Entretien avec Noam Chomsky conduit par C.J. Polychroniou
Au moment où l’administration Biden prend les rênes du pouvoir, il n’en reste pas moins que l’autoritarisme et une certaine forme de pensée politique fasciste se sont solidement implantés sur le sol américain parmi une grande partie des citoyens. Selon Noam Chomsky, dans cette interview exclusive pour Truthout, cette évolution tout à fait inquiétante sera difficile à contenir. Un récent sondage montre que l’écrasante majorité des républicains continue de donner leur aval à Donald Trump, même après la prise d’assaut du Capitole. Au lendemain de la tentative de coup d’État et à l’aube d’une nouvelle administration, que signifient les courants politiques actuels pour l’avenir?
C.J. Polychroniou: Noam, vous aviez prévenu depuis le début d’un éventuel coup au cas où Trump perdrait les élections de 2020. Dans ce contexte, êtes-vous surpris par ce qui s’est passé au Capitole lors du décompte et de la certification des voix du Collège électoral?
Noam Chomsky: Surpris, oui. Je m’attendais à une forte réaction de la part de la base électorale de Trump, qui a été enfiévrée par ses dernières pitreries. Mais je ne m’attendais pas à ce que la tentative de coup atteigne un tel niveau de violence, et je soupçonne que la plupart des participants n’anticipaient pas une telle violence. Beaucoup semblaient avoir été pris dans l’excitation dès le moment où les meneurs ont fait irruption dans ce Capitole détesté pour chasser les démons qui ne se contentaient pas de «voler l’élection» mais qui leur «volaient» leur pays: leur pays chrétien blanc.
Qu’il s’agisse d’une tentative de coup n’est pas en cause. C’est ce qui a été ouvertement et fièrement proclamé. C’était une tentative de renverser un gouvernement élu. Sous cet angle c’est un coup d’État. Il est vrai que ce qui a été tenté n’était pas le genre de coup d’État régulièrement soutenu par Washington dans ses territoires «dépendants», une prise de pouvoir militaire avec de graves effusions de sang, des tortures, des «disparitions». Mais, néanmoins, c’était une tentative de coup d’État. Il est vrai que les auteurs se considéraient comme défendant le gouvernement légitime, mais c’est la norme, même pour les coups d’État les plus vicieux et les plus meurtriers, comme le coup d’État soutenu par les États-Unis au Chili le 11 septembre 1973 – qui était en fait bien pire dans pratiquement toutes les dimensions que le second [11 septembre 2001], celui dont nous nous souvenons et que nous commémorons. Il vaut mieux oublier le premier selon le principe des «mauvais responsables»: nous, et non pas certains fondamentalistes islamiques radicaux.
Les sentiments de ceux qui ont tenté le coup d’État [au Capitole] étaient évidents. La croyance que l’élection a été volée s’est manifestée avec une réelle ferveur. Et cela est compréhensible pour les personnes qui vivent dans des régions passionnément pro-Trump où il est vénéré comme leur sauveur, et pour certains, même choisi par Dieu, comme il l’a déclaré un jour. Beaucoup d’entre eux ont à peine vu un message de Biden, ou entendu quelque chose de la part de Fox News ou de Rush Limbaugh [commentateur de radio très conservateur] suggérant l’existence d’une possible faille dans leurs croyances.
À certains égards, ces croyances ne sont pas aussi bizarres qu’elles peuvent paraître au premier abord. Un déplacement de dizaines de milliers de votes dans quelques comtés aurait pu faire basculer l’élection dans l’autre sens, cela dans un système profondément antidémocratique comme le nôtre, où 7 millions de votes peuvent être balayés avec un nombre inconnu d’autres éliminés par des «purges» [modifications de listes électorales, entre autres], du «gerrymandering» [découpage des circonscriptions électorales en faveur des républicains], et les nombreux autres dispositifs qui ont été conçus pour voler l’élection aux «mauvaises personnes»; dispositifs effectivement autorisés par la Cour suprême dans sa décision honteuse de 2013 annulant la loi sur le droit de vote (Shelby County v Holder – décision de la Cour suprême du 25 juin 2013 qui a amputé la section 5 du Voting Rights Act de 1965, imposant jusque-là un strict contrôle fédéral sur toute tentative de modification des règles locales d’accès au vote).
