France. Anatomie de l’Etat radicalisé

Entretien avec Claude Serfati

Au nom de l’anti-terrorisme, l’État français a fait de la lutte contre la «radicalisation» un axe central de son intervention idéologique et coercitive. «Islamistes», «islamogauchistes», «wokistes», «intersectionnalistes», tou·tes radicalisé·es! Mais au regard de l’intensité prise par la répression des mouvements sociaux, de l’encerclement sécuritaire des quartiers populaires et d’immigration, et de la récurrence des interventions militaires françaises depuis une dizaine d’années, ne devrait-on pas retourner le stigmate pour affirmer que c’est l’État qui connaît une radicalisation autoritaire?

Dans cet entretien autour de son livre, récemment paru aux éditions La Fabrique, Claude Serfati revient sur l’anatomie qu’il y propose de cet État radicalisé, et en particulier sur le rôle de l’armée dans ce processus.

Votre livre L’Etat radicalisé. La France à l’ère de la mondialisation armée (La Fabrique) paraît dans un contexte où l’on s’interroge de plus en plus sur des branches de l’Etat, par exemple la justice et la police, et les violences qu’elles font subir à la population. Comment l’armée s’insère-t-elle dans cette radicalisation autoritaire?

En principe, la sécurité intérieure et la sécurité extérieure sont des missions qui sont dissociées dans les États démocratiques, et même dans les autres d’ailleurs. Donc on pourrait évacuer la question en disant que l’armée n’a pas de rôle dans la radicalisation autoritaire intérieure. Cela serait regrettable pour plusieurs raisons. D’abord, parce que la nouvelle conjoncture historique qui s’est développée depuis les années 1990 s’est traduite par une confluence de la sécurité intérieure et extérieure dans les agendas de sécurité nationale des pays dominants.

La disparition de l’URSS en 1991 semblait marquer la fin des guerres inter-étatiques, et les menaces, selon les documents officiels, viendraient principalement des obstacles à l’accès aux ressources naturelles et à leur transport, ou bien des populations rurales chassées de leur terre qui gonfleraient les immenses mégapoles des pays en développement. Plutôt que la défense contre un État bien identifié, la sécurité nationale est donc menacée de l’intérieur et pour des raisons économiques ou sociales.

Ces discours reflétaient également les conséquences d’un changement majeur dans la trajectoire économique. Le régime d’accumulation à dominante financière, ainsi que l’a qualifiée François Chesnais, a conduit à l’offensive généralisée contre les droits des salariés, des jeunes dans le cadre des politiques d’austérité (le néolibéralisme) dont les classes dominantes et leurs gouvernements savaient qu’elles provoqueraient des résistances.

Cette confluence entre sécurité extérieure et intérieure s’observe depuis les années 1990 et elle a augmenté après les attentats terroristes du 11 septembre. Les attentats ont été instrumentalisés au nom de «la guerre au terrorisme». J’ai documenté cette évolution dans La mondialisation armée. Le déséquilibre de la terreur (Éditions Textuel, 2001) et dans Impérialisme et militarisme. Actualité du XXIe siècle (Éditions Page 2, 2004). Les Etats-Unis ont fixé le cap en 2001, l’Union européenne a suivi peu après avec sa première doctrine de sécurité élaborée en 2003 sous l’impulsion de Javier Solana [membre du PSOE, ministre des Affaires étrangères de l’Etat espagnol de 1992 à 1995, qui avait été secrétaire général de l’OTAN de décembre 1995 à octobre 1999 et a occupé le poste de Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune de décembre 1999 à décembre 2009]. Le document de l’Union européenne contient des objectifs semblables à celui des États-Unis, sauf sur la question des frappes préventives sur laquelle les Européens étaient un peu plus nuancés.

La France est «exemplaire» dans cette convergence entre les ennemis de l’extérieur et de l’intérieur, avec ses 13 lois sécuritaires votées depuis 1995. Et ça continue. En 2022, un projet de loi criminalisation des squats a été déposé. Il menace de trois ans de prison les personnes et familles sans-abri qui occupent un logement vide de tout meuble, pour se protéger de la rue. En 2023, une nouvelle loi sera votée contre les immigrés et ceux qui les défendent.

