
Par Pablo Stefanoni
La candidature du jeune président du Sénat, Andrónico Rodríguez, a bouleversé le paysage politique bolivien. A l’approche des élections présidentielles, le bloc lié au Mouvement vers le socialisme (MAS) est plongé dans une guerre interne acharnée et la droite, bien que divisée et dépourvue de nouvelles figures, se réjouit d’une victoire au second tour. [Sur la crise du MAS, voir l’article de Fernando Molina publié sur ce site le 4 avril 2025.]
En acceptant cette candidature samedi 3 mai, Andrónico Rodríguez a décidé de s’engager plus fermement dans la guerre interne entre les partisans d’Evo Morales («evistas) et ceux de Luis Arce («arcistas»), qui menace de détruire le Mouvement vers le socialisme (MAS) et de bouleverser le paysage électoral. Devant les organisations sociales qui l’acclamaient à Oruro – lors du rassemblement saluant sa candidature officielle – coiffé d’un casque de mineur, le jeune président du Sénat (36 ans) a dit oui. Il se présentera à la présidence de la Bolivie le 17 août prochain.
Avec le président Luis Arce Catacora en baisse dans les sondages et Evo Morales inéligible, Andrónico, comme tout le monde l’appelle, cherche à se positionner comme le visage renouvelé d’un champ politique affaibli par les luttes intestines qui ont éclaté dès le retour au pouvoir du MAS en octobre 2020, après le renversement d’Evo Morales par un mouvement civique et policier en 2019.
La décision initiale de Luis Arce d’écarter de son cabinet les figures les plus importantes du mouvement «evista» a débouché sur une guerre sans merci: le gouvernement a poursuivi Evo Morales, qui s’est retrouvé «en exil» dans la région productrice de coca du Chapare, son bastion politique et territorial, gardé par des milices syndicales paysannes pour éviter qu’il ne soit arrêté. De son côté, ce dernier a cherché à affaiblir autant que possible le président qu’il avait lui-même mis en place et qu’il considère aujourd’hui comme la «droite interne».
Le gouvernement d’Arce a relancé une plainte pour abus et traite d’êtres humains contre Evo Morales pour une relation avec une mineure, dans une affaire où le parquet a agi d’office. Il s’agit en réalité d’une plainte déposée par le gouvernement de Jeanine Áñez [présidente de novembre 2019 à novembre 2020, antérieurement deuxième vice-présidente de la Chambre des sénateurs], dont l’«arcismo» s’est emparé pour neutraliser l’ancien président. Ce dernier a quant à lui organisé une série de barrages routiers pour tenter d’éviter sa destitution, mais il n’a pas atteint son objectif et a fini par s’enfermer dans cette «zone de sécurité», même si l’attaque à main armée contre son véhicule, en octobre 2024, montre qu’il n’y a aucune sécurité au milieu d’un tel affrontement politique.
La médiation de diverses personnalités de la gauche du continent, notamment des présidents et anciens présidents, pour tenter de rapprocher les parties, n’a donné aucun résultat. Et le MAS s’est engagé dans un processus d’autodestruction. Les efforts visant à préserver la relation entre Evo et Andrónico n’ont pas non plus abouti. Au final, ce n’est pas la droite, affaiblie après le gouvernement de Jeanine Áñez et la défaite électorale de 2020, mais les affrontements internes, ajoutés à la crise économique, qui ont transformé le puissant parti paysan – capable d’organiser un bloc politique indigène-populaire tant dans les urnes que dans la rue – en une ombre de lui-même, traversé par un climat marqué par un climat de décomposition politique.
Dans cette guerre interne, Arce a d’abord obtenu que la justice «interprète» de manière arbitraire la Constitution en ce sens qu’une réélection non consécutive après deux mandats présidentiels n’est pas possible, ce qui met Morales hors jeu. Puis Arce a réussi à arracher au leader cocalero le sigle du MAS grâce à un congrès parallèle organisé par l’appareil d’Etat et reconnu ensuite par les juges. Mais l’actuel président ne peut guère tirer profit de ce sigle autrefois invincible: sa gestion, jugée médiocre par les analystes de tous bords idéologiques, ajoutée à une grave crise économique, l’a fait sombrer dans les sondages, avec environ 5% des intentions de vote. L’image d’Arce en tant qu’artisan du miracle économique bolivien [ministre de l’Economie de 2006 à 2017, puis de janvier à novembre 2019] s’est évanouie et il est désormais considéré comme un dirigeant incapable de gérer l’Etat. La chute des réserves de gaz a accéléré l’érosion du modèle mis en place depuis 2006, qui avait donné de bons résultats pendant des années en termes de croissance économique et d’accumulation de devises, mais qui semble aujourd’hui à bout de souffle.
