Russie-Ukraine. «Contre la guerre en Ukraine et le nouvel impérialisme: une lettre de solidarité avec les opprimé·e·s»

Par Gal Kirn (Ljubljana, Slovénie)   

Après un long hiver de pandémie de Covid-19, les premiers aperçus d’un printemps qui vient offrent une vision de nouveaux bains de sang. Nous avons maintenant assisté à plus d’une semaine d’invasion et de guerre russe en Ukraine, un laps de temps qui sera considéré comme une rupture indéniable dans les relations internationales. Les choses évoluent à un rythme incroyablement rapide sur le terrain, dans le cyberespace et dans l’espace international.

Bien que l’invasion imminente de l’Ukraine ait été annoncée par l’OTAN et le gouvernement des Etats-Unis depuis plusieurs mois, elle a pris – comme toute guerre – beaucoup de gens par surprise. Certains disent même que c’est la première fois après 1945 que l’Europe connaît une guerre, si l’on fait abstraction des guerres à Chypre [1974] et en ex-Yougoslavie.

En plaçant les choses dans une perspective plus large, nous pourrions qualifier cette semaine de retour au paradigme impérialiste de la guerre froide et chaude du passé, où seules quelques superpuissances décident de l’avenir de nations et de peuples plus petits, un paradigme évident non seulement dans la guerre froide mais aussi dans la période de concurrence mondiale entre les grands empires européens avant la Première Guerre mondiale. D’autres échos du passé semblent également nous interpeller. Poutine, par exemple, est souvent dépeint comme un nouvel Hitler et lui-même qualifie le gouvernement ukrainien de «nazi». Bien que ces deux caractérisations soient fausses, elles démontrent l’analogie croissante avec 1939 et le début de la Seconde Guerre mondiale. Une meilleure analogie historique est plutôt 1914 et le début de la Première Guerre mondiale, qui serait encore plus appropriée si la guerre déborde des frontières de l’Ukraine. Mais même si la guerre reste contenue au niveau régional, elle pourrait rappeler les conflits de l’après-1991 en ex-Yougoslavie et la série de guerres menées par l’appareil politico-militaire russe dans le contexte post-soviétique, au cours des deux dernières décennies, qui incarne les idées néofascistes d’Alexandre Douguine [théoricien influent de l’eurasisme, soit un ensemble formé entre autres par les peuples slaves; il oppose la «culture russe» à la démocratie et y compris aux sciences, et se place sous l’autorité du patriarche de Moscou; son influence sur Poutine est souvent affirmée] comme l’espace civilisationnel d’un russkiy Mir [grande Russie]. L’image historique qui est peut-être enfin en train de mourir est celle de la Russie en tant que nation «libératrice»/«héroïque», non seulement en Europe, mais aussi dans certaines parties du grand Sud.

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Dès lors que nous insistons sur une analyse critique et matérialiste, nous ne pouvons que nous opposer au trope souvent répété dans les médias qui psychologise l’histoire et pathologise une personnalité (ici, Poutine). Il convient de noter que l’appareil idéologique de Poutine, du moins en matière de politique étrangère, a été très investi dans une orientation anti-impérialiste de moins en moins convaincante d’opposition à la domination mondiale des Etats-Unis. La Syrie a été le premier affrontement majeur entre les grandes superpuissances – une guerre par procuration – bien qu’elles soient par ailleurs unies dans une lutte commune contre Daech. Cette position «anti-impérialiste» actuelle de la Russie s’appuie sur une idéologie ancienne et controversée, qui remonte à l’Union soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale et qui a été reprise en partie par des luttes anticoloniales. L’Union soviétique a pu se promouvoir – sur la base d’une lutte réelle et sanglante contre le fascisme – comme le symbole de la lutte antifasciste internationale. Cet héritage était une pierre angulaire de la mémoire officielle de l’Europe d’après-guerre. L’antifascisme a toutefois été remplacé par l’idéologie de l’antitotalitarisme et par la politique mémorielle spécifique de l’Union européenne. L’antitotalitarisme repose principalement sur les (nouveaux) nationalismes et l’anticommunisme, où la Russie (l’«ancienne Union soviétique») est devenue l’ennemi principal, tandis que le passé du fascisme a été réduit au souvenir de l’Holocauste. Cette évolution mémorielle continue d’inspirer les positions anti-russes aujourd’hui en Occident.

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Avec la guerre contre l’Ukraine, le paravent idéologique de la Russie, qui se présente comme l’héritière des luttes anti-impérialistes et antifascistes (les références à ce sujet dans la région de Donetsk ne sont pas une coïncidence), s’est finalement flétri (espérons-le, également pour ceux qui, à gauche, ont trop longtemps donné des traits relevant d’un roman aux figures «anti-occidentales» ou «anti-américaines»). Soyons clairs: Poutine n’offre aucune promesse, ni même l’image d’un «monde meilleur», mais seulement un monde dominé par des intérêts oligarchiques ou, comme certains l’ont dit à juste titre, un monde de capitalisme du KGB. Un monde qui, en Russie, a déjà écrasé sans aucun doute l’antifascisme, la gauche et toute opposition démocratique, et qui, si on le lui permettait, ferait de même en dehors de la Russie. L’une des tâches de la nouvelle gauche est de se débarrasser du romantisme de l’ancienne gauche à l’égard des dirigeants autoritaires qui se sont opposés à l’hégémonie des Etats-Unis, ce que l’on a appelé «l’anti-impérialisme des idiots», et qui s’est finalement essoufflé.