Voilà donc le contexte général dans lequel la France s’inscrit de façon résolue, compte tenu de la place de l’armée. Car s’il est bien connu que l’État a toujours été au centre des rapports sociaux en France, il faut rappeler une fois de plus que l’armée est au cœur de l’État dans la Cinquième République. Et sans entrer dans les détails de l’analyse que j’aborde dans mon ouvrage, l’armée est une source d’inspiration directe des politiques de défense du président. Le rapport de forces entre l’armée et le pouvoir politique change selon les époques mais le processus de co-élaboration de la doctrine militaire demeure.

Cette centralité de l’armée est structurellement inscrite dans les institutions de la Cinquième République, mais elle est renforcée par le discrédit présidentiel de plus en plus grand, depuis notamment Sarkozy [2007-2012], Hollande  [2012-2017] et Macron. Ce discrédit tient à la médiocrité des acteurs qui incarnent le bonapartisme présidentiel, à l’affaiblissement du statut de la France dans le monde et plus encore à la crise sociale du pays qui provoque un rejet des politiques gouvernementales. Dans le contexte de co-élaboration sur les questions de défense et de sécurité, l’armée tend à prendre un ascendant tout en demeurant discrète. Par exemple, les guerres que les médias attribuent au pouvoir présidentiel – la guerre en Lybie de Sarkozy et la guerre au Mali de Hollande, sont en réalité des guerres qui ont été décidées avec l’armée.

Parfois, la «grande muette» parle. J’analyse dans mon ouvrage les appels de généraux publiés en avril 2021 qui demandaient à E. Macron de mettre en œuvre la constitution et les lois existantes pour éradiquer «les alliances qui se forment entre islamistes et groupes revendicatifs divers dans une ‘intersectionnalité des luttes’».

Les guerres menées à l’extérieur sont allées de pair avec la radicalisation autoritaire à l’intérieur du pays. E. Macron joue en permanence de cette interaction avec des slogans tels que «nous sommes en guerre» (contre qui?), «économie de guerre», etc. Il remplace le Conseil des ministres par le Conseil de défense et il donne des gages financiers considérables à l’armée. La loi de finances de 2023 crée 4500 nouveaux postes de militaires et de policiers contre 2900 nouveaux postes d’enseignants.

Emmanuel Macron vient d’annoncer que les dépenses inscrites dans la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 s’élèveront à 413 milliards d’euros. Soit 118 milliards de plus que la LPM actuelle, déjà fortement en hausse. C’est une application de la politique du «quoiqu’il en coûte» pour les travailleurs: 118 milliards d’euros, c’est un montant dix fois supérieur au déficit du régime des retraites annoncé pour 2030. La radicalisation autoritaire, ce n’est donc pas seulement des accusations périodiques d’islamogauchisme ou d’écoterrorisme, c’est une réalité tout à fait palpable par les choix budgétaires: plus de militaires et de policiers, moins d’enseignants et de personnels de santé.

La radicalisation autoritaire c’est aussi l’intervention de l’armée dans la rue dans le cadre de l’opération Sentinelle. Mais ce n’est pas un hasard si je la mets en conclusion de ma réponse. Bien qu’elle soit significative, elle ne doit surtout pas masquer le processus de radicalisation générale. D’autant plus que l’opération Sentinelle ne satisfait pas vraiment les militaires, elle les satisfait de moins en moins.

Dans son texte sur les appareils d’État, Althusser évoque à la marge que les appareils répressifs d’État fonctionnent aussi, bien que de manière secondaire, comme des appareils idéologiques d’État. Aujourd’hui on voit que la police participe pleinement dans la bataille des idées. Est-ce que l’armée y intervient également?

Les questions de l’idéologie ne font pas partie de mon domaine de recherche mais ce dont je suis sûr c’est que l’idéologie a besoin d’une force matérielle pour pouvoir s’exprimer. Le fait que l’armée s’exprime peu publiquement ne signifie pas qu’elle n’intervient pas dans la bataille idéologique.

