Venezuela: plus du même ou une nouvelle étape?

1852299Par Ricardo Scagliola

Le matin du 4 février 1992, Hugo Chavez, un inconnu alors, a pris d’assaut le «champ politique» du Venezuela lorsqu’il a organisé un coup d’Etat – qui a échoué – contre le président Carlos Andres Perez [1]. La formule avec laquelle le commandant des parachutistes a marqué son entrée dans la vie publique fut la suivante: «Camarades, malheureusement, pour l’instant, les objectifs que nous nous sommes fixés n’ont pas été atteints.» A l’époque, son image de «golpiste» (de fomenteur de coup d’Etat) lui valut des critiques sévères de la part de la gauche latino-américaine et, en Uruguay, de la part du Frente Amplio (Front ample). Le 7 octobre 2012, il a été élu pour la quatrième fois président, à l’occasion d’une élection non contestée [contre le candidat qui représentait une opposition unifiée, Henrique Capriles Radonski]. Aujourd’hui, après avoir lutté contre un cancer implacable, sa mort ouvre un nouveau chapitre de l’histoire américaine. Sa mort [au Venezuela] a rompu le silence de type brejnévien [2] qui entourait sa longue agonie [à Cuba] et alimentait des spéculations de tout type. Maintenant, à coup sûr, il restera gravé dans la mémoire des gens, à l’échelle mondiale, le souvenir d’un  homme qui parcourut le globe en proclamant l’indépendance face aux Etats-Unis et l’unité de l’Amérique latine. Dans un monde où aimer et haïr peuvent aller de pair et où les positions extrêmes s’expriment de manière hyperbolique, Hugo Chavez a connu les applaudissements et la condescendance et, plus tard, les invectives; enfin, lorsque son destin apparaissait scellé, il connut une popularité croissante, avec des aspects de vénération.

Le discours de 1992, dans des circonstances brutales, a marqué le lien émotionnel de Chavez avec les citoyens du Venezuela et a tracé le chemin de son leadership politique. Le «golpe» avait échoué, mais Chavez avait assumé sa responsabilité dans un pays où personne ne paraissait être responsable de quelque chose, un pays qui vivait une époque d’exacerbation des conflits sociaux, suite à une vague néolibérale féroce. Après avoir été emprisonné durant deux ans, Chavez a parcouru le Venezuela avec le projet de mettre fin à la corruption et de changer le système politique par le biais de l’élection d’une Assemblée constituante. Son message touchait une corde sensible dans un pays où 80% des citoyens aspiraient à des changements du système politique. La désorientation des partis traditionnels et la montée d’une réaction anti-politique lui ont servi de tremplin pour obtenir un triomphe à l’occasion de l’élection présidentielle de 1998. Après avoir accédé à la charge présidentielle en 1999, M. Chavez a mis à profit sa grande popularité pour impulser la réforme constitutionnelle et avancer dans le contrôle des institutions de l’Etat. Deux événements traumatiques, le coup d’Etat militaire du mois d’avril 2002 et la grève-boycott des employés du pétrole [liés à l’ancien régime] à la fin de la même année, lui ont permis d’accroître sa mainmise sur les forces armées et sur la société pétrolière publique: la PDVSA [Petroleos de Venezuela SA]. La décision de l’opposition de ne pas participer aux élections parlementaires de 2005 a placé finalement dans ses mains la domination de tout l’appareil étatique.

Ses dons d’orateur, sa capacité à susciter une empathie entre lui et son public et la sensibilité qu’il démontra avec ses paroles concernant la pauvreté et l’exclusion sociale ont forgé un lien solide entre Chavez et les classes les plus défavorisées. En réalité, jusqu’en 2003, cette relation se fondait d’abord sur la rhétorique. Toutefois, à partir de ce moment, prenant appui sur les prix élevés du pétrole [prix du baril en 1999, ajusté à l’inflation: 21,62 dollars, nominal 16,56; en 2003: 32,82 dollars, nominal 27,69; en 2011: 95 dollars, nominal 95] et grâce à l’appui de Cuba, le président vénézuélien a lancé une série de programmes sociaux – baptisés «Missions» – destinés à fournir une aide aux plus pauvres dans les domaines de la santé, de l’éducation, de l’alimentation, de l’habitat, du sport, de la culture, avec une attention particulière dirigée vers les personnes âgées, les mères célibataires et les personnes handicapées. Il est certain qu’il a fallu que Chavez arrive au pouvoir pour que quelqu’un se souvienne que ces couches sociales existaient. Néanmoins, en même temps, ces aides furent offertes comme un cadeau direct du président et non comme résultat de politiques de l’Etat. La propagande ayant trait à ces programmes – une propagande dans laquelle s’étalaient les images de Chavez  et où ressortait en permanence qu’il s’agissait d’une action découlant de sa propre volonté –  mettait en évidence le personnalisme avec lequel elles étaient gérées. Il s’agit d’une erreur grossière si l’intention résidait dans la légitimation et l’enracinement d’un projet qui devait exister et se développer dans la durée.

