Camille Hamidi sur la «mobilisation des jeunes»

Entretien conduit par Sylvain Bourmeau

Sans doute leur caractère souvent imprévisible et, plus encore, leur relative brièveté l’expliquent en grande partie: les mouvements étudiants et lycéens sont assez peu étudiés autrement que de manière purement spéculative. Ce qu’on a désigné comme les émeutes de 2005 en a fourni l’un des exemples les plus récents et les plus marquants. Très rares furent, en effet, les chercheurs qui eurent le temps et l’opportunité de déployer des dispositifs d’enquête à chaud (pour une analyse synthétique de ces événements dans une perspective critique, on peut lire avec profit l’ouvrage de Gérard Mauger, L’émeute de novembre 2005. Une révolte protopolitique (Editions du Croquant, 2006), ou le remarquable numéro que la revue d’histoire les Annales a consacré à «Penser la crise des banlieues» avec notamment des contributions de Robert Castel, ou Stéphane Beaud et Olivier Masclet

Mais c’est plus largement le rapport des jeunes au politique qui demeure étrangement peu documenté. Et ce sont toujours les mêmes types d’approches, celles qui relèvent de la science politique la plus conventionnelle et s’appuient sur des panels sondagiers pour se focaliser principalement sur le vote, que nous entendons à satiété répétées dans les médias, alors même que ces données parfois douteuses commencent sérieusement à dater. Rien de plus facile, dans ces conditions, que de «faire parler» le peuple de la jeunesse, au risque d’unifier et d’aplatir des mouvements hétérogènes extraordinairement complexes.

Il arrive pourtant que des chercheurs, en général jeunes eux-mêmes, se saisissent de ces objets avec rigueur, y consacrant le nécessaire temps long de l’enquête sociologique. C’est le cas de Sébastien Michon, chercheur du CNRS dans le Groupe de sociologie politique européenne, à Strasbourg, qui a consacré sa thèse, récemment soutenue en 2006, aux effets de la carrière étudiante sur la socialisation politique, et avec lequel nous publierons un entretien dans les jours prochains.

C’est le cas également de Camille Hamidi, maître de conférences en science politique à l’université Lumière Lyon-2 et membre du laboratoire Triangle qui a récemment publié La société civile dans les cités: engagement associatif et politisation (Ed. Economica, 2010) ainsi qu’un stimulant article dans le dernier numéro de la Revue française de science politique, «Classe, ethnicité, territoire : le rapport au politique des jeunes issus de l’immigration des quartiers populaires saisi lors de l’élection présidentielle de 2007». Ses recherches s’inscrivent dans la perspective originale initiée au début des années 90 en Californie par la sociologue Nina Eliasoph sur le rapport ordinaire et quotidien au politique (un travail enfin accessible en français depuis peu, avec la traduction, par Camille Hamidi de L’Evitement du politique. Comment les Américains produisent l’apathie dans la vie quotdienne (Economica, 2010)

Pour Mediapart, Camille Hamidi a bien voulu prendre le risque de commenter la participation des jeunes au mouvement actuel de contestation de la réforme des retraites.

Quel regard portez-vous sur les mobilisations de jeunes, lycéens plus qu’étudiants d’ailleurs, auxquelles nous assistons depuis quelques jours ? Etes-vous surprise par la nature et l’ampleur de ces mobilisations ?

Camille Hamidi. Effectivement l’enjeu de la mobilisation – la question des retraites – et son démarrage, à la fois tardif par rapport au temps du débat parlementaire et soudain, peuvent surprendre. Mais ce qui me frappe particulièrement, c’est l’hétérogénéité de la jeunesse mobilisée. Pour ce que j’ai pu observer, à Lyon, les manifestations rassemblent – ou du moins font cohabiter – des lycéens de centre-ville et des quartiers périphériques ainsi que des élèves d’âge très variable puisqu’à côté des lycéens, il y a aussi de jeunes, voire de très jeunes collégiens. Enfin, y compris dans les moments d’affrontement avec les forces de l’ordre, on a vu un nombre non négligeable de jeunes filles et de jeunes femmes, ce qui est là aussi assez inédit. Or cette hétérogénéité est très mal restituée par l’opposition souvent établie entre « lycéens » et « casseurs » (opposition qui a servi de grille de lecture à l’action policière, par exemple). Cela me fait penser aux résultats d’une des – rares – études empiriques qui a été menée sur la participation aux émeutes de 2005. Elle montrait que la distinction émeutiers/non-émeutiers n’est pas simple et qu’il vaut mieux parler d’un continuum entre les différentes formes de participation aux actes de violence, des jeunes « spectateurs » qui regardent ce qui se passe, suivent les événements à la fenêtre ou par téléphone aux « spectateurs actifs » qui sortent dans la rue, suivent l’action, rient, applaudissent, cherchent à titiller les forces de l’ordre tout en restant à une certaine distance de celles-ci, aux « jeunes engagés » dans l’émeute, enfin, qui prennent part plus directement aux actes de violence. Dans les mobilisations lycéennes lyonnaises, les spectateurs actifs, pour reprendre cette terminologie, étaient assez largement composés de jeunes filles, de lycéens de milieux sociaux plutôt favorisés et de très jeunes gens.

