sur la question de savoir si ce plan servait un objectif politique plus large d’occupation de Gaza.
De nombreuses personnes citées dans cet article ont souhaité garder l’anonymat afin de pouvoir mentionner les divers éléments de la planification et les échanges confidentiels s’y rapportant.
***
En réponse aux questions du Washington Post, un porte-parole de la GHF a déclaré que la fondation avait déjà obtenu 100 millions de dollars d’un donateur dont l’identité n’a pas été révélée et qu’il s’agissait d’un «accomplissement remarquable» pour la fondation qui est passée «d’une idée à l’approbation, puis à la distribution de nourriture aux personnes qui ont faim».
Les premiers documents de planification ne reflètent pas nécessairement la pensée ou la mission de la fondation, qui a été créée plus récemment et fonctionne comme une entité indépendante, a déclaré le porte-parole. La fondation n’envisage pas de construire des «zones de résidences» ni de sélectionner les bénéficiaires de l’aide dans le cadre de ses plans actuels, a-t-il ajouté.
«La GHF ne participera ni ne soutiendra jamais aucune forme de déplacement forcé de civils», a déclaré son porte-parole.
Depuis le début de la guerre à Gaza, Israël soutient que le système de distribution de l’aide qui existait auparavant, qui reposait sur les agences des Nations unies et un réseau coordonné d’ONG pour transporter et distribuer l’aide dans des centaines d’endroits autour de Gaza, doit être réformé. S’appuyant sur des évaluations des services de renseignement, les responsables israéliens affirment que le Hamas a généré des centaines de millions de dollars en saisissant des convois et en revendant des marchandises. Mais Israël n’a jamais présenté de preuves, ni publiquement ni en privé,aux organisations humanitaires ou aux responsables gouvernementaux occidentaux pour étayer ses affirmations selon lesquelles le Hamas aurait systématiquement volé l’aide acheminée à Gaza, du moins dans le cadre du système des Nations unies, selon des entretiens avec plus d’une douzaine de responsables humanitaires et plusieurs responsables occidentaux actuels et anciens.
Cinq personnes ayant participé au processus de planification qui a abouti à la création de la GHF ont rappelé lors d’entretiens qu’elles avaient initialement convenu qu’il était important d’élaborer un modèle de distribution de l’aide à Gaza qui serait soutenu par Israël, mais qu’elles avaient finalement émis des réserves d’ordre éthique. Dans chaque cas, ces personnes ont déclaré qu’elles étaient mal à l’aise avec un modèle militarisé qui déployait des forces de sécurité privées et contrôlait les bénéficiaires de l’aide à l’aide de technologies biométriques et éventuellement de reconnaissance faciale [3]. Elles estimaient également que le projet de ne construire que quatre sites de distribution dans le sud de Gaza obligerait les civils à voyager pendant des heures pour les atteindre, voire faciliterait la campagne militaire israélienne visant à pousser la population de Gaza vers le sud, une tactique qui pourrait constituer un déplacement forcé, un crime de guerre.
«Il faut se poser la question suivante: en vous engageant, permettez-vous à Israël de pousser les gens vers le sud?» [4], a déclaré une personne consultée au sujet des plans de la GHF et qui a souhaité garder l’anonymat afin de préserver ses relations avec les personnes impliquées. De nombreuses organisations humanitaires souhaitent soutenir les efforts visant à nourrir les civils, mais estiment que le modèle de la GHF s’oppose à leurs propres principes, a ajouté cette personne: «Il était évident qu’il serait difficile de convaincre les humanitaires d’accepter une sécurité privée armée.»
Un porte-parole du GHF a déclaré que la fondation faisait désormais pression sur Israël pour qu’il autorise la création de centres supplémentaires et permette à la GHF de venir en aide aux civils dans toute la bande de Gaza. «Il n’y a aucune limite au nombre de sites que la GHF peut ouvrir, ni à leur emplacement», a déclaré ce porte-parole. «Nous prévoyons d’ouvrir quatre sites d’ici la fin du mois et nous planifions activement la création de sites supplémentaires dans toute la bande de Gaza.»
