Par Mariano Schuster et Pablo Stefanoni
Javier Milei aurait pu se présenter, le 18 mai 2025, aux élections législatives locales de la ville de Buenos Aires en alliance avec la droite libérale-conservatrice de l’ancien président Mauricio Macri [décembre 2015-décembre 2019]. S’ils s’étaient présentés ensemble, les partis Propuesta Republicana (Pro, Mauricio Macri) et La Libertad Avanza (Javier Milei) auraient peut-être obtenu un résultat proche de 50% des voix. Mais le dirigeant libertarien a décidé de rechercher une position hégémonique pour la droite dure, et pour cela, il devait vaincre le macrisme dans son bastion électoral, où il gouverne sans interruption depuis 2007. La capitale argentine était le seul territoire véritablement macriste de la géographie électorale et Milei a décidé de s’y attaquer, au risque de diviser le vote de la droite et de permettre une victoire du péronisme.
Au final, il a obtenu plus que ce qu’il espérait: non seulement il a détrôné les forces de Macri, reléguées à une lointaine troisième place avec 15,9% des voix, mais son candidat, le porte-parole présidentiel Manuel Adorni, est arrivé en tête avec 30,1% des suffrages, contre 27,3% pour le candidat péroniste de centre-gauche Leandro Jorge Santoro (Es Ahora Buenos Aires). Le taux de participation le plus bas de l’histoire (53% tenant compte du vote obligatoire) témoigne toutefois d’une forte désaffection politique et des limites de l’engouement pour le libertarianisme [en 2021, la participation pour les élections législatives dans la Ciudad Autónoma de Buenos Aires-CABA était de 73,4% et en 2017 elle a atteint 78%].
Les résultats des élections législatives de Buenos Aires du dimanche 18 mai auraient été importants, mais de nature locale (il s’agissait d’élire le Conseil législatif de la ville), si le chef du gouvernement, Jorge Macri, cousin de Mauricio, ne les avait pas séparées des élections nationales, fixées dorénavant du 26 octobre, afin que les enjeux municipaux pèsent davantage que les enjeux nationaux. Mais l’effet a été inverse: plusieurs partis ont décidé de placer en tête de liste des personnalités de premier plan et le gouvernement s’est lancé dans une campagne visant à transformer ces élections en référendum pour le président. «Adorni, c’est Milei», a insisté la campagne libertarienne, qui a également cherché à unifier sous ses drapeaux le camp anti-péroniste: «Kirchnerisme ou liberté» était son autre slogan de campagne, afin d’attirer le «vote utile» de la droite, craignant une victoire de Leandro Jorge Santoro [Es Ahora Buenos Aires] dans une ville qui fait office de «vitrine» politique importante.

Milei s’est personnellement impliqué dans l’élection et tous ses ministres ont participé au meeting de clôture de campagne d’Adorni, le porte-parole présidentiel à l’esthétique troll qui fait partie du cercle restreint de Karina Milei, la puissante sœur du président, et qui est un rouage important de la machine discursive et propagandiste du gouvernement. En quête de victoire, le président n’a pas hésité à s’en prendre frontalement à Macri, dont le soutien avait été décisif dans sa large victoire au second tour en 2023 et pour faire adopter les lois les plus importantes de son gouvernement, étant donné que le pouvoir exécutif dispose d’une faible représentation parlementaire. La sale guerre a atteint son paroxysme lorsque, à la veille des élections, une vidéo réalisée à l’aide de l’intelligence artificielle a été publiée, dans laquelle on pouvait voir l’ancien président déclarer que sa candidate, Silvia Gabriela Lospennato [Buenos Aires Primero], se retirait de la course et appelait à voter pour Adorni afin d’éviter une victoire du kirchnérisme. Un message similaire a été diffusé par Lospennato elle-même, dans une autre vidéo tout aussi frauduleuse. Le jour même des élections, Macri a dénoncé une «fraude numérique» orchestrée par le gouvernement lui-même et son armée de trolls financés par l’Etat. Milei a répondu, implacable envers son ancien allié: «Macri est devenu un pleurnichard.»