Où pouvons-nous et devons-nous trouver des lueurs d’espoir aujourd’hui? Comme le suggère le titre de cet article, nos espoirs devraient reposer sur les opprimé·e·s en Ukraine, en Russie et au-delà. Ce sont eux et elles qui ont la volonté et l’espoir de s’opposer aux guerres en Russie et ailleurs, ceux et celles qui se battent pour leur vie en Ukraine aujourd’hui, ceux et celles qui se défendent, ceux et celles qui se portent volontaires pour organiser des réseaux de solidarité avec tous ceux et celles qui fuient les zones de guerre, et à tous ceux et celles qui, malgré la militarisation de l’ethnicité par la guerre, restent profondément engagés dans le projet de changement social et de paix.

Pourtant, en formulant ces espoirs, nous devons être clairs sur qui a commencé cette guerre particulière. Je voudrais faire valoir que cette position critique de gauche n’a pas besoin d’être absorbée par le consensus libéral-conservateur dominant d’une nouvelle Europe qui fait géopolitiquement le jeu de l’hégémonie des Etats-Unis (voir l’article du 1er mars de Wolfgang Streeck dans Sidecar, NLR). La gauche doit réfléchir à l’héritage du mouvement anti-guerre et à ses horizons futurs dans un monde de plus en plus marqué par des catastrophes environnementales et sociales imminentes. Un tel climat mobilise par défaut autour de la peur et de l’anxiété. La peur, l’anxiété et le désespoir ne sont pas une réponse naturelle ou un moteur primaire de la nature humaine, mais sont plutôt symptomatiques d’un tissu social fortement déstabilisé après des décennies de réformes néolibérales et deux ans de pandémie.

Ce désespoir croissant offre un horizon dystopique, une voie claire et courte vers la guerre. Aujourd’hui, il semble de plus en plus que même une guerre mondiale massive soit une réponse normale à (n’importe quel) conflit pour beaucoup dans le monde. Les trompettes de la guerre sonnent fort dans les annonces récentes des membres de l’OTAN et de l’Union européenne visant à remilitariser l’Europe. L’actuel gouvernement allemand a ouvert la voie à cet égard, en proposant le budget militaire le plus ambitieux à ce jour, soit 100 milliards d’euros en 2022 (trois fois plus que le budget russe) [voir à ce sujet sur ce site l’article publié en date du 7 mars]. Cette injection de liquidités dans l’industrie d’armement et l’armée va transformer l’Allemagne en une force d’attaque militaire dans les années à venir. Et plus d’armes et d’appels à l’armement font sauter de nombreux bouchons de champagne dans les industries pétrolières et militaires, effaçant le sens commun qui voulait que la militarisation n’ait jamais – et ne puisse jamais – apporter une plus grande stabilité ou prévenir la guerre.

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Comment alors répondre aux guerres oligarchiques et géopolitiques d’aujourd’hui et de demain? La réponse à court terme est que les forces russes doivent immédiatement arrêter cette guerre et que toutes les soi-disant superpuissances doivent s’asseoir à une table et discuter de l’avenir de l’Ukraine. En attendant, et dans le cadre d’une réponse à plus long terme, il est de plus en plus nécessaire de développer une position pour un avenir démilitarisé, qui ne fasse pas référence à des approches de race et de nation, mais qui soit plutôt l’expression consciente de classe et anti-impérialiste, et une fois de plus non-alignée. On ne devrait certainement pas applaudir le militarisme croissant des dirigeants du monde entier, en particulier de l’UE, mais plutôt applaudir la démilitarisation et la fin de la course aux armements. Pour penser à la fin de cette guerre et des guerres futures, il faut repenser théoriquement et politiquement le paradigme de la paix. Si, comme l’a écrit une fois Etienne Balibar, toute la philosophie politique occidentale a été profondément ancrée dans la guerre, il est temps de la réorienter vers le paradigme de la paix. Les mesures concrètes immédiates qui peuvent être prises maintenant sont de promouvoir une politique de neutralité active qui va au-delà des blocs militaires et des superpuissances, et de repenser l’héritage du mouvement des non-alignés et des luttes anti-impérialistes.

Je voudrais conclure en mettant en relief deux éléments alarmants qui sont en train de militariser la situation par le biais l’imposition de politiques ouvertement racialisées et nationalistes, et qui représentent un danger croissant pour la réalité européenne. Ils présentent deux tendances inquiétantes qui évoquent un double standard de moralisation donnant la priorité à l’espace civilisationnel occidental «blanc» et répétant que certaines vies comptent plus que d’autres.