Les prestataires de la GHF ont commencé la construction des centres et son personnel armé est déjà arrivé en Israël. On ne sait toujours pas qui fournira et distribuera l’aide. [Voir à ce sujet l’article, intitulé «L’armée israélienne prépare sa «base de distribution» à Gaza» publié sur ce site dans le dossier en date du 14 mai.]
***

«L’armée supervisera le transfert de centaines de milliers de Palestiniens vers des zones désignées. Actuellement, environ 700 000 personnes se trouvent dans la zone d’al-Mawasi, dans le sud de Gaza, dont environ la moitié sont arrivées récemment de Rafah. Un million d’autres habitants se trouvent toujours dans le nord de Gaza et seront poussés vers le sud, en direction de la ville de Gaza. On s’attend à ce que 350 000 personnes supplémentaires soient concentrées dans les camps de réfugiés du centre de Gaza, en particulier à Deir al-Balah. (Haaretz, 25 mai)
Plusieurs responsables d’organisations humanitaires non gouvernementales ont déclaré que la question de la «rétrocession» par les Etats-Unis de l’aide alimentaire et d’autres articles, précédemment achetés par eux avec des fonds de l’aide américaine destinés à Gaza mais qui n’ont pas encore été distribués en raison du blocus israélien, avait été soulevée lors de discussions avec des responsables américains. Cette aide rétrocédée pourrait être distribuée par la GHF en plus des marchandises qui avaient été fournies directement par l’Agence américaine pour le développement international (USAid) mais qui n’avaient pas encore été distribuées.
[…] A la fin de l’année 2023, l’unité du ministère israélien de la Défense chargée de gérer l’aide à Gaza, la Coordination des activités gouvernementales dans les territoires (COGAT), a commencé à élaborer des plans pour créer des «bulles humanitaires» qui confineraient les civils palestiniens dans des zones sécurisées pendant que l’armée israélienne combattrait les militants du Hamas à l’extérieur.
Même si les premières étapes de la planification ont été menées par l’armée israélienne, deux investisseurs israéliens dans le domaine des technologies ont joué un rôle influent dans l’évolution des discussions, selon six personnes israéliennes et américaines proches des origines de la GHF. L’un d’eux était Liran Tancman, entrepreneur et réserviste dans l’unité de renseignement 8200 de l’armée israélienne, qui a préconisé l’utilisation de systèmes d’identification biométrique à l’extérieur des centres de distribution afin de contrôler les civils palestiniens. L’autre était Michael Eisenberg, un capital-risqueur américano-israélien qui affirmait que les réseaux de distribution de l’aide humanitaire de l’ONU soutenaient le Hamas et devaient être réorganisés. Liran Tancman n’a pas répondu aux messages du Washington Post lui demandant de commenter. Michael Eisenberg a refusé de commenter.
A la mi-2024, des responsables israéliens ont fait part de leurs plans à un groupe de consultants états-uniens du secteur privé dirigé par Phil Reilly, un ancien officier paramilitaire de la CIA et ancien chef de station de l’agence en Afghanistan [voir note 1]. Selon cinq des personnes israéliennes et américaines interrogées, le groupe de Reilly a pris en charge la planification et a décidé qu’une nouvelle société dirigée par Reilly, baptisée Safe Reach Solutions (SRS), serait le futur sous-traitant chargé d’assurer la sécurité et la logistique des centres. Liran Tancman, basé à Tel-Aviv, a souvent servi d’intermédiaire entre les dirigeants américains et les responsables israéliens.
En novembre 2024, la Gaza Humanitarian Foundation prenait forme. L’un des documents consultés par le Washington Post, un résumé préparé pour le think tank israélien Tachlith, ne précisait pas les détails de l’aide qui serait distribuée, cette tâche étant confiée aux ONG signataires. Le plan se concentrait plutôt sur le nombre d’agents de sécurité, d’armes et de véhicules blindés nécessaires, la conception des systèmes de communication et les schémas de base de quatre centres de distribution où les civils pourraient venir chercher l’aide. Le plan prévoyait la construction d’un centre d’opérations à distance qui surveillerait les activités à Gaza 24 heures sur 24 à l’aide de caméras et de drones et, dans sa phase finale, la création de «zones d’habitation» gardées, baptisées «zones de transition humanitaire», où vivraient les Gazaouis.
