
Par Basel Adra
Aux premières heures du lundi matin 5 mai, deux énormes pelleteuses Hyundai et deux bulldozers Caterpillar ont fait leur apparition devant les portes de la colonie de Ma’on – située dans les collines du sud d’Hébron – construite illégalement sur des terres palestiniennes appartenant au village d’At-Tuwani. Pour les habitants palestiniens de la région, la vue de ces «monstres jaunes», comme ils les appellent, est un présage: la journée sera marquée par la destruction et les familles perdront les maisons dans lesquelles elles se sont réveillées quelques heures plus tôt.
Environ 90 minutes plus tard, l’ampleur de l’opération est apparue clairement. Des jeeps militaires, des soldats de l’armée israélienne, des unités de la police des frontières, des fonctionnaires de l’administration civile et un groupe d’ouvriers se sont rassemblés, puis se sont dirigés en bloc vers Khirbet Khilet al-Dabe’, un petit village tenace niché entre les hauteurs de Shafa Yatta et les collines plus basses de Masafer Yatta. Je me suis précipité sur place avec d’autres militants locaux pour documenter ce que nous redoutions.
Nous avons été arrêtés par un groupe de soldats masqués à environ 80 mètres des maisons du village. «Vous n’avez pas le droit d’avancer», a aboyé un soldat en laissant tomber un vieux seau rouillé par terre et en déclarant: «C’est ici la limite d’une zone militaire fermée: quiconque la franchit sera arrêté.»
Nous avons demandé s’il existait un décret militaire officiel établissant le caractère protégé de la zone. Un soldat a répondu: «Il arrivera dans quelques minutes.» Mais la démolition s’est poursuivie pendant des heures et aucun décret n’est jamais parvenu. Il ne s’agissait pas de l’application d’une décision judiciaire, mais plutôt d’un exercice pur et simple de pouvoir militaire. En réalité, les soldats ne faisaient même pas semblant de respecter les lois discriminatoires d’Israël. Ils se contentaient de nous menacer avec leurs armes et de nous menacer d’arrestation.
Pendant que les soldats nous retenaient, une pelleteuse a détruit deux puits, tandis que d’autres soldats ont fait irruption dans le village. Des familles ont été expulsées de force de leurs maisons. Parmi elles se trouvaient Amna Dababseh, 80 ans, et son mari Ali, 87 ans.
«Ma fille nous a apporté le petit-déjeuner et nous étions sur le point de manger lorsqu’elle nous a dit que l’armée était entrée dans le village», a raconté Amna. «Soudain, des soldats se sont présentés à notre porte. L’un d’eux a pointé notre maison du doigt et a dit: « Sortez. Nous allons démolir cette maison.» Je lui ai répondu: «Mon mari a eu un accident vasculaire cérébral et peut à peine marcher. Je suis diabétique. Où voulez-vous que nous allions?» Il m’a simplement répondu: «Allez dans la montagne. Allez-y!»
La voix d’Amna s’est brisée lorsqu’elle a décrit le chaos. Les policiers des frontières ont fait le tour des maisons, expulsant famille après famille. Hommes, femmes et enfants ont été poussés vers une colline surplombant leur communauté détruite. «Ce village subit des démolitions depuis 20 ans, a déclaré Amna, mais jamais comme ça.»
Elle se tenait debout, en pleurs, parmi des dizaines d’autres personnes, regardant le travail de toute sa vie réduit à un tas de décombres. Malgré le traumatisme et le choc, elle répétait sans cesse: «Je ne quitterai jamais ce village, jusqu’à mon dernier jour.» Son mari et d’autres partageaient le même sentiment, déterminés à défier et à résister à un système conçu pour les rayer de la carte.
«Ils veulent nous faire disparaître»
Ce qui s’est passé à Khilet al-Dabe’ n’était pas seulement une démolition, c’était une véritable destruction. Au total, neuf maisons ont été détruites, ainsi que six grottes, sept puits, quatre abris pour le bétail, dix réservoirs d’eau et le seul système d’énergie solaire ainsi que l’infrastructure Internet du village.
