Par Jakob Augstein
Dimanche 27 février, le chancelier allemand Olaf Scholz a déclaré au Bundestag que la Bundeswehr serait dotée d’un fonds spécial de 100 milliards d’euros et que le budget de la défense représenterait à l’avenir plus de deux pour cent du produit national brut (PIB). Ce seuil n’avait jamais été atteint jusqu’à présent. Que firent les députés? Ils se levèrent de leurs chaises et applaudirent longuement. Oui, les mots du chancelier se sont perdus dans les applaudissements. C’était fantomatique. Les parlementaires allemands célébraient le plus grand réarmement jamais réalisé dans l’histoire allemande depuis la Seconde Guerre mondiale. Le silence et la gravité tranquille auraient été de mise. Au lieu de cela, c’est comme si le Bundestag avait vécu son mois d’août (1914) en ce jour de février. Dans le bâtiment du Reichstag, les députés ont fait l’éloge des 100 milliards de la même manière que leurs prédécesseurs avaient approuvé les crédits de guerre à l’été 1914: avec enthousiasme et en toute bonne conscience.
Annalena Baerbock [ministre des Affaires étrangères, membre des Verts] a déclaré que le matin suivant l’invasion de l’Ukraine [le 24 février], nous nous sommes «réveillés dans un autre monde». Est-ce le cas? Les grands pays ne se réservent-ils pas partout le droit d’intervenir militairement? Les raisons sont rarement bonnes – Bosnie –, le plus souvent mauvaises – Malouines, Afghanistan, Libye –, parfois inexistantes – Irak. La guerre est aussi, dans notre présent, un moyen habituel de la politique. Faut-il vraiment le rappeler, même pas un an après que l’armée allemande est revenue d’une guerre [en Afghanistan] qui a duré vingt ans?
La guerre en Ukraine est un crime. Mais elle n’est pas le changement de paradigme que l’opinion publique considère comme tel. En revanche, la réponse allemande à cette situation est un changement de paradigme. Vladimir Poutine porte la responsabilité d’avoir transformé le conflit qui couvait depuis longtemps autour de l’Ukraine en une guerre en Europe. Mais Olaf Scholz est responsable de notre réaction. La guerre de Poutine est injustifiée. Et notre abandon de la politique de réserve militaire ainsi que l’abandon de la politique russe menée jusqu’à présent [formule temporelle qui fait l’impasse sur la Syrie, la Géorgie, etc. Réd.] sont également injustifiés.
Un nouveau mouvement pour la paix est-il en train de naître en réaction au réarmement?
Au Bundestag, Olaf Scholz a confié à son gouvernement une mission de grande envergure: «Nous devons nous demander: quelles sont les capacités de la Russie de Poutine et de quelles capacités avons-nous besoin pour faire face à cette menace, aujourd’hui et à l’avenir?» Scholz a-t-il voulu prouver qu’il sait aussi très bien manier le sabre? Ce serait déjà assez grave. Mais c’est peut-être encore pire. Car Scholz était sincère. Que la Bundeswehr devait effectivement être mise en mesure de faire face aux «capacités» de la Russie sur un pied d’égalité. De quoi s’agit-il alors? De chars et d’obusiers de Flensburg [ville du nord du Schleswig-Holstein] à Garmisch [Bavière]? Non, ce n’est pas en dépensant des milliards que l’on pourra espérer égaler les Russes sur le plan conventionnel. Il ne peut s’agir ici que de la puissance nucléaire allemande. La FAZ (Frankfurter Allgemeine Zeitung) l’a d’ailleurs bien compris: la question nucléaire fait partie du «tournant attendu» en matière de politique de sécurité et de défense, «même si les Allemands trouvent cela particulièrement difficile».
Devons-nous maintenant apprendre à aimer la bombe? On ne veut pas croire que les députés se sont rendu compte de cette folie lorsqu’ils ont applaudi debout. D’un autre côté, on ne veut pas non plus croire que «nous» livrons désormais des armes dans une zone de guerre. Le vice-chancelier vert, Robert Habeck, a déclaré à ce sujet, en tant qu’expert en ontologie de la confusion, que cette décision était certes juste, mais «si elle est bonne, personne ne le sait aujourd’hui». Il se trompe: on le sait assez bien. Il y a peu de cas dans l’histoire où la recette «faire la paix avec toujours plus d’armes» a fonctionné. Nous pouvons en être sûrs: ce ne sera pas le cas. Bien au contraire. En livrant des armes, l’Occident prolonge la guerre. Dès que nos armes seront utilisées là-bas, ce ne seront plus seulement les morts de Poutine, ce seront aussi les nôtres.