Les planificateurs ont écrit qu’il était important de garantir aux Gazaouis qu’ils pourraient finalement retourner chez eux une fois que la sécurité serait rétablie, et ont dressé des listes d’influenceurs Instagram et X du monde arabe que la GHF devrait cultiver dans le cadre d’une campagne sur les réseaux sociaux visant à rallier le soutien populaire au projet. Afin d’obtenir un soutien diplomatique, le plan proposait que la GHF courtise des pays occidentaux tels que l’Allemagne et «persuade la France» – qui s’est montrée relativement critique à l’égard d’Israël – «de ne pas s’ingérer politiquement dans les opérations à Gaza et celles de la GHF au cours de l’année à venir». [Pour ce qui est du gouvernement helvétique, l’effort de persuasion du gouvernement Netanyahou n’a pas dû être accentué tant l’écoute était réceptive – réd.]
Les planificateurs ont également cherché à minimiser leurs liens avec le gouvernement israélien.
Bien qu’ils aient bénéficié d’un «partenariat solide» avec des responsables israéliens et obtenu des informations de l’armée et des services de renseignement israéliens, le document indiquait que la GHF devait éviter d’apparaître comme un «pantin (mandataire) du gouvernement israélien», mais se tenir prête à répondre à des questions sur la manière dont «une ONG inconnue jusqu’alors avait obtenu des autorisations exceptionnelles du gouvernement israélien»! Toute perception d’un contrôle israélien pourrait «dissuader» la collaboration, indiquait le document.
***
En février dernier 2025, c’est une agence israélienne, le COGAT, qui a contacté pour la première fois les ONG afin de leur présenter l’idée de ces nouveaux sites privés. Les employés de l’ONU et des ONG qui ont rencontré le COGAT ont décrit la position israélienne comme courtoise mais ferme, laissant entendre que le nouveau modèle avait déjà été décidé. «Nous pensions qu’il s’agissait d’une négociation et on nous a dit qu’il était possible d’écouter nos préoccupations», se souvient un responsable de l’ONU. «Mais il s’est avéré que c’était: “C’est comme ça que ça va se passer”.»
Alors que la résistance des ONG s’intensifiait, certains Israéliens impliqués dans le projet ont fait valoir en privé que ce sont les Etats-Unis, plutôt qu’Israël, qui devraient jouer un rôle central dans la promotion de la GHF, et ils ont été soulagés lorsque l’administration Trump s’est engagée à le faire, a déclaré une personne proche du processus de planification. En public, les responsables israéliens ont minimisé l’implication d’Israël. Les centres de distribution «seront gérés par le fonds et dirigés par les Etats-Unis», a déclaré aux journalistes l’ambassadeur israélien auprès des Nations unies, Danny Danon.
Le 9 mai, Mike Huckabee, l’ambassadeur des Etats-Unis en Israël, a annoncé aux médias qu’une nouvelle initiative, qu’il a décrite comme une initiative états-unienne n’impliquant pas Israël, allait commencer à fournir de l’aide à Gaza. Dans le même temps, Aryeh Lightstone, un responsable états-unien qui travaille désormais avec l’envoyé spécial de Trump, Steve Witkoff, et qui a été l’assistant de l’ancien ambassadeur américain en Israël, David Friedman, a contribué à organiser des réunions avec des responsables d’ONG afin de répondre aux questions sur la faisabilité et l’éthique de la GHF.
Pressés par des responsables de l’ONU lors d’une réunion tenue le 14 mai à Tel-Aviv, Aryeh Lightstone et David Burke, directeur général de la GHF, «ont admis qu’ils n’avaient pas de plan», mais qu’«ils subissaient des pressions de la part du président [Trump] pour produire quelque chose», a déclaré un responsable de l’ONU informé de la réunion.
Les responsables humanitaires qui ont assisté aux réunions ont déclaré que Burke et Lightstone avaient pris leurs distances par rapport à certains aspects controversés du modèle présenté par les responsables israéliens aux organisations humanitaires et officiellement approuvé par Israël le 4 mai. Ils ont promis que la GHF ne fournirait pas au gouvernement israélien les données biométriques des Palestiniens qui viendraient récupérer l’aide et se sont engagés à ajouter deux centres de distribution supplémentaires dans le nord de Gaza, sans préciser quand.