Il faut en effet comprendre que l’idéologie se diffuse dans la population par d’autres moyens que les cris et les manifestations publiques. On observe une convergence de forces matérielles qui permettent à l’institution militaire de participer à la bataille idéologique tout en étant discrète. Son attitude est donc différente de celle de la police que vous documentez dans votre ouvrage –Gazer, mutiler, soumettre. Politique de l’arme non létale (La Fabrique, 2020) – et cette différence n’est pas secondaire.

Regardons donc ces forces matérielles: l’armée est le premier recruteur de la nation. Selon Ouest-France, l’armée et la gendarmerie vont recruter 40 000 jeunes en 2023. Les campagnes d’affiches peuplent l’espace public sur ce thème, et les «engagez-vous pour avoir un métier » font aussi partie de la bataille idéologique. On mesure combien celle-ci est ancrée dans une réalité matérielle, qui est celle d’une société à fort taux de chômage, à fort taux de précarité des jeunes et dans laquelle l’armée se présente désormais comme une institution de formation. Voilà un premier exemple qui me paraît relever typiquement de ce que vous appelez la bataille idéologique qui est assise sur une réalité sociale désastreuse.

Le parlement, qui est pour l’essentiel une chambre d’enregistrement des exigences militaires, constitue un second vecteur de diffusion de l’idéologie pro-militaire. Même les parlementaires de l’opposition de gauche sont silencieux sur la militarisation des esprits. L’union nationale est donc permanente au Parlement sur ces questions. Il semble que l’armée contamine d’une certaine manière les parlementaires pour qu’ils restent dans une discrétion honorable. Pourtant, une campagne autour des chiffres que j’ai donnés – 4 500 militaires supplémentaires et seulement 2 500 enseignants supplémentaires – pourrait faire réfléchir et peut-être agiter des millions de personnes si elles étaient imprimées sur le simple recto d’un tract diffusé à la population ou circulaient sur les réseaux sociaux.

Pour continuer sur le rôle du parlement, je peux citer le rapport Maire-Tabarot sur les exportations d’armes, publié à la veille des élections présidentielles. Sa proposition phare était d’instituer une commission de contrôle parlementaire sur les exportations d’armes. Des commissions de ce type existent en Grande-Bretagne, aux États-Unis et dans d’autres pays démocratiques. Elles ne freinent pas le militarisme mais peuvent constituer un contrepoids à la pression énorme du système militaro-industriel. Cette proposition a été immédiatement retoquée, d’ailleurs dans des conditions qui sont intéressantes à décrire.

Dans une note «confidentielle» mais révélée par les journalistes de Disclose, la direction générale de la sécurité extérieure a fait savoir quelques jours après la publication du rapport, que la création d’une telle commission reviendrait à remettre en cause la sécurité nationale française ! J’ajoute que la plupart des rapporteurs de la commission de défense sont étroitement connectés au monde militaro-industriel. Et lorsqu’un rapporteur, soucieux de faire son travail, envoie un questionnaire au ministère des armées, afin de documenter son avis sur le budget, il se heurte souvent à un refus.

Enfin, en plus de la formation et du parlement, ce sont des centaines de millions d’euros qui sont consacrés à la communication du ministère des Armées. Celle-ci dispose d’une émission hebdomadaire régulière sur la chaîne LCP. Depuis quelques années, l’armée mène une campagne dans l’Éducation nationale et les universités. Les universités, qui sont exsangues financièrement à cause des politiques menées depuis des années, se voient proposer des contrats de recherche avec l’armée, des stages et des formations. Ce sont des petits budgets – petits par rapport à ce que fait le département d’Etat américain – mais ils permettent une intrusion plus large dans les universités.

En lisant votre livre on apprend que l’addiction aux ventes d’armes de la France se double du besoin de faire la preuve par l’action que les armes françaises sont efficaces. Dans quelle mesure la structure économique du pays, avec un secteur militaire fortement développé, produit un État particulièrement violent, à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières?