Evo Morales est bien mieux placé dans les sondages (avec plus de 20% des intentions de vote), mais le rejet qu’il suscite dans une partie de la population rend sa victoire au second tour presque impossible. Retranché dans le Chapare, il s’est réaffirmé dans un discours bolivarien intransigeant et est allé jusqu’à accuser de trahison des personnalités telles qu’Álvaro García Linera, qui l’a secondé au pouvoir pendant près de 14 ans: cet ancien vice-président a déclaré publiquement qu’il valait peut-être mieux que Morales et Arce renoncent à leurs aspirations présidentielles afin de permettre l’émergence d’une nouvelle figure porteuse de changement. Cette figure d’unité, imaginait-il, pourrait être Andrónico Rodríguez.
Poussé par Evo Morales pour lui succéder à la tête des syndicats de cultivateurs de coca, Andrónico a été élu en 2018 vice-président des Seis Federaciones Cocaleras del Trópico de Cochabamba. Il fait partie de la nouvelle génération de leaders paysans, qui entretiennent des relations beaucoup plus souples avec les villes – ce que l’anthropologue Alison Spedding a qualifié de «semi-paysans» en raison de leur lien entre le monde urbain et rural. Né à Sacaba, capitale de la province du Chapare, il a étudié les sciences politiques à l’Université Mayor de San Simón (à Cochabamba), puis est retourné à la campagne. Selon son propre récit, il accompagnait son père aux réunions des syndicats paysans depuis son enfance et a pris conscience de la nécessité d’une éducation formelle. «Mon père avait un manque de connaissances et j’ai pensé que je devais surmonter cela. Je dois lire, étudier et voir comment collaborer avec ma communauté en m’appuyant sur des connaissances académiques et techniques plus solides.» En 2020, il est entré au Sénat et a été élu pour le présider. Perçu comme le «dauphin» d’Evo Morales, il a commencé à faire montre de ses capacités de leader au sein de la Chambre haute et à prendre ses distances avec la faction «evista», sans pour autant rejoindre celle d’«arcista», alors que le conflit ravageait le MAS.
Pesant chacun de ses pas pour éviter que de petites erreurs ne se transforment en fautes catastrophiques, et sans faire de vagues, Andrónico a acquis une autonomie croissante vis-à-vis de Morales. Le fait que, ces derniers temps, chaque fois qu’il était convoqué à une réunion d’«evistas» dans le Chapare, le sénateur se trouvait soudainement en voyage à l’étranger. Cela est devenu un sujet de conversation dans la politique et la presse locales. Voilà un timing impeccable pour ne pas rester collé à un Evo replié sur lui-même et aux discours radicaux – diffusés dans son émission sur la radio Kawsachun coca – qui l’éloignaient d’une grande partie de ses anciens électeurs.
Andrónico était sous la surveillance permanente de son mentor Evo qui cherchait à détecter d’éventuels actes de «trahison». Au début, on craignait qu’il ne passe dans le camp d’Arce, mais lorsque cela ne s’est pas produit, la simple autonomie de ce qui commençait à être perçu comme une troisième ligne «androniquiste» apparaissait tout autant comme une menace pour Evo Morales. Ce dernier insiste pour se présenter à un nouveau mandat, pour lequel il a lancé le mouvement EVO Pueblo (Estamos Volviendo Obedeciendo al Pueblo). La réaction de l’ancien président à la candidature d’Andrónico Rodríguez a suivi le même ton: «Ceux qui s’éloignent sont au service de l’empire», a-t-il déclaré.