Tout d’abord, il est tragique de constater que l’Union européenne accepte tout simplement et soudainement les réfugié·e·s. Des politiciens ouvertement conservateurs considèrent ce changement comme «naturel», affirmant que ces réfugiés actuels en provenance d’Ukraine viennent du même espace «culturel» / «civilisationnel». Ils continuent à traiter très différemment tous ceux qui viennent d’ailleurs, les accueillant avec des garde-côtes armés, des fils barbelés, des matraques, et la torture aux frontières de Schengen.

Il convient également de noter qu’avant 2022, lors des guerres auxquelles certains gouvernements européens ont ouvertement participé (notamment en Afghanistan), le climat était ouvertement anti-réfugiés et anti-migrants. Ceux qui venaient dans la sacrée Union européenne étaient jugés suspects, une menace potentielle pour notre culture, par certains ils étaient même considérés comme des extrémistes et des terroristes musulmans. L’ensemble des politiques et de la rhétorique anti-immigrés et anti-réfugiés ont fait de l’UE un espace beaucoup plus à droite et conservateur, permettant aux Orban et aux Jansa [Janez Jansa, président de Slovénie] d’Europe de devenir instantanément pro-réfugiés, d’ouvrir leurs frontières et de financer des infrastructures déchirées par la guerre lorsque les réfugiés viennent d’Europe.

Il va sans dire que la solidarité ne peut pas être réservée à un seul «type» de réfugiés, qui convient mieux à notre propre différenciation civilisationnelle «Blut und Boden». Ainsi, pour la gauche, tant sur le terrain que dans les parlements, il est temps de faire pression en faveur d’une approche plus accueillante pour les réfugiés et les migrants, d’apporter la même aide à ceux du Yémen, de la Somalie, de l’Afghanistan et de la Syrie qu’à ceux de l’Ukraine, et de déployer les mêmes efforts pour mettre fin aux guerres dans ces pays.

Ensuite, les sanctions ont cette fois été mises en œuvre de manière accélérée, en ciblant l’industrie et même certains oligarques en Russie. Cependant, nous sommes entrés dans une ère de censure ouverte et de cancel culture d’annulation 2.0 qui vise à nettoyer/purifier tout espace de ses liens avec l’ennemi ou de son héritage. Mais la façon dont cet ennemi est défini est une question importante. Ce n’est un secret pour personne que des sanctions supplémentaires et intensifiées visant à exclure quiconque sur la base de son passeport auront un effet négatif. Elles donneront peut-être une impulsion durable à la militarisation et à la déstabilisation de nos sociétés. Plutôt que d’arrêter la guerre, ces «annulations» et sanctions renforcent actuellement la main autoritaire de Poutine, lui prêtant main-forte dans l’unification et l’auto-victimisation de la «Russie». Elles affectent négativement beaucoup de ceux qui étaient auparavant silencieusement ou ouvertement critiques à son égard. Où tracer la ligne entre ceux qui sont «pour nous» et «contre nous» (certains espaces culturels ont même supprimé de leur répertoire des pièces de théâtre et des concerts d’artistes russes, tels que Tchaïkovski et Dostoïevski). C’est la logique racialisée de l’ami/ennemi telle qu’élaborée par le penseur nazi Carl Schmitt.

Sommes-nous prêts à imposer de telles normes, mais entachées d’une dimension de classe, à TOUS les oligarques et aussi à TOUS les dirigeants du «monde libre» – leurs partisans, et leurs guerres et occupations aussi, pratiquant de la sorte une approche de classe et les positions anti-impérialistes? La liste de leurs crimes de guerre est continue et sans fin. Le moment est venu de décider si nous imposons une éthique égale (je suggère qu’elle soit ensuite précisée par la phrase ci-dessus), ou si nous en suivons simplement une [éthique] qui soit en accord avec tel ou tel hegemon / puissance impériale? Dans le dernier cas, la reproduction des guerres futures est garantie, dans le premier, nous avons une chance d’articuler une vision d’un monde qui se fonde sur un horizon de démilitarisation.

Tout le monde a droit à l’indignation morale, il est normal de ressentir de la colère, de l’anxiété, de la peur, voire du désespoir face à cette guerre horrible menée par les autorités russes et aux effets qu’elle pourrait entraîner. Dans le même temps, la gauche critique ne doit pas s’aligner sur les efforts faciles visant à unifier l’Europe sur la base d’un consensus moral et racial libéral-conservateur. La guerre hégémonise le plus souvent le discours idéologique et le fait pencher vers la droite. Il ne sert à rien de laisser le terrain à la consolidation d’un strict cadre national/racialisé. Nous devons participer à la solidarité avec les opprimé·e·s, organiser des campagnes anti-guerre et trouver des moyens de nous soutenir mutuellement au-delà des drapeaux nationaux. S’organiser réellement pour une paix future signifie relier la démilitarisation aux questions d’écologie et de justice sociale. (Article publié sur le site Left East, le 10 mars 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

Gal Kirn est chercheur associé à l’Université de Ljubljana, en Slovénie, où il dirige un projet de recherche sur la transition post-yougoslave. Il fait également partie du groupe de recherche international Résistances partisanes (Université de Grenoble), et est membre d’un parti de gauche (Levica) en Slovénie.

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