Évidemment quand vous mentionnez les dimensions économiques, on est d’accord pour dire qu’il s’agit d’analyser l’économie politique du capitalisme français. Je pense qu’il faut partir de ce qui se passe à l’échelle mondiale, sur les plans économique et géopolitique pour comprendre comment un pays se comporte. C’est pour moi une des leçons importantes des théories d’impérialisme du début du 20e siècle: le comportement d’un pays est d’abord déterminé par la place (ou le statut), qu’il occupe dans l’espace mondial et c’est donc de l’analyse de cet espace mondial qu’il faut partir.

L’analyse des relations entre le mondial et le national peut s’inspirer de la contribution de Trotski aux théories de l’impérialisme. Lénine, Boukharine, Hilferding et Luxemburg sont plus souvent cités comme théoriciens de l’impérialisme, mais je pense que son hypothèse du développement inégal et combiné constitue un apport spécifique par rapport aux autres théoriciens, à l’exception peut-être des développements faits par Rosa Luxembourg (sur la destruction de l’économie naturelle, les processus de soumission de la Turquie et de l’Egypte aux impérialismes européens, etc.).

Le développement inégal et combiné, c’est cette idée qu’à l’époque de l’impérialisme, que Trotski caractérise comme celle où «le capitalisme a fait du monde entier un seul organisme économique et politique», il n’y a pas de place pour l’évolution graduelle (par étapes successives) pour le développement économique d’un pays. Le «privilège d’une nation retardataire», ainsi qu’il le nomme, peut lui permettre de sauter les étapes par lesquelles sont passés les plus vieux pays capitalistes, et, rattraper sur certains aspects le retard qu’elle a pris. Dans son émergence sur la scène mondiale comme concurrent des puissances dominantes, un tel pays combine des traits ultramodernes, grâce par exemple à l’intégration dans son économie des technologies les plus performantes produites par les pays les plus avancées, et des traits retardataires.

Trotski fonde son hypothèse générale à partir de l’observation du développement spectaculaire de l’économie russe à la fin du 19e siècle. Inutile de dire que le «privilège d’une nation retardataire» requiert plusieurs conditions – au sein desquelles la volonté politique est déterminante. Il ne conduit donc à un véritable développement économique que dans une minorité de cas, celui de la Chine capitaliste dirigée par le Parti communiste, étant aujourd’hui le plus emblématique. En effet, la domination impérialiste des pays occidentaux sur la majorité des pays demeure tenace, même si elle s’affaiblit, mais c’est un autre débat.

L’hypothèse du développement inégal et combiné propose donc qu’un pays est intégré dans l’espace mondial, mais qu’il combine les caractéristiques de la situation internationale tout en les appliquant de façon spécifique, en fonction de ses traditions, c’est-à-dire pour la France la centralité de l’Etat et du militaire.

On peut alors réfléchir aux effets cumulatifs des interactions entre les niveaux d’échelle mondial et national produits par la centralité du militaire en France. Depuis le début des années 1960, la direction générale de l’Armement (DGA), le bras industriel du ministère des Armées, explique que la France doit exporter un tiers de sa production d’armes pour que son coût soit économiquement supportable pour le budget de l’Etat. La dépendance aux ventes d’armes est donc structurellement inscrite dans le modèle français d’armement.

Sur le plan extérieur, cette addiction aux ventes d’armes oriente la diplomatie de la France vers la quête incessante de clients, sans égard pour leur utilisation contre les populations. Elle nécessite également un interventionnisme militaire afin que les guerres menées par la France servent de salon d’exposition en grandeur réelle de la qualité des systèmes d’armes produits par les industriels (combat-proven, se félicitent les industriels).

Sur le plan intérieur, la centralité du militaire exige toujours plus de budget militaire. Il s’élevait à 33 milliards d’euros en 2017 et se situera à 60 milliards par an avec la prochaine loi de programmation militaire (LPM). De tels niveaux de dépenses exercent des effets de préemption de ressources financières et de personnel qualifié considérables, ils produisent une diversion des priorités car les autres secteurs industriels sont négligés.

En somme, la production d’armes a des effets globalement négatifs sur le système productif français, elle affaiblit les performances des industries civiles (sauf l’aéronautique) sur le marché mondial et surtout européen. La perte de compétitivité de l’industrie française est générale, on en trouve un indice dans la hausse vertigineuse du déficit de la balance commerciale. Je consacre un chapitre de mon ouvrage à la catastrophe industrielle liée à la production d’armes.