Andrónico Rodríguez semble conscient que le contexte politique de la Bolivie et de la région est très différent de l’enthousiasme anti-néolibéral de 2005, lorsque Evo Morales s’était imposé avec 54% des voix et avait ouvert la voie au «processus de changement» avec un discours nationaliste populaire et indigéniste à la fois radical et pragmatique. Déjà candidat, bien que n’ayant pas encore défini son programme/sigle, Andrónico a critiqué la construction d’usines publiques inefficaces destinées à satisfaire les revendications corporatistes des régions et des organisations sociales. Lors d’un forum organisé par le quotidien de Santa Cruz El Deber, le sénateur a souligné que l’Etat devait se concentrer sur des secteurs clés tels que les hydrocarbures et l’énergie, et ne pas se disperser dans des projets mineurs. «L’Etat n’a pas besoin de tout accaparer, mais d’être acteur là où cela compte vraiment», a-t-il déclaré. Il a même accusé Arce d’avoir transformé le modèle économique du MAS en un «Etat paternaliste qui relègue l’économie privée, communautaire et coopérative».
La candidature d’Andrónico, qui recueille plus de 20% des intentions de vote, ce qui le place dans les sondages sur un pied d’égalité avec l’homme d’affaires Samuel Doria Medina [dirigeant de Unidad Democrata, vice-président de la IIe Internationale!], pourrait obtenir de bons résultats, selon ces mêmes sondages, lors d’un éventuel second tour. Le centre-droit est divisé et ne présente pas de nouveaux visages: Doria Medina lui-même, tout comme Jorge Tuto Quiroga [vice-président de 1997 à 2001 et président de 2001 à 2002] – aligné sur la droite de Miami – et le maire de Cochabamba, Manfred Reyes Villa, sont des figures usées qui renvoient à l’ère pré-2005. Quiroga a pris la présidence en 2001 après la mort d’Hugo Banzer et Reyes Villa était l’un des principaux candidats à la présidence en 2002. La campagne de Doria Medina, en tant qu’économiste et homme d’affaires libéral-développementaliste, correspond mieux au contexte de crise, mais il n’en reste pas moins issu de la «vieille politique», ce qui s’ajoute à son manque légendaire de charisme. Bien que les tentatives de formation d’un bloc unitaire allant du centre à la droite aient échoué, tous les candidats de cet espace rêvent de battre facilement le MAS au second tour, dans une sorte d’«effet Equateur» [Daniel Noboa s’est imposé face à Luisa Gonzalez le 13 avril]. La candidature d’Andrónico va-t-elle bouleverser ce scénario?
Le millionnaire histrionique Marcelo Claure [fondateur et PDG de Claure Group, président exécutif de Bicycle Capital et vice-président du groupe Shein], qui aspire à devenir une sorte d’Elon Musk dans le prochain gouvernement sans définir clairement sa préférence parmi les candidats de l’opposition en lice après l’échec de l’unité de la droite, a salué la décision d’Andrónico et a tenté de semer la zizanie avec son verbiage à la Trump: «Andrónico est mille fois mieux qu’un pédophile [en référence à Evo Morales] ou qu’un incapable [Arce] et j’ai bon espoir que nous travaillerons tous ensemble pour sortir la Bolivie de ce gouffre.»
Même s’il ne se présentera pas sous la bannière du MAS, Andrónico Rodríguez mise sur la représentation du même bloc «indigène plébéien» – qui reflète la diversité sociologique populaire bolivienne, également caractérisée par de puissantes formes d’entrepreneuriat – et dans les faits sur la reconstruction du MAS. Le nouveau candidat est autocritique à l’égard des dernières années du gouvernement du MAS et a commencé à présenter Evo Morales davantage comme une figure historique que comme un leader incontesté du présent.
Son profil ouvert au dialogue, qui lui a permis de rester à la tête de la Chambre haute malgré les aléas politiques, est un atout dans un contexte où la gauche doit regagner ceux qui se sont éloignés et, à terme, gouverner dans un contexte difficile. Parmi ses faiblesses, on peut citer son expérience politique limitée et le rejet social de l’actuelle gestion du MAS sous le gouvernement Arce. Le fait d’être en marge de l’«arcismo» (qui dispose des ressources de l’Etat) et de l’«evismo», qui bénéficie encore d’une base sociale, est à double tranchant: cela lui permet de renforcer son discours de renouveau, mais lui enlève toute structure de mobilisation. Dans l’ensemble, de nombreux secteurs sociaux, lassés des luttes internes, ont commencé à voir en Andrónico le nom d’un candidat qui semble a priori compétitif, alors que jusqu’à très récemment on ne voyait qu’une défaite du «bloc populaire» face à une droite qui, bien qu’ancrée dans le passé, est capable de canaliser le malaise ambiant. (Article publié par Nueva Sociedad, mai 2025; traduction rédaction A l’Encontre)
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