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A Caracas, et dans toute l’Amérique latine, certains pleureront de joie et d’autres ne feront que pleurer.  De nombreuses questions s’ouvrent sur l’avenir du continent et sur le cours futur des événements au Venezuela même. Si quelquefois le chavisme pur et dur était préoccupé par la question de sa reproduction politique au-delà de l’existence du commandant – à qui l’on souhaitait toujours une longue vie –, sa maladie mit ce chavisme face à un scénario imprévu et jamais envisagé. De fait, durant toute la période qu’a duré la maladie du président [durant deux ans], le parti du gouvernement [Parti socialiste unifié du Venezuela, PSUV, créé en 2007] et ses satellites ont commencé à montrer des fissures et des mésententes qui ont de fait toujours existé mais qui étaient rendus peu visibles par la présence décisive du chef. Ce qui à un certain moment fut un leadership fort, disposant d’une énorme base de soutien social – absolument indispensable pour entreprendre les réformes nécessaires pour le tant attendu «socialisme du XXIe siècle» –, apparaît aujourd’hui comme le principal ennemi du chavisme lui-même. Si durant tout le temps qu’a duré la maladie de Chavez, l’officialisme [les forces se revendiquant du chavisme] eût été vraiment conscient qu’il devait porter un projet politique qui dépasse Chavez, cela reste à vérifier.

L’avenir du Venezuela est, dans la conjoncture présente, suivi avec inquiétude en dehors des frontières. La région, qui s’était accoutumée à combattre en s’appuyant sur les ambitions de Chavez, à atténuer son incontinence verbale et, en même temps, à s’intégrer à son projet latino-américain, espère aujourd’hui une transition institutionnelle dans la sécurité et la disparition rapide et effective de tout type de tentative de coup d’Etat. Cela pourrait constituer une bonne possibilité de faire la démonstration de la réalité des processus d’intégration régionale pour lesquels Chavez s’est tellement battu. Cela constituera une épreuve du feu pour le Mercosur, récemment élargi [sont membres et associés au Mercosur l’Argentine, le Brésil, le Paraguay, l’Uruguay, le Venezuela (2012), le Chili, la Bolivie, le Pérou, la Colombie, l’Equateur], qui doit démontrer actuellement au Venezuela qu’il ne s’agit pas seulement d’un cocktail qui réunit des invités tous les six mois. Si les  processus d’intégration ont servi à quelque chose – par exemple l’Unasur [Union des nations sud-américaines créée en 2008] ou le Mercosur –, en plus de prendre un autre chemin que celui indiqué par les Etats-Unis, c’est précisément pour assurer une perspective démocratique, pour empêcher les coups d’Etat comme ceux tentés en Bolivie et en Equateur ou, au moins, pour sanctionner les «golpistes», comme ce fut le cas pour le Paraguay [3].

Nicola Maduro, le successeur de Chavez
Nicola Maduro, le successeur de Chavez

Le chavisme, qui à plusieurs occasions s’est prononcé contre l’institutionnalisation en tant que  synonyme de statu quo, doit aujourd’hui faire appel à l’institutionnalisme pour défendre les conquêtes sociales. Il faudra voir comment réagira l’opposition. Va-t-elle suivre les orientations de son leader, Henrique Capriles, qui jusqu’à peu demandait aux siens de «ne pas alimenter les rumeurs» sur la santé de Chavez et se prononçait pour une voie démocratique? Ou va-t-elle suivre le chemin de ceux qui jusqu’il y a peu écrivaient sur les murs de Caracas: «Vive le cancer»? Elle dira: toute comparaison entre les deux est aléatoire. Dans l’immédiat, la dernière élection présidentielle indique quelques pistes intéressantes. La première donnée est qu’à cette occasion la participation a atteint un record. Plus de 80% des citoyens avec le droit de vote sont sortis de leur maison pour mettre un bulletin dans les urnes, parce qu’ils pensaient que leur vote était utile et nécessaire (il faut noter qu’au Venezuela le vote au Venezuela n’est pas obligatoire). La seconde donnée réside dans la nature du candidat et de représentation de l’opposition: il s’agit d’une candidature unitaire, avec une rhétorique modérée et avec un candidat jeune qui, ayant pris connaissance des résultats électoraux, a reconnu immédiatement sa défaite et l’a acceptée, tout en indiquant qu’il continuerait à réunir et à diriger l’opposition.