Avec le déclin du levier économique, le statut international de la France se dégrade et la recherche de pays clients pour les armes françaises devient plus obsédante. Les ressources financières massives manquent pour d’autres utilisations. Les dépenses sociales sont bien sûr sacrifiées: un arbitrage est fait entre produire des armes ou recruter des enseignants et des soignants. Sur le plan politique, le doublement des dépenses militaires en moins de dix ans est possible grâce au consensus droite-gauche au nom du «rang» de la France dans le monde.

La mobilisation contre les menaces extérieures est également dirigée contre celles et ceux qui remettent en cause ce consensus. Cet amalgame entre les menaces de l’extérieur et de l’intérieur trouve son apogée dans la loi votée en France en 2022 qui s’appelait initialement «continuum de sécurité globale». Du Sahel à Saint-Denis en somme. Un tel agenda provoque une radicalisation militaire à l’étranger et sécuritaire en France où les oppositions à l’union nationale sur le militaire seront qualifiées de «séparatistes». Tel est le sens du message adressé par E. Macron dans ses vœux aux armées présenté le 20 janvier 2023: il faut «entretenir l’appui mutuel entre les armées et les forces de sécurité intérieure et forces de sécurité civile pour toujours mieux répondre aux crises, sanitaires ou climatiques, par exemple», mais d’autres exemples de crise viennent vite à l’esprit…

La France n’est certes pas le seul pays occidental à comprimer les droits et libertés, mais elle est le seul dont l’interaction entre le militaire (à l’extérieur) et le sécuritaire (à l’intérieur) soit aussi forte.

Dans quelle mesure la France peut être considérée comme un pays impérialiste à part entière? Elle se caractérise par une forte présence militaire en «Indopacifique» et en Afrique mais vous montrez aussi que son activité dépend d’un soutien matériel important des Etats-Unis

Merci de soulever la question de l’impérialisme, car c’est une question d’actualité. Il va falloir d’autant plus y répondre que l’invasion de l’Ukraine par la Russie a fait resurgir le terme d’impérialisme et que les actes impérialistes provoquent un rejet de la population, au point que Macron s’en serve concernant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, qualifiant ce pays d’impérialiste. En fait, il est d’accord pour utiliser le terme à condition que l’impérialisme soit slave et qu’il vise une conquête territoriale. Son analyse est bien sûr irrecevable.

Venons-en donc au fond. L’impérialisme est une structure de domination de l’espace mondial par quelques grands pays mais il définit également des pratiques nationales différenciées. Des pays en dominent d’autres, ils peuvent ainsi capter les richesses produites par le travail et piller les ressources offertes par la nature. Les matières premières étaient déjà un enjeu crucial au début du 20e siècle, mais aujourd’hui, elles sont un enjeu géopolitique encore plus important. En effet, la destruction accélérée de l’environnement et la quête frénétique de ressources naturelles soulignent à quelle catastrophe le capitalisme conduit l’humanité.

Des indicateurs de capacités militaires et de performances économiques aident à rendre compte de l’impérialisme. À titre d’exemple concernant la France, on peut citer sur le plan militaire, l’importance du budget des armées, son statut de membre permanent du Conseil de sécurité, qui repose sur la détention de l’arme nucléaire, et sa participation à des opérations militaires extérieures grâce à son corps expéditionnaire. Sur le plan économique on dispose de quelques éléments, tels que les flux de revenus du capital enregistrés par les balances des paiements. Ces flux de revenus sont principalement constitués par les profits rapatriés des multinationales grâce à leurs investissements à l’étranger (Investissements directs à l’étranger, IDE), par les revenus bancaires et les revenus de la propriété intellectuelle. Ces trois composantes indiquent le degré d’oppression financière.