Comme nous l’avons déjà dit, le responsable maléfique mérite d’être félicité pour son talent à exploiter les courants toxiques qui coulent non loin de la surface de la société étatsunienne, avec des racines qui sont profondément ancrées dans l’histoire et la culture étatsuniennes.
Je dois dire que j’ai également été surpris par la réaction rapide de ceux qui possèdent le pays et qui ont une grande part de responsabilité dans le malaise qui a éclaté le 6 janvier. C’est en grande partie une conséquence de l’offensive néolibérale depuis Reagan, amplifiée par ses successeurs, qui a dévasté les zones rurales qui sont les foyers de beaucoup de ceux qui ont pris d’assaut le Capitole. Ceux qui détiennent les leviers du pouvoir privé dominant la société et le système politique n’ont jamais apprécié le comportement de Trump, qui nuisait à l’image qu’ils projettent en tant qu’humanistes dévoués au bien commun. Mais ils étaient prêts à tolérer ce spectacle vulgaire tant que Trump et ses complices livraient la marchandise, se remplissant les poches en volant la population.
Et c’est ce qu’ils ont fait. Le «transfert de richesse» des 90% les moins riches vers les ultra-riches – depuis que Reagan a ouvert les portes aux voleurs de grand chemin – a atteint presque 50 000 milliards de dollars, selon une étude récente de la société Rand Corporation datant de 2020. Personne ne peut chiffrer le coût beaucoup plus élevé de la destruction de l’environnement, qui était une priorité des années Trump-McConnell [Mitch McConnel, leader du Parti républicain au Sénat] au service des très riches et des entreprises.
Mais le 6 janvier fut apparemment de trop. Et les ordres de marche ont été rapidement donnés par les Big Guns [les gros calibres politiques].
Il faut avoir une certaine sympathie pour les élus pris entre deux puissantes forces opposées. D’un côté, ils voient les hordes en colère, fouettées par les déclarations de Trump – et qui sont toujours dans sa poche – prêtes à se venger de ceux qui trahissent leur chef. Et de l’autre, les regardant d’en haut, on voit les barons de la finance et de l’industrie qui financent leurs élections et leur font miroiter de nombreux autres privilèges pour les maintenir dans le droit chemin. (Combien de membres du Congrès quittent leurs fonctions pour devenir camionneurs ou secrétaires?)
Le dilemme est particulièrement dur pour les sénateurs, qui dépendent davantage des grands donateurs. Et leur défection des rangs des fidèles obséquieux de Trump a été un peu plus importante.
Apparemment, les membres du Conseil du district de Columbia ont été informés par le procureur du district de Columbia que Donald Trump pourrait invoquer l’Insurrection Act [loi fédérale qui autorise le président à déployer l’armée en vue de troubles intérieurs] afin de prendre le contrôle de la police de la ville, mais qu’ils ne s’attendaient pas à un assaut contre le Capitole lui-même. Selon vous, qu’est-ce qui explique les énormes défaillances de sécurité qui ont conduit au siège du Capitole, et les événements du 6 janvier 2021 peuvent-ils être qualifiés de putsch?
Une tentative de putsch, bien que les connotations du terme putsch soient peut-être trop fortes. Ces événements ont rappelé à beaucoup, y compris aux historiens du fascisme, l’échec du putsch d’Hitler, en date du 8 novembre 1923, à la brasserie Bürgerbräukeller de Munich. En fait ce putsch n’a pas réussi à pénétrer aussi facilement les centres du pouvoir que la tentative de coup d’État du 6 janvier 2021.