Dès le début, Lospennato s’est révélée être une candidate idéologiquement floue pour la bataille en cours. Pour une partie des électeurs et électrices, la députée est une sorte de «wokiste», terme à la mode pour disqualifier le progressisme, car elle a été l’une des promotrices les plus visibles de la loi sur la légalisation de l’avortement en 2018. Tout le monde se souvient d’elle avec son foulard vert au poignet, défendant avec un discours héroïque et le poing levé le droit des femmes à disposer de leur propre corps. Pour une autre partie des électeurs, c’est la parlementaire qui, avec un discours anti-kirchnériste radical, a défendu avec la même ferveur le vote de la Ley Bases, la méga-loi d’austérité qui soutient le «projet tronçonneuse» à la Milei. Elle se souciait peu à ce moment-là des velléités anti-woke du président, qui le mènent sur la voie du discours homophobe lors du World Economic Forum de Davos [janvier 2025].
Déjà en campagne, acculée par la propagande officielle agressive, qui comprenait de violentes attaques personnelles, la députée candidate a tenté sans succès de se distancier du mileisme et de retrouver le discours institutionnel et républicain du Pro contre le style brutaliste de Milei. Mais il était trop tard. Macri lui-même a tenu un curieux discours défaitiste tout au long de la campagne, même lorsqu’il accompagnait sa candidate dans les médias, incapable de réagir face à la guerre sans merci menée par le gouvernement: l’ancien président sait que s’il se montre plus critique à l’égard du président, de nombreux dirigeants de son parti, ainsi que beaucoup de ses électeurs, ne le suivront pas: la base sociologique d’une droite anti-mileiste ou non mileiste s’est réduite et pourrait encore se réduire si Milei parvient à maintenir la stabilité économique, même précaire et socialement exclusive. De plus, plusieurs des figures les plus importantes du gouvernement sont issues des rangs du macrisme, y compris son équipe économique.
Ce n’est pas la première fois que la droite pense pouvoir utiliser l’extrême droite pour atteindre ses objectifs et se retrouve peu après dévorée par la spirale de la radicalisation. C’est ce qui est arrivé à Macri. Milei s’en est pris à eux et leurs défenses se sont effondrées face à l’offensive libertarienne. La stratégie de Milei est claire: d’abord vaincre le Pro dans son fief (ce qu’il a déjà fait), puis coopter tous les dirigeants possibles dans la province de Buenos Aires, un bastion électoral décisif en cette année électorale. Il s’agit d’un territoire gouverné par Axel Kicillof [ministre de l’Economie de novembre 2013 à décembre 2015 et gouverneur de la province de Buenos Aires depuis le 10 décembre 2019], candidat potentiel à la présidence pour le péronisme, que Milei a qualifié de «nain communiste». La crise du macrisme est évidente; ses deux candidats à la présidence pour 2023 ont quitté le parti: Patricia Bullrich est ministre de la Sécurité de Milei et l’une de ses armes contre Macri, et l’ancien chef du gouvernement de Buenos Aires, Horacio Rodríguez Larreta [de décembre 2015 à décembre 2023], s’est présenté sur une liste séparée qui a fait perdre huit points au Pro lors des élections de dimanche 18 mai 2025.
Le message de La Libertad Avanza au macrisme était clair: «Nous, nous pouvons, vous avez essayé et vous avez échoué», «Vous, lorsque vous avez gouverné entre 2015 et 2019, vous avez échoué parce que vous manquiez d’audace idéologique. Nous, nous sommes en train de changer les choses, il n’y a pas de place pour les tièdes ni pour les bonnes manières.» Pour les partisans de Milei, le macrisme représente un «antikirchnérisme inefficace», qui aboie mais ne mord pas assez et qui, en définitive, n’ose pas entreprendre la tâche de destruction qu’ils revendiquent. De plus, les partisans de Milei savent qu’en fin de compte, Pro n’a d’autre choix que de les accompagner. Macri lui-même l’a dit dans une interview télévisée après la défaite électorale: «Je pense que les deux partis qui soutiennent le changement devraient pouvoir cohabiter.» Presque résigné par la défaite, il s’est prononcé en faveur du «changement», mais avec des nuances, et a timidement insisté sur «l’institutionnalité républicaine», qu’il a jugée nécessaire pour «attirer les investisseurs». Mais à aucun moment il n’a remis en cause le gouvernement. Il ne peut pas le faire. Toute opposition à Milei fait peser sur le macrisme l’ombre de la «complicité avec le kirchnérisme», ce qui est un risque impossible à assumer, même si l’alternative – continuer à soutenir Milei – met en péril sa propre survie, comme on l’a vu ce 18 mai.