Khirbet Khilet al-Dabe’ est l’une des principales communautés présentées dans notre documentaire «No Other Land» [1]. Le village est connu pour sa végétation naturelle et son activité agricole. Contrairement à beaucoup d’autres villages de Masafer Yatta, ses habitants se consacrent moins à l’élevage et davantage à la culture des amandiers, des vignes et des oliviers. Ils entretiennent des terrasses traditionnelles en pierre et travaillent la terre toute l’année. La position élevée du village et sa végétation luxuriante en font l’un des plus beaux de la région.
Mais la géographie n’est pas une protection. Au cours des 18 derniers mois, quatre nouveaux avant-postes de colons ont été établis à l’est et à l’ouest de Khilet al-Dabe’. Il y a moins de trois mois, le 10 février, les forces israéliennes sont entrées dans Khilet al-Dabe’ et ont détruit sept maisons et deux grottes. Amer Dababseh, le fils d’Amna et d’Ali, a vu sa maison et sa grotte démolies ce jour-là. Depuis 2018, sa maison a été détruite au moins sept fois. Après l’attaque de février, lui et sa famille ont trouvé refuge chez ses parents âgés; aujourd’hui, cette maison a également été détruite.
Cette fois-ci, les forces israéliennes ont laissé Amer Dababseh et beaucoup d’autres sans rien. Même les grottes, qui servaient historiquement d’abris d’urgence pour les familles déplacées, ont été démolies. Aujourd’hui, de nombreux villageois, y compris des enfants, n’ont d’autre choix que de dormir à la belle étoile.
Une fois l’armée retirée, les villageois sont retournés sur place et ont fouillé les décombres à la recherche de tout ce qui pouvait être récupéré: vêtements, ustensiles de cuisine, effets personnels. La scène ressemblait à une catastrophe naturelle, comme si un tremblement de terre avait ravagé leurs maisons, leurs puits et leurs vies.
Selon les habitants, l’objectif de la démolition du lundi 5 mai s’inscrit dans le cadre d’une initiative plus large visant à chasser les Palestiniens de leurs terres et à ouvrir la voie à une nouvelle expansion illégale des colonies. «Ils veulent nous effacer, pas seulement nos maisons, mais notre présence, notre histoire et notre avenir», a déclaré Amer Dababseh. Pour les familles de Khilet al-Dabe’, les décombres ne sont pas seulement des débris, ils leur rappellent qu’elles font obstacle à une occupation qui ne cesse de s’étendre. Et malgré tout, elles refusent de partir.
En réponse à la demande de +972, le Coordinateur des activités gouvernementales dans les territoires (COGAT) a déclaré que son personnel «avait mené une opération contre plusieurs structures illégales construites sans permis dans la zone de tir 918, en violation des règlements d’urbanisme et des restrictions d’accès militaires», et que «l’opération avait été menée dans le plein respect des procédures légales et des priorités d’intervention approuvées».
Un porte-parole de l’armée israélienne a déclaré que «les mesures d’exécution de la loi ont été menées après l’achèvement de toutes les procédures administratives requises et conformément au cadre des priorités d’exécution précédemment présenté à la Cour suprême». Il a en outre affirmé qu’«un ordre de fermeture a été émis dans la zone adjacente, et que l’ordre général applicable à l’endroit en question était également connu des habitants. L’ordre provisoire émis a été remis sur demande». (Article publié sur le site israélo-palestinien +972, le 6 mai 2025 ; traduction rédaction A l’Encontre)
Basel Adraa est un militant, journaliste et photographe originaire du village d’a-Tuwani, dans les collines du sud d’Hébron.
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[1] Sacré meilleur documentaire à la Berlinale de 2024, No Other Land a été réalisé par un collectif de quatre activistes palestino-israélien·ne·s. Prix du Public remis par la Ville de Nyon (Suisse).
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