En 2021, les actionnaires ont ainsi rapatrié en France plus de 60 milliards d’euros de dividendes, intérêts et royalties, c’est une forme de tribut que le «reste du monde» paie au capitalisme français. Cela prend des aspects concrets, comme les multinationales qui s’implantent dans les pays du Sud pour tirer avantage des coûts salariaux, l’octroi de crédits bancaires et obligataires qui saignent les peuples, comme Rosa Luxemburg l’avait déjà analysé il y a un siècle. L’oppression financière de l’impérialisme analysée par les marxistes au début du 20e siècle continue (Lénine qualifiait d’ailleurs la France de capitalisme rentier).

Toutefois, attention au fétichisme économique: la balance des revenus de capitaux fournit des données parcellaires et biaisées: des économistes du Fonds monétaire international (FMI) estiment que 40% des IDE ((investissements directs à l’étranger) des firmes multinationales sont des «investissements fantômes», c’est-à-dire sans aucun but de production, qui sont réalisés par le truchement de sociétés fantômes et souvent vers les paradis fiscaux. Le Luxembourg et les Pays-bas accueillent la moitié de ces IDE fantômes !

Ensuite, l’impérialisme créé une interdépendance économique et politique. Les pays dominants sont des concurrents économiques et des rivaux politiques et militaires. Ils partagent toutefois un intérêt commun à la défense de la propriété privée capitaliste – les mêmes politiques en faveur du capital sont menées dans les pays dominants – et à la préservation de leur domination. À titre d’exemple, les 5 membres permanents du Conseil de sécurité ont publié un communiqué commun dénonçant le traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN) voté aux Nations-Unies et qui est entré en vigueur en 2021.

Enfin, l’impérialisme contemporain est une structure de domination hiérarchisée. Au début du 20e siècle, les rivalités inter-impérialistes pour le partage du monde opposaient des pays qui avaient des niveaux de développement comparable. Néanmoins, les théoriciens marxistes de l’impérialisme parlaient de «semi-impérialisme», de «semi-colonies» (Argentine, Turquie, Égypte, etc.). Cependant, la hiérarchie était moins différenciée qu’elle ne l’est aujourd’hui. Une série de pays aspirent à un rôle majeur dans l’espace mondial ou régional (Brésil, Afrique du Sud, Inde, Turquie, …) et sont qualifiés par certains marxistes du terme un peu flou de «sous-impérialisme».

Dans l’impérialisme contemporain, les Etats-Unis forment seuls le 1er cercle. La France se trouve dans le second cercle en compagnie de pays qui font des utilisations souvent différentes de leur mix performances économiques/capacités militaires qui forgent leur statut de pays impérialiste. Par exemple, l’Allemagne et la Russie sont situés aux antipodes. L’Allemagne s’appuie essentiellement sur sa puissance industrielle, la Russie sur ses capacités militaires.

La France figure de longue date parmi les pays impérialistes, mais elle est en recul. Ce n’est pas la première fois. Après la Seconde Guerre mondiale, au cours de laquelle les hauts fonctionnaires et les officiers, qui forment les deux piliers de l’État français, avaient en grande majorité rejoint le régime de Vichy, la France fut réintégrée avec peine dans le camp des vainqueurs. A partir de 1958, l’œuvre de de Gaulle fut de «rétablir le rang» de la France dans le monde comme il aimait à le dire.

Aujourd’hui, la France participe à la reproduction de la structure de domination mondiale dont j’ai parlé, mais sa position s’est dégradée à la fois sur le plan économique et militaire. Car l’activisme militaire des deux dernières décennies, «couronné» par la guerre en Lybie (2011) et au Mali (2013) atteste que désormais, la France boxe au-dessus de sa catégorie. L’intervention au Sahel a eu comme conséquence une forte hostilité de la population africaine – et plus encore de la part des jeunes. On peut dans le cas du Sahel parler de surutilisation de l’outil militaire, un comportement que l’historien Paul Kennedy a qualifié d’overstretching dans le cas des États-Unis au cours des années 1970 et 1980.