Ces événements récents viennent-ils contredire le constat largement répandu d’une profonde dépolitisation de la jeunesse ?

C’est une question complexe, car derrière le fait de savoir si ces manifestations sont politiques ou non, il y a un enjeu de légitimation/délégitimation de la mobilisation. Y voir du politique, c’est lui conférer légitimité et dignité, tandis que souligner l’absence de slogans, le peu de références au thème des retraites par exemple, c’est la faire basculer dans une action purement ludique et festive, voire dans la délinquance lorsque l’on choisit de mettre l’accent sur les scènes de violence qui se sont produites. La question se pose d’autant plus que certains groupes de manifestants portent effectivement peu de revendications explicites. Dès lors, le sens de leur action est très ouvert, et celle-ci devient le lieu de projection d’un tas de discours extérieurs possibles.

Patrick Champagne avait montré que toute manifestation est aussi une « manifestation de papier », dont la signification est un enjeu de lutte au sein du monde médiatique, politique ou scientifique. C’est a fortiori le cas dans des mobilisations de ce type.

Cela dit, il me semble que la mobilisation revêt des significations différentes selon les individus et les moments, et aussi qu’une même personne peut se mobiliser pour différentes raisons. Pour autant qu’on puisse en juger, mais ça appellerait de véritables études de terrain, une partie des jeunes se mobilisent effectivement clairement sur l’enjeu des retraites.

A court terme, ils craignent qu’en retardant l’âge de départ à la retraite de leurs aînés, on diminue d’autant le nombre de postes qui seront ouverts aux nouveaux arrivants sur le marché du travail. A long terme, ils s’inquiètent de l’âge jusqu’auquel eux-mêmes devront travailler au rythme où vont les réformes.

Au-delà, il y a aussi une exaspération politique plus vaste nourrie par le contraste entre le souvenir des plans de sauvetage des banques et les sacrifices demandés à la population sur les retraites, ou encore récemment par les affaires qui ont entaché la réputation d’Eric Woerth.

Ces éléments sont plus ou moins présents et bien maîtrisés selon le degré de compétence politique des jeunes, mais même si les détails sont flous pour certains, cela contribue à renforcer un climat général de défiance politique.

A cela s’ajoute la façon de gouverner de Nicolas Sarkozy, son omniprésence, son jeu sur les codes de la virilité, ses formules de défi vis-à-vis des grévistes («désormais quand il y a une grève personne ne s’en aperçoit») ou des jeunes des quartiers, qui personnalisent et cristallisent fortement sur sa personne ce sentiment diffus. A cet égard, il y a dans la mobilisation à la fois une dimension politique et une dimension de jeu et de défi relevé, et tous ces éléments peuvent se mêler, dans des proportions variables, chez une même personne. Ensuite, lorsque les mobilisations sont enclenchées, elles ont une dynamique propre et leur signification peut évoluer. Dans un contexte où une partie de la jeunesse, notamment dans les quartiers populaires, entretient des relations conflictuelles avec la police, les manifestations ont pu apparaître un temps comme l’occasion de renverser le rapport de force: au lieu d’être les objets de contrôles d’identité individuels fréquents et humiliants, les manifestations sont l’occasion de montrer une certaine puissance collective, qui plus est  – notamment à Lyon – au cœur des centres-villes et devant les caméras. Ce phénomène de démonstration de force n’est d’ailleurs pas propre aux mobilisations de la jeunesse, même si elle est généralement d’ordre plus exclusivement symbolique dans d’autres manifestations.

Que représente la politique pour les jeunes que vous avez interrogés et observés depuis plusieurs années ?

Il faut d’abord rappeler que la jeunesse ne forme pas un groupe homogène. Comme n’importe quelle tranche d’âge, elle est profondément diverse selon les milieux sociaux, les niveaux d’éducation, les lieux de résidence, etc. Elle n’a pas non plus toujours un comportement politique si différent de celui de ses aînés. La très mauvaise image qu’elle a des hommes politiques, la conviction que «les hommes politiques ne se préoccupent pas des gens comme nous», par exemple, ne sont que le reflet d’une représentation désormais massivement partagée dans l’ensemble de la population, quel que soit le niveau de diplôme ou la tranche d’âge considérés. Les données statistiques dont on dispose témoignent cela dit d’une désaffection politique particulièrement accentuée chez les jeunes : refus de se situer sur l’axe gauche-droite, baisse de la proximité partisane, désintérêt déclaré pour la politique, taux d’abstention plus élevé… Elles indiquent aussi toutefois une propension plus marquée à l’action protestataire. Dans les travaux que j’ai menés, à la fois dans des associations de jeunes issus de l’immigration, et en interrogeant des jeunes gens à Vaulx-en-Velin, ce qui ressort est aussi d’une part une grande distance vis-à-vis de l’univers politique et d’autre part une représentation extrêmement négative de celui-ci.