La droite au discours institutionnel et républicain, au-delà de sa cohérence lorsqu’elle est arrivée au pouvoir, semble appartenir au passé face à la «révolution libertarienne». Le publiciste Agustín Laje, fer de lance du discours contre-révolutionnaire culturel du gouvernement, a résumé la situation le 18 mai dernier: «[Au sein du macrisme], ils pensaient que la clé résidait dans les bonnes manières et non dans les idées, que la forme primait sur le fond. La clé était la bataille culturelle, détruire culturellement l’ennemi. Le battre sur le terrain des idées, des symboles, du langage, des histoires et des représentations.» Laje qualifie les centres droits démocratiques – comme celle de Sebastián Piñera au Chili ou de Luis Lacalle Pou en Uruguay – de «petites droites lâches».
Javier Milei lui-même s’est lancé dans une campagne virulente contre la presse, y compris le quotidien Clarín, autrefois vilipendé par le kirchnérisme, mais jamais avec un tel niveau de violence verbale. «Les gens ne détestent pas assez les journalistes», a déclaré le président. Et il leur a lancé des épithètes telles que «ordures menteuses», «merde humaine», «tueurs à gages du micro». Une fois au pouvoir, et après avoir conclu des accords avec une partie de la classe politique traditionnelle, notamment les gouverneurs, Milei semble avoir largement remplacé les politiciens par les journalistes dans la fameuse «caste» qu’il était venu démanteler. Dans le même temps, il a commencé à tenir un discours anti-kirchnériste virulent, autrefois davantage utilisé par le macrisme, afin d’hégémoniser le bloc anti-péroniste. Milei aspire ainsi à représenter 50% de la société et à ne plus être cantonné à un tiers de l’électorat.
Pendant presque toute la campagne, les sondages donnaient Leandro Santoro en tête avec environ 30% des voix, le résultat habituel du péronisme dans la CABA, mais qui pouvait cette fois être valorisé compte tenu de la division de la droite. Cependant, dans la dernière ligne droite de la campagne, on a perçu un enlisement, parallèlement à la montée en puissance de Manuel Adorni, soutenu par l’activisme de la Casa Rosada [Palais présidentiel]. Milei, sa sœur et son obscur conseiller Santiago Caputo n’hésitent pas à utiliser toutes les ressources de l’Etat pour construire leur projet politique, malgré l’idéologie prétendument «anarcho-capitaliste» de Milei. Au final, «détester» l’Etat depuis les marges de la politique n’est pas la même chose que depuis le centre du pouvoir, lorsque cela s’avère très utile pour construire sa propre hégémonie. De plus, lors des sommets nationalo-conservateurs auxquels il participe, Milei peut voir comment ses alliés, tels que Viktor Orbán ou désormais Donald Trump, font appel au damné Etat pour promouvoir leur projet réactionnaire et «illibéral».
Face au déclin de Cristina Fernández de Kirchner [présidente de 2007 à 2015 et vice-présidente de 2019 à 2023] – qui doit en outre faire face à son ancien dauphin Kicillof – et à un péronisme à la dérive, Leandro Jorge Santoro a choisi de provincialiser sa campagne, de prendre ses distances avec les dirigeants nationaux et de miser sur un espace de centre gauche organisé à partir du péronisme local par de vieux politiciens. La ville de Buenos Aires est un territoire historiquement difficile depuis l’époque de Juan D. Perón, et ce n’est qu’à de très rares occasions, notamment sous l’hégémonie de Carlos Menem [président de 1989 à 1999], que le péronisme a réussi à y remporter une victoire. C’est pourquoi, si Adorni était Milei et Lospennato était Macri, Santoro s’est contenté d’être Santoro. Mais ce qui pouvait être une force, le fait de ne pas dépendre de parrains ou marraines politiques, était aussi une faiblesse: pour de nombreux électeurs, Santoro ne faisait que cacher les dirigeants d’une force politique qui souffre aujourd’hui d’un rejet social généralisé, surtout après la présidence ratée d’Alberto Fernández [décembre 2019 à décembre 2023] – dont Santoro faisait partie – et qui est plongée dans des conflits, comme la lutte entre Cristina et Kicillof, que personne ne comprend en dehors des cercles étroits du pouvoir.