Une personne qui a participé à la mise en place de la GHF a accusé les Nations unies de ne pas coopérer et a déclaré que ses responsables étaient plus intéressés par attaquer Israël que par nourrir les Gazaouis. «Ils préfèrent laisser la nourriture se gâter», a déclaré cette personne.
Un lancement difficile
Après l’annonce de la création de la GHF le 14 mai en tant qu’organisation à but non lucratif enregistrée en Suisse, Israël et les Etats-Unis ont publiquement soutenu le projet. Mais en coulisses, selon des personnes proches de la GHF, le déploiement a été précipité et chaotique, et l’organisation a semblé exagérer son soutien afin de convaincre les partisans réticents.
Des responsables israéliens et des personnes proches de la GHF ont fait savoir que des organisations humanitaires de premier plan telles que World Central Kitchen et les Nations unies s’étaient jointes à l’initiative, alors que ces organisations ont rapidement publié des communiqués démentant cette information.
Un membre du conseil consultatif de la GHF a rappelé que Phil Reilly, l’ancien responsable de la CIA qui a dirigé le processus de planification mais qui n’a pas déclaré publiquement son affiliation à la GHF, l’avait contacté il y a environ trois semaines pour lui dire que le projet avançait. «Tout s’est mis en place relativement rapidement, au cours des sept à dix derniers jours, je dirais», a déclaré mardi 20 mai ce membre du conseil. Phil Reilly n’a pas répondu aux demandes de commentaires.
Dans des notes de service qu’elle a diffusées, la GHF a présenté David Beasley, ancien gouverneur de Caroline du Sud et directeur du Programme alimentaire mondial lauréat du prix Nobel de la paix, comme un conseiller potentiel. Mais David Beasley reste indécis et se pose de nombreuses questions sur le projet, auxquelles Israël et les Etats-Unis n’ont pas répondu, a déclaré au Washington Post une personne proche de David Beasley. Ce dernier n’a pas répondu aux demandes de commentaires.
«S’il dit que cela ne fonctionnera pas, on ne pourra pas passer outre», a déclaré cette personne. «Il a une crédibilité qu’il ne veut pas perdre.» Le plan, a ajouté cette personne, «semble évoluer d’heure en heure. Quel est le plan? Qu’est-ce que cette fondation exactement? Qui la finance?»
Les questions relatives au financement restent sans réponse. L’un des principaux bailleurs de fonds figurant dans les documents de planification de la fondation, les Emirats arabes unis, a jusqu’à présent refusé de signer, tandis que cette semaine, plus de 20 pays d’Europe et d’Asie, dont des donateurs potentiels tels que l’Allemagne, la Grande-Bretagne et l’Union européenne, ont publié une déclaration critiquant le plan de la GHF [5].
Divisions au sein de l’armée
Même au sein des services de sécurité israéliens, des questions ont été soulevées quant à la faisabilité du plan et à ses implications stratégiques et juridiques. Selon des responsables actuels et anciens de l’armée israélienne, depuis l’année dernière, l’armée est profondément divisée sur la question de savoir s’il faut occuper Gaza, ce qui obligerait Israël à prendre en charge les civils en vertu du droit international, se retirer de l’enclave ou opter pour une solution, comme la GHF, qui permettrait à Israël de contrôler le territoire tout en transférant la responsabilité des civils palestiniens à une tierce partie.
Pas plus tard qu’à la mi-mai, le chef d’état-major de l’armée israélienne, le lieutenant-général Eyal Zamir, a admis lors de conversations privées qu’il ne savait pas exactement quelles seraient les responsabilités respectives des prestataires états-uniens et de l’armée israélienne, mais qu’il restait déterminé à mettre en œuvre le plan approuvé par les dirigeants civils israéliens. D’autres officiers supervisant Gaza ont remis en question le rôle des parties extérieures dans l’effort d’aide, ont déclaré des personnes proches du dossier.
Ces derniers jours, l’armée israélienne et la GHF ont convenu que les troupes israéliennes ne seraient pas positionnées à moins de 300 mètres des centres, a déclaré une autre personne.