Qu’est-ce que cela ajoute comme élément à la scène politique vénézuélienne? Premièrement, l’importante mobilisation citoyenne au moment de voter: dans une certaine mesure, et contrairement à ce qui est affirmé parfois par l’opposition, le passage d’Hugo Chavez par le pouvoir a été accompagné par une renaissance de la politique dans le sens le moins restreint du terme. Deuxièmement, la capacité du chavisme d’être avalisé plusieurs fois par la voix des urnes. Troisièmement, la capacité de l’opposition de rester unie et organisée avec à sa tête un candidat, Capriles, ayant une capacité de se projeter dans le futur et ayant un discours de conciliation. Sur cette base, il est possible d’affirmer qu’aujourd’hui s’ouvre au Venezuela un nouveau cycle dans lequel, à la différence de quelques années, les citoyens opposés au modèle de Chavez ne sont pas seulement les membres d’une classe moyenne conservatrice et nostalgique du statu quo antérieur, mais représentent une coalition ample et hétérogène difficile à cerner  et dans laquelle se trouvent des anciens alliés du chavisme, comme les membres de l’organisation Patria para Todos (PTT), qui compte aujourd’hui six députés dans l’Assemblée nationale. L’opposition semble avoir compris que la vie politique au Venezuela ne termine pas avec la campagne présidentielle, mais que la bataille électorale doit se livrer dans tous les domaines [4].

Une question: qu’est-ce qui peut changer effectivement au Venezuela dans les prochains jours, mois et années? Il n’est pas facile d’y répondre, mais tout dépendra dans quelle mesure les Vénézuéliens seront prêts à défendre le modèle de ces dernières années. Sans Chavez sur la scène politique, ce qui se présente aujourd’hui sur la table c’est le modèle idéologique. La question à décider aura trait à la permanence dans un accord régional ou à une nouvelle alliance avec les Etats-Unis? En quoi la souveraineté sur les réserves pétrolières est-elle si nécessaire, ce que le Venezuela revendique comme personne dans le continent latino-américain? Une fois les funérailles terminées, le culte de la personnalité – si commun dans les pays de la Caraïbes – ne va plus être un élément fondamental. La question ne sera plus oui à Chavez ou non à Chavez. Il faudra voir si la rhétorique – tant de fois utilisée par Chavez et incarnée par lui – sera toujours valable, cette rhétorique qui présentait deux options pour la lutte: le socialisme ou la mort. Ou si elle va s’estomper parce que la mort elle-même, comme allégorie et destin certain, a pris possession non seulement du corps présidentiel, mais aussi du corps de l’Etat. – Montevideo, 5 mars 2012, Projecto Fosforo (Traduction A l’Encontre)

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[1] 1922-2010, décédé à Miami. Il fut le premier président condamné en mai 1993 à 2 ans et 4 mois d’arrestation à domicile par la Cour suprême de justice pour délit de malversation de fonds publics. Carlos Andres Perez a été président de la République de mars 1974 à mars 1979, puis de février 1989 à mai 1993. Il était à la tête du parti Action démocratique, membre de la IIe Internationale sociale-démocrate, dont il fut le président (à une époque où Jean Ziegler était un animateur de cette organisation qui intègre aussi le Parti travailliste israélien). Il appliqua un véritable plan d’austérité (selon les normes du FMI) suite à son accession au pouvoir en 1989. Il fut une des personnalités en 1989 du Forum économique mondial de Davos, aux côtés du directeur français du FMI Camdessus et du «meilleur économiste de France»: Raymond Barre. Il n’a cessé de mener une campagne contre Chavez, y compris depuis son exil dans la République dominicaine puis à Miami. (Réd. A l’Encontre)

[2] La fin de Léonid Brejnev, secrétaire général du Parti communiste d’Union soviétique, avait été entourée d’une période de silence entre mars 1982 où il fut frappé par une crise cardiaque et sa mort déclarée en novembre.  (Réd. A l’Encontre)

[3] Fernando Lugo, président du Paraguay de 2008 au 22 juin 2012, a été destitué en juin 2012. Cette destitution a donné lieu à la suspension du Paraguay en tant que membre du Mercosur. (Réd. A l’Encontre)

[4] Il faut souligner le soutien politique donné par Chavez à Bachar el-Assad (Syrie), à Mahmoud Ahmadinejad (président iranien), au défunt Kadhafi. Le président Vladimir Poutine a envoyé un message pour la mort de Chavez dans lequel il soulignait: «Cet homme hors du commun et fort regardait vers l’avenir et était toujours extrêmement exigeant envers lui-même.» La fusion entre Chavez, le PSUV, l’appareil d’Etat ne pouvait que créer les pires confusions politiques, dans ce domaine. En effet, la diplomatie d’un Etat lié à la rente pétrolière peut être l’enjeu d’affrontements complexes, mais la fusion de toutes les instances donne à cette diplomatie un effet politique qui peut être désastreux dans des parties importantes du monde. D’aucuns devraient se souvenir de l’épopée nassérienne au même titre que la mobilisation extraordinaire lors des funérailles ainsi que des pleurs, effectivement ressentis. (Réd. A l’Encontre)

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