Cependant, un pays dominant n’accepte jamais son déclin. Le gouvernement d’E. Macron annonce donc que la région «indopacifique» – qui selon les dirigeants français, s’étend des côtes orientales de l’Afrique aux côtes occidentales de l’Amérique, autrement dit de Djibouti à la Californie ! – est un nouvel horizon stratégique et constitue une priorité. Le déplacement de l’économie mondiale et des rivalités géopolitiques (entre les Etats-Unis et la Chine) vers l’Asie est évidemment la cause de cette ambition française. Cependant, l’industrie française des biens civils ne brille guère dans la région, alors qu’au contraire, l’Asie représente 30% ventes d’armes, dont une grande partie (20%) se dirige vers l’Inde, premier acheteur d’armes françaises.

C’est donc une nouvelle fois le levier géopolitique qui est actionné: « Les enjeux de défense sont au cœur de la stratégie indopacifique de la France» rappelle un rapport rédigé par deux parlementaires (A. Amadou et M. Herbillon). Il est vrai que les territoires qu’elle contrôle dans le Pacifique sont essentiels pour le maintien de son statut mondial. Ils permirent pendant des années de réaliser des essais nucléaires, ils donnent à la France la deuxième zone économique exclusive du monde derrière les Etats-Unis. La superficie de la France passe de 550 000 kilomètres carrés à près de 11 millions…, et cela lui permet d’augmenter son réservoir de ressources naturelles. Enfin, 7500 militaires sont présents, des sous-marins dotés de l’arme nucléaire y circulent. La France espère jouer un rôle dans cette région qui va s’embraser, compte tenu des rivalités entre les Etats-Unis et la Chine.

Toutefois, les ambitions indopacifiques de la France semblent une fois encore démesurées, comme l’atteste l’annulation par l’Australie de l’achat de sous-marins à la France au profit d’équipements américains. Ainsi que le reconnait le rapport parlementaire cité, l’erreur du gouvernement d’E. Macron fut de croire que «la France [pouvait] être perçue par son allié australien comme «l’autre Américain venu aider les Australiens face à la pression chinoise» (sic). À cette marginalisation économique et militaire, il faut ajouter l’aspiration du peuple Kanak à se libérer de la tutelle coloniale. La réussite de cet objectif affaiblirait considérablement la présence militaire de la France.

Vous soulignez que selon le chef d’état-major «le terrorisme ne constitue pas, ou plus, une menace existentielle». À quel type de conflit se prépare l’armée?

Au moment où elle a été décidée, l’opération Sentinelle a été considérée comme un tournant, une intrusion de l’armée dans la vie civile française, du moins par son ampleur sur le territoire métropolitain. En 2013, l’armée a immédiatement accepté Sentinelle parce que les attentats terroristes créaient un climat de menace «existentielle», selon les discours de l’époque.

Puis, en 2017, le Général de Villiers, chef d’état-major des armées, démissionne. La presse a alors donné comme raison qu’il refusait le rognage du budget de l’armée de quelques centaines de millions d’euros. Cette explication est évidemment ridicule quand on connait l’augmentation considérable des dépenses militaires depuis 2017. Des raisons personnelles ont peut-être joué, mais le désaccord portait sur les missions fondamentales de l’armée. Lors d’une audition devant l’Assemblée nationale, de Villiers s’est demandé si l’opération Sentinelle est vraiment une opération pour l’armée. Je pense que c’est le début de la réponse à votre question.

Au lendemain des attentats de 2015, Il y a la volonté de présenter l’armée comme le dernier rempart de la société. Cela fait partie de la campagne idéologique. Il devient toutefois évident que les attentats peuvent être combattus par d’autres moyens qui semblent plus efficaces (renseignements, etc.). L’armée commence à se poser des questions, d’autant plus que du point de vue matériel et idéologique, l’armée est là pour faire la guerre à l’extérieur. Le rôle des militaires n’est pas de faire traverser les personnes âgées pour éviter que les automobilistes ne les renversent. L’armée a donc endossé l’opération Sentinelle dans un certain contexte qui favorisait son statut, mais aujourd’hui celle-ci paraît entraver son redéploiement vers les «guerres de haute intensité» et son maintien en Afrique, pour lesquelles les 10 000 soldats mobilisés par Sentinelle seraient plus utiles. Car la doctrine française, à la suite de celle des États-Unis, ne considère plus le terrorisme comme l’adversaire principal.