Le candidat péroniste, issu de l’aile gauche d’une Union civique radicale (UCR) presque éteinte en tant que parti, a mené une campagne aux accents municipaux, critiquant la gestion inefficace du maire Jorge Macri – entachée en outre d’affaires douteuses – avec un discours contre la «politique de la brutalité». Un spot dans lequel il démontait une tronçonneuse visait à renforcer son slogan visant à freiner Milei depuis la ville. Bien qu’il ait recueilli un bon nombre de voix, y compris celles d’électeurs trotskisants de gauche qui ont opté pour le vote utile, il n’a pas réussi à obtenir la première place qui aurait changé l’équation symbolique de l’élection. [La candidate du Frente de Izquierda y de Trabajadores Unidad, Biasi Vanina, a obtenu 3,2% des voix, soit 51’925 suffrages.]
Une donnée marginale mais significative: les deux courants du péronisme anti-woke (ou du moins non woke), qui attribuaient le recul électoral à l’excès de progressisme culturel, comme celui représenté par Alejandro Kim – le candidat d’origine coréenne qui répond à Guillermo Moreno [secrétaire d’Etat au commerce extérieur de 2006 à 2013 et antérieurement à la communication de 2003 à 2006, sous Nestor Kirchner] – et l’ancien chef de cabinet de Cristina Kirchner, Juan Manuel Abal Medina (un nom emblématique du péronisme), ont obtenu respectivement 2,03% et 0,51% des voix, malgré leur forte présence dans les streaming [audios et vidéos en ligne] surtout dans le cas de Kim.
Pour remporter cette victoire, qui est toutefois loin d’être une vague électorale imparable et n’a pas empêché une abstention historique, Milei a profité de la conjoncture économique. Même si l’inflation reste élevée (2,8% en avril), il peut montrer qu’elle est «en baisse». En outre, il parvient à maintenir le dollar à un niveau bas, même après la levée partielle du «cepo» [verrou] (restrictions sur l’achat de devises), ce qui constitue un frein à l’inflation et permet aux classes moyennes d’acheter des biens importés en grande quantité et de voyager plus facilement à l’étranger. Son gouvernement, de plus, a évité de sabrer dans les allocations sociales, ce qui a conjuré la menace d’une explosion sociale, toujours présente en Argentine. Bien que de nombreux économistes, même libéraux, doutent de la viabilité du modèle, le récent crédit accordé par le Fonds monétaire international (FMI) lui a donné un peu de répit financier – ou du moins, c’est ce que l’on croit – pour arriver aux élections d’octobre sans trop de remous et sans dévaluer le peso. Mais il ne s’agit pas seulement d’économie. Le «mileisme» représente un état d’esprit plus global, dans lequel les «rébellions du public», comme les appelle Martín Gurri [La rebelión del público. La crisis de la autoridad en el nuevo milenio, Ed. Adriana Hidalgo, 2023] contre les élites traditionnelles, notamment politiques et culturelles, bouleversent les champs politiques dans une grande partie de l’Occident, mettant en crise la droite conventionnelle et alimentant diverses formes de réaction anti-progressiste.
L’essayiste Beatriz Sarlo a écrit un livre sur Néstor Kirchner intitulé La audacia y el cálculo (L’audace et le calcul), qui rendait compte de la manière dont l’ancien président avait construit son pouvoir et son discours politique. Milei fait preuve d’une audace démesurée. Il reste à voir comment ses calculs, et ceux de son «triangle de fer», formé avec sa sœur Karina et Santiago Caputo, fonctionneront pendant le reste de cette année électorale, et si l’élection à Buenos Aires deviendra un tremplin pour construire une nouvelle hégémonie, comme l’imagine Milei, actuellement triomphant. (Article publié par la revue Nueva Sociedad, mai 2025; traduction rédaction A l’Encontre)
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