Il y a à la fois une dimension de méconnaissance et de désintérêt, d’autant plus forte que le niveau d’études est bas, mais aussi un jugement très critique, beaucoup de gens ayant le sentiment que les hommes politiques sont si différents d’eux socialement, et si peu préoccupés du sort des Français, qu’il n’y a rien à en attendre. En ce sens, la distance vis-à-vis du politique ne me semble pas forcément être de l’indifférence, on peut considérer qu’elle a également une signification politique.

Peut-on parler d’un rapport spécifique au politique des jeunes des cités ?

Là encore, il ne faudrait pas uniformiser excessivement cette catégorie de jeunes des cités comme on l’a fait souvent, par exemple en opposant les émeutes de 2005 qui auraient mobilisé les jeunes des cités et les mobilisations contre le CPE en 2006 qui auraient mobilisé lycéens et étudiants. Les premiers sont aussi, pour une partie non négligeable, lycéens et étudiants. Ils se retrouvent certes souvent dans des filières perçues comme de relégation, mais aussi dans des lycées généraux, des BTS (Brevet de technicien supérieur), des IUT (Institut universitaire de technologie), des universités ou dans le monde du travail.

Dans l’étude que j’ai menée à Vaulx-en-Velin (département du Rhône), en me concentrant sur les jeunes immigrés et enfants d’immigrés non européens, j’ai distingué trois profils de rapport au politique, et seul un de ces profils correspond à un type de rapport au politique qui leur soit spécifique.

Il concerne les jeunes gens les moins diplômés (qui ont au plus un bac professionnel, et souvent moins), dont l’avenir professionnel est le plus incertain et qui sont les plus attachés au quartier, dont ils sont rarement sortis durablement.

La question territoriale occupe une place centrale dans leur vision de la société, comme si la frontière structurante qu’ils utilisaient pour penser la société française était l’opposition entre « les quartiers » et « le reste » (qui renvoie aussi bien au centre-ville qu’aux campagnes).

Cette opposition territoriale cristallise et englobe la question ethnique et la question sociale, comme si tous les habitants des quartiers étaient immigrés et tous les immigrés étaient pauvres.

Ce sont ces jeunes qui font preuve du rapport le plus distant à la politique. Ils ont voté lors de l’élection présidentielle de 2007, dans le contexte du sursaut de la participation face à la candidature de Sarkozy, mais se sont abstenus aux élections législatives puis municipales qui ont suivi. Ils ont peu de repères politiques, que ce soit en termes partisans ou de clivage gauche-droite, au niveau national comme au niveau local.

Or, on sait que les électeurs les plus désinvestis tendent à s’appuyer sur leurs expériences de la vie quotidienne lorsqu’ils doivent se prononcer sur des questions politiques, plutôt que sur des grands principes idéologiques ou politiques abstraits. Ils s’intéressent aussi essentiellement aux questions politiques qui les affectent le plus directement.

Dans ce contexte, lors de la campagne présidentielle de 2007, leur identification ethnique et territoriale leur a servi de point de repère dans l’univers politique. Ils disent qu’ils ont voté Royal ou Bayrou uniquement «pour empêcher l’élection d’un autre candidat», généralement Sarkozy (mais parfois aussi Le Pen), et en entretien, ils reviennent fréquemment sur les propos que Sarkozy a tenus sur la «racaille» et le «karcher». Leur vote étant très conditionné à la présence de l’enjeu ethnico-territorial, ils sont susceptibles de s’abstenir lors d’une élection présidentielle où celui-ci ne serait pas mis en avant par les candidats. Il est aussi très fortement personnalisé, sur le mode de l’opposition à la personne de Nicolas Sarkozy.

Certains jeunes interrogés disent ainsi qu’ils ne savent pas encore s’ils iront voter lors de la prochaine élection présidentielle, sauf si Sarkozy se présente: là ils sont sûrs d’y aller. La particularité des jeunes des cités qui relèvent de ce profil, c’est donc l’importance de l’enjeu ethnico-territorial comme moyen de se situer politiquement. Pour le reste, leur rapport au politique est très semblable à ce que d’autres travaux qui portent sur les milieux populaires ont pu mettre en évidence.

* Cet article est paru sur le site Mediapart.

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