Un ancien responsable militaire israélien qui a participé à l’élaboration du plan a reconnu l’existence de profondes divisions au sein de l’armée et a critiqué les officiers de l’armée israélienne qui, selon lui, «voulaient voir le plan échouer» pour des raisons idéologiques.
«Il y a malheureusement des gens au sein de l’armée israélienne qui ne veulent pas que cela fonctionne et préfèrent que la situation reste telle qu’elle est», a déclaré l’ancien responsable militaire, faisant référence au système de distribution mis en place par l’ONU. «Mais les gens doivent comprendre que c’est le plan. Il est en cours de préparation. Il a été décidé par le cabinet.»
Tamir Hayman, ancien chef des services de renseignement militaire israéliens qui a été informé des plans, a déclaré qu’aucun des deux scénarios envisagés dans le plan de la GHF n’était réalisable. Exiger des Gazaouis qu’ils parcourent de longues distances pour se rendre à un centre de distribution afin de récupérer un sac de nourriture de 20 kg plusieurs fois par semaine «fonctionnerait peut-être sur un terrain de golf, mais pas à Gaza», a déclaré Tamir Hayman, qui dirige aujourd’hui l’Institut d’études sur la sécurité nationale, un think tank. Il a également rejeté l’idée de créer des zones d’habitation semi-permanentes: «Mis à part les questions humanitaires et morales, le simple fait de transférer des personnes vers un lieu permanent représente un énorme transfert de personnes qui ont déjà été déplacées au moins une fois. Cela ne fonctionnera pas.» (Enquête publiée par le Washington Post le 24 mai 2025; traduction rédaction A l’Encontre)
Brown et DeYoung ont enquêté depuis Washington. Tim Carman, à Washington, a contribué à cet article. (Titre de la rédaction d’Alencontre)
_________
[1] Yaniv Kubovich, dans Haaretz du 25 mai, écrit: «A partir de lundi [26 mai], une entreprise américaine commencera à distribuer de l’aide humanitaire dans l’enclave afin de contourner le Hamas. Trois centres de distribution ont été mis en place pour la population d’al-Mawasi, dans le sud de la région de Tel al-Sultan. Un autre centre d’aide est prévu près de la ville de Gaza […] Le personnel de l’entreprise américaine se chargera directement de la distribution, tandis que les soldats de l’armée israélienne resteront à plusieurs dizaines de mètres derrière eux pour sécuriser l’opération et empêcher tout pillage ou perturbation par le Hamas ou des civils.» Le lundi 26 mai, Liza Rozovsky, dans Haaretz, écrivait: «Le PDG de la Gaza Humanitarian Foundation, Jake Wood, a démissionné lundi, quelques semaines seulement après avoir pris ses fonctions, affirmant que le plan d’aide israélo-américain pour Gaza ne pouvait être mis en œuvre «tout en respectant les principes humanitaires d’humanité, de neutralité, d’impartialité et d’indépendance». Sa démission intervient alors que le conseil d’administration de la fondation s’est engagé à poursuivre l’acheminement de l’aide et a implicitement critiqué l’ONU, qui a vivement condamné ce plan.» (Réd. A l’Encontre)
[2] Dans Haaretz du 22 mai 2025, Ben Samuels écrit: «Deux sociétés peu connues, la société de logistique Safe Reach Solutions (SRS) et la société de sécurité privée UG Solutions, aideront publiquement la Gaza Humanitarian Foundation(GHF) […]
»Le PDG de SRS, Phil Reilly, a passé 29 ans à la CIA, notamment en tant que chef de station en Afghanistan, et a servi auparavant dans les forces spéciales de l’armée américaine. Reilly a joué un rôle majeur dans la traque d’Oussama Ben Laden et a récemment fait l’objet d’un documentaire Netflix sur le sujet.
»Phil Reilly a également occupé le poste de vice-président senior des activités spéciales chez Constellis, une société militaire privée créée après la fusion d’Academi avec une autre société de sécurité privée, Triple Canopy. Academi est l’ancienne Blackwater, sans doute l’exemple le plus notoire de société de sécurité privée ayant recouru à la force de manière abusive dans une zone de guerre, après être devenue célèbre à la suite d’un massacre commis par ses employés en Irak en 2007.