Pour comprendre ce glissement de la guerre au terrorisme vers celles de haute intensité, il est une fois encore nécessaire de partir de l’analyse de la conjoncture mondiale et observer sous quelle forme elle s’exprime en France. L’invasion de l’Ukraine par l’impérialisme russe n’a pas créé les affrontements interimpérialistes [1], car je situe à la fin des années 2000 le tournant historique dans la concurrence économique et les rivalités géopolitiques.

Le «moment 2008» comme je l’appelle, est le produit de mutations économiques, géopolitiques et sociales majeures. C’est d’abord une crise financière, prolongée en une série de crises, qui démontrent que le mode de production dominé par le capital financier est incapable de surmonter ses contradictions autrement qu’en pillant sans limites les ressources naturelles. Ensuite, le moment 2008 a mis fin à l’illusion d’un monde unipolaire dominé par les Etats-Unis. Enfin, il est marqué par des mouvements populaires révolutionnaires, je pense en particulier aux «printemps arabes», qui ont ébranlé des régimes autoritaires, pour la plupart soumis aux pays occidentaux.

La guerre en Ukraine est évidemment une étape majeure dans l’aggravation des rivalités interimpérialistes du moment 2008 mais en toile de fond de cette guerre, l’antagonisme entre la Chine et les États-Unis, qui amalgame l’économie et la géopolitique, constitue l’enjeu majeur des prochaines années. Et les théories marxistes de l’impérialisme demeurent précieuses pour analyser cet antagonisme qui renoue précisément avec l’usage combiné de la «guerre économique» et de la mobilisation de capacités militaires [2].

Ce contexte mondial s’impose à la France. L’enlisement de l’armée française au Sahel, au nom de la «guerre contre le terrorisme», était évidemment prévisible. La France doit cependant trouver des pays d’accueil pour ses militaires, car la présence de l’armée dans la région est un gage du «rang» de la France dans le monde (concrètement son siège de membre permanent du Conseil de sécurité) et elle est nécessaire pour protéger les intérêts des groupes industriels et financiers français présents en Afrique (pas seulement francophone). Je note qu’en 2013, la décision d’intervenir au Mali a obtenu un soutien UNANIME à l’Assemblée nationale. Dix ans après, aucun bilan n’est tiré de l’impasse africaine de la France et des 10 milliards d’euros que l’aventure militaire a coûtés au contribuable.

L’armée veut tourner la page de la lutte contre le terrorisme, identifiée à l’aventure désastreuse au Mali. L’armée, ça sert à faire la guerre comme le dit le titre d’un chapitre de mon ouvrage, c’est sa fonction. Les conflits de haute intensité c’est donc l’avenir selon l’armée, et les cyberguerres aussi. En sorte que la réorientation vers la préparation de ces conflits peut redonner à l’armée un statut que Sentinelle a un peu masqué et que l’enlisement au Sahel risque de lui faire perdre. La présence en Afrique est indispensable à l’armée, mais elle doit désormais s’inscrire dans le cadre plus large des guerres de haute intensité. La «guerre au terrorisme», qui est vouée à se mélanger avec la lutte contre le «séparatisme», n’est pas abandonnée, mais elle doit être principalement menée avec les moyens sécuritaires (gendarmerie, police nationale, municipale).

Les montants financiers nécessaires pour permettre à la France de rester un acteur influent dans la structure de domination mondiale sont très élevés. Les choix politico-budgétaires consolident la place de l’armée «quoi qu’il en coûte» pour l’économie et la société française. (Entretien conduit par Paul Rocher pour Contretemps, 21 février 2023)

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[1] Voir l’article https://www.contretemps.eu/imperialisme-guerre-russie-ukraine-mondialisme-armee-serfati/

[2] Pour aller plus loin, voir sur ce site l’article de Claude Serfati publié en deux parties le 14 janvier 2023: https://alencontre.org/laune/leconomie-une-continuation-de-la-guerre-avec-dautres-moyens-i.html et https://alencontre.org/ameriques/americnord/usa/leconomie-une-continuation-de-la-guerre-avec-dautres-moyens-lefficacite-des-sanctions-en-debat-ii.html.

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