Les raisons de ces défaillances sont en cours d’examen. Les membres noirs de la police du Capitole, qui ont fait preuve d’un grand courage avec beaucoup de leurs collègues blancs, ont accusé pendant des années l’infiltration de la force policière par des suprémacistes blancs. Il se peut qu’il y ait eu une certaine collusion, et peut-être une grave corruption à un niveau plus élevé de la chaîne de commandement.
Si Trump a incité à une insurrection contre les élus du gouvernement américain, suffit-il qu’il soit de nouveau sous une procédure d’impeachment? Ne devrait-il pas être accusé de sédition puisque l’incitation à l’insurrection contre le gouvernement est un acte criminel en vertu du titre 18 du Code des Etats-Unis?
Je suppose que le Comité des chefs d’état-major interarmées a choisi ses mots avec soin dans son message sur «l’émeute violente» du 6 janvier, «une attaque directe contre le Congrès américain, le bâtiment du Capitole et notre processus constitutionnel», un acte de «violence, de sédition et d’insurrection». Ils ont certainement pris en compte le fait que l’incitation à la sédition et à l’insurrection est passible d’une lourde peine de prison. Je présume qu’ils ont également évalué les éléments de preuve que cette incitation a eu lieu depuis le Bureau ovale.
De nombreuses questions se posent sur la façon de poursuivre des accusations aussi à peine dissimulées, mais nous devons veiller à éviter le piège du Watergate. La procédure de destitution de Nixon a été lancée par le représentant [du Massachusetts] Robert Drinan, S.J., qui l’a accusé du bombardement du Cambodge, un crime vraiment monstrueux, du calibre du procès de Nuremberg. Cette accusation a été rejetée par le Congrès. La principale accusation portée contre Nixon était qu’il avait organisé des voyous pour envahir l’un des deux sièges du pouvoir politique dans le pays, le siège du Parti démocrate. Cette attaque contre les fondements de la République a été «surmontée» par une «justification étonnante de notre système constitutionnel» (selon le célèbre historien libéral Henry Steele Commager). [Pour rappel, Nixon a été poussé à la démission le 9 août 1974 alors qu’il était menacé d’être destitué; il bénéficiera par la suite de la grâce de son successeur Gérald Ford.]
En bref, les puissants peuvent se lever pour se défendre. Les victimes de crimes véritablement monstrueux peuvent chercher ailleurs un recours. Peut-être dans l’histoire, avec un peu de chance.
L’incitation à une tentative de coup d’État n’est pas un sujet de plaisanterie, mais elle ne pèse guère dans la balance face à un effort acharné de destruction de l’environnement qui maintient la vie sur terre ou de démolition du régime de contrôle des armes qui atténue la menace d’une guerre nucléaire.
Croyez-vous que Trump est fini en tant que personnage politique? Ou, pour poser la question un peu différemment, le putsch de Washington du 6 janvier 2021 a-t-il été le début de la fin de la montée du trumpisme?
Loin de là. On ne sait pas si Trump va survivre à l’erreur de jugement qui a retourné les grands centres de pouvoir contre lui. Il se pourrait bien qu’il le fasse. La base électorale du parti semble rester fidèle, peut-être avec encore plus de ferveur après cette attaque de leur héros par «l’État profond». Les fonctionnaires locaux aussi. Il a été acclamé lors de sa visite au Comité national républicain au lendemain de l’émeute du Capitole. Il dispose d’autres ressources.
Quel que soit le sort de l’individu, le trumpisme ne sera pas si facilement contenu. Ses racines sont profondes. La colère et le ressentiment soulevés jusqu’à la frénésie par cet escroc talentueux ne se limitent pas aux États-Unis. Le vol de 50 000 milliards de dollars n’est que la cerise sur le gâteau de la catastrophe néolibérale, qui elle-même repose sur des bases d’injustice et de répression profondes. Nous ne sommes pas sortis de l’auberge, loin de là. (Article publié sur le site Truthout, le 19 janvier 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
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