»Joe L’Etoile, planificateur en chef de SRS, a quant à lui dirigé la Close Combat Lethality Task Force (groupe de travail sur la létalité en combat rapproché) du département américain de la Défense de 2017 à 2020 [sous Trump]. Kevin Sullivan, directeur principal des opérations, est également un sergent-major de l’armée américaine avec 20 ans d’expérience, qui a récemment travaillé pour de grandes sociétés de conseil en sécurité nationale.» (Réd. A l’Encontre)
[3] Dans une tribune publiée dans Le Monde du 21 mai, Stéphanie Latte Abdallah, historienne et anthropologue, directrice de recherche au CNRS, écrit: «Cette guerre, tout comme la gouvernance humanitaire envisagée à Gaza en lieu et place d’une solution politique négociée, est en effet rendue possible par la coopération d’entreprises de la Silicon Valley, comme Microsoft, avec l’armée. Le profilage algorithmique s’appuie sur des traits et des traces laissés par des individus institués en objets, gérés et assignés par des formes de normativité comportementale. Ceux-ci sont ensuite classés sur une échelle de risque destinée, d’un côté, à décider qui tuer, et, de l’autre, à gérer les mobilités et l’accès aux biens dans un espace sous surveillance.» (Réd. A l’Encontre)
[4] Ben Samuels, dans l’article de Haaretz cité dans la note 1, écrit: «La crainte la plus grande reste toutefois qu’Israël utilise ces entrepreneurs comme un moyen de procéder à des déplacements massifs, voire à des transferts forcés de population. Alors que les travailleurs employés par des organisations humanitaires à but non lucratif refuseraient de jouer un rôle dans la restriction de l’aide afin d’attirer les gens vers d’autres parties de Gaza, les experts familiers avec ces plans estiment que les entrepreneurs et les centres d’aide conduiront inévitablement à un regroupement des Palestiniens dans le sud de Gaza.» (Réd. A l’Encontre)
[5] La Gaza Humanitarian Foundation est inscrite à la Feuille officielle suisse du commerce (FOSC), le 12 février 2025. StiftungSchweiz présente l’objectif de la GHF selon la FOSC ainsi: «La Fondation poursuit des objectifs exclusivement caritatifs et philanthropiques au profit de personnes qui ont besoin d’un soutien pour des raisons matérielles, psychologiques ou de santé, et plus particulièrement afin de fournir de l’aide humanitaire aux personnes touchées par le conflit dans la Bande de Gaza notamment la fourniture sécurisée de nourriture, d’eau, de médicaments, d’abris et la reconstruction. La fondation n’a pas de but lucratif.» Le 4 mars (date de publication le 7 mars), sous la rubrique «Mutation», il est précisé: «Gaza Humanitarian Foundation, à Genève, CHE-347.279.288 (FOSC du 17.02.2025, p.0/1006259407). Autorité de surveillance: Département fédéral de l’intérieur (DFI).» Le 19 mai, l’adresse initiale est radiée: «L’adresse Place de Longemalle 1, 1204 Genève est radiée. Kohler David n’est plus membre du conseil de fondation; ses pouvoirs sont radiés.» Manifestement, les autorités helvétiques ne doivent pas avoir attendu l’article du Washington Post du 24 mai pour être au courant de l’ensemble de cette opération dont les traits fondamentaux s’inscrivent dans une politique gouvernementale israélienne risquant d’aboutir à des actes génocidaires, pour reprendre une formule de Cour internationale de justice.
Il a fallu attendre (Luis Lema, dans Le Temps, 23 mai) que Trial International, «une ONG qui lutte contre l’impunité dans le cadre des crimes les plus graves», dépose deux dénonciations contre la GHF – afin de «déterminer si les activités de la GHF respecte aussi bien le droit suisse que les Conventions de Genève» – pour que le gouvernement helvétique (Département fédéral des affaires étrangères-DFAE) soit contraint d’ouvrir enfin une enquête sur l’opération GHF. Quant au contenu de l’enquête, l’interrogation persiste. (Réd. A l’Encontre)
Magnifique travail de mise à disposition de vos lecteurs de ces terribles traquenards politico-administratifs infames et exploiteurs de l’insupportable situation dégradée de Gaza. Merci! M. Rais