Les centaines de milliers de manifestants que l’horreur de la guerre en Ukraine a poussés dans les rues de Berlin ce week-end le savaient-ils? Ces personnes étaient animées par un sentiment: nous ne pouvons pas rester les bras croisés face à la souffrance des gens en Ukraine! Nous devons faire quelque chose! Ils ont raison. Il faut aider les gens en Ukraine. Mais les armes de l’Occident ne font que prolonger la souffrance de la guerre et ne changeront rien à son issue. En augmentant les coûts pour l’agresseur russe, on les augmente également pour les victimes ukrainiennes. Nos manifestants devraient veiller à ce que leur bonne indignation ne soit pas détournée par le gouvernement fédéral vers les eaux de son propre moulin, afin de mener une politique erronée et pernicieuse.
Une fois que les milliards dont parlait Scholz seront devenus de nouvelles armes, on verra si les jeunes se rassemblent dans la rue devant les dépôts de la Bundeswehr, en signe de protestation, comme ils le font sur l’autoroute pour protester contre le changement climatique. On verra donc si un nouveau mouvement pour la paix naît avec le nouveau réarmement. Il se trouve toujours quelqu’un pour faire le commerce de la guerre. Nous venons d’en faire l’expérience. Espérons que quelqu’un s’occupera également du commerce de la paix.
L’Ukraine n’est pas encore prête à intégrer l’Union européenne
Mais peut-être qu’un changement d’époque s’est effectivement produit. La métamorphose des Verts – de la colombe au faucon – est peut-être représentative d’une évolution qui a touché l’ensemble de la société: en 1999, les Verts ont encore dû lutter – littéralement – pour donner leur accord au premier engagement de soldats allemands dans une guerre depuis la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, le oui au plus grand paquet d’armement de l’Allemagne fédérale de tous les temps leur est tombé des lèvres très facilement. D’un côté, on peut avoir un peu pitié des Verts: ils n’ont participé que deux fois au gouvernement fédéral et les deux fois, ils ont été confrontés à la question de la guerre et de la paix dès leur entrée en fonction [la première fois avec Joschka Fischer, chargé des Affaires étrangères, qui approuve, en 1999, les frappes de l’OTAN au Kosovo. Réd.]. De l’autre côté, on ne peut échouer que suite à ses propres ambitions, et non pas suite à celles des autres.
On verra donc si la tradition de paix de la société allemande est arrivée à son terme et si elle a été simplement remplacée par «l’instagramisation» de la protestation politique: pouce vers le bas pour Poutine, gros like pour l’Ukraine. On a en tout cas l’impression que les médias et la politique ont de plus en plus de mal à se soustraire aux vagues d’émotions qui déferlent sur le pays. Et non seulement l’analyse politique s’en trouve rapidement brouillée, mais les relations s’érodent également. Exemple absurde à Munich: le maire Dieter Reiter (SPD) a exigé du chef d’orchestre russe de l’Orchestre philharmonique qu’il se distancie «clairement et sans équivoque» de la guerre de Poutine: «Si Valeri Gergiyev ne s’est pas clairement positionné ici d’ici lundi, il ne pourra plus rester chef d’orchestre de notre Orchestre philharmonique.» Et puis, il l’a effectivement renvoyé mardi. Une fois que l’obligation de solidarité a été imposée, il n’est pas facile de donner des gages de bonne volonté, ce qui n’est pas différent à Munich qu’à Moscou.
Il est dommage que l’on ne puisse pas se rapprocher des racines du conflit d’une autre manière. Elles sont profondément enfouies dans le passé, elles se sont développées et ramifiées au fil de l’histoire – il faudra du temps, de l’habileté et de la patience pour les atteindre. Qui, parmi les personnes concernées, est prêt à faire cela pour le moment? En tout cas pas ceux qui ont le plus à gagner et à perdre: les Ukrainiens eux-mêmes. Leur président Volodymyr Selensky réclame avec véhémence une accélération de l’adhésion de son pays à l’Union européenne. Il aurait mieux valu dire la vérité à Selensky: la menace russe ne suffit pas à rendre l’Ukraine apte à intégrer l’UE. Au lieu de cela, la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen [ancienne ministre de la Défense de l’Allemagne de décembre 2013 à juillet 2019], a attisé les espoirs des Ukrainiens: «Ils sont l’un des nôtres et nous voulons qu’ils y soient.» C’est avec de telles phrases, on s’en souvient, que tout le gâchis a commencé. «Peuple ukrainien! C’est votre moment! Le monde libre est avec vous! L’Amérique est avec vous!», avait crié le sénateur américain John McCain en décembre 2014 sur le Maïdan. Et les gens l’ont cru. Quand l’Occident cessera-t-il enfin de promettre à l’Ukraine plus qu’il ne peut tenir? (Article publié sur le site de Der Freitag, le 3 mars 2022; traduction rédaction de A l’Encontre)
Soyez le premier à commenter