Entretien avec Franck Gaudichaud réalisé par Michèle Kiintz
L’Amérique latine est qualifiée de «zone de tempête», avec une «dynamique protestataire» et des «positions désordonnées». Pourquoi?
Franck Gaudichaud: Dans la dernière décennie latino-américaine, on assiste à une multiplication de révoltes sociales, de mobilisations collectives, à l’irruption de ceux «d’en bas» sur la scène politique et à un renouveau relatif des mouvements sociaux dans plusieurs pays de la région. D’une certaine manière, on pourrait dire qu’à l’échelle mondiale, l’Amérique latine a été la «zone de tempête» du néolibéralisme, du système néolibéral, car, dans plusieurs pays, le modèle hégémonique a été remis en cause par d’importantes mobilisations sociales et, dans un second temps, par des gouvernements qui ont cherché à réaffirmer le rôle d’un État régulateur et commencé à trouver les chemins d’un modèle post-néolibéral, donc en rupture avec les années de la «longue nuit néolibérale», comme le dit le président Rafael Correa [1], celles de la décennie 90, qui ont été terribles pour les peuples de l’Amérique latine en termes de privatisation de l’économie, libéralisations, casse des espaces collectifs et fragmentations sociales.
On a parfois tendance à voir ces dynamiques protestataires, ces espaces des mouvements sociaux comme inscrits dans une certaine continuité ou unité continentale. Il y a là une part de vérité, avec l’existence de certains mouvements transnationaux, mais c’est bien entendu aussi une exagération de langage, vu la diversité des contextes concernés pour les 33 pays de l’Amérique latine et de la Caraïbe. On a également beaucoup parlé du «tournant à gauche latino-américain» , au niveau gouvernemental. En fait, nous constatons plutôt l’existence d’une grande multiplicité d’acteurs en lutte et de gouvernements «progressistes» , un grand pluralisme et de profondes différences nationales. Par exemple, la situation mexicaine avec sa criminalisation des luttes, son gouvernement à droite toute est bien différent du contexte vénézuélien où l’on a un gouvernement national-populaire, post-néolibéral et des classes populaires qui, initialement, étaient peu mobilisées, alors qu’au Mexique on a de grands mouvements sociaux depuis l’expérience zapatiste à partir de 1994 jusqu’à, plus récemment, les luttes très radicales des syndicats de l’électricité.
L’idée était donc de montrer certains points communs, la crise du modèle néolibéral (mais pas sa fin!) dans certains pays, un renouveau des luttes sociales et surtout, l’objet central du livre: des tentatives d’alternatives, d’émancipations locales ou nationales, en construction.
Dès l’introduction, sont soulignées la «temporalité propre» et les «réalités spécifiques» d’une «Amérique indo-afro-latine». Que recouvrent ces termes?
Il semblait important de rompre avec une vision européo-centrée sur l’Amérique «latine» , eurocentrique, voire quelques fois proche du néocolonial, présente dans certains écrits de commentateurs pressés, où peuvent se mélanger condescendance et mépris avec même, au sein de la gauche, une certaine mythification autour de la figure du «bon révolutionnaire» latino-américain voire du «bon indigène» (forcément écologiste) avec, pour peu, des échos qui pourraient faire penser à une redite du «bon sauvage» de Rousseau. Il faut bien sûr rompre avec cela, repartir de la réalité spécifique, concrète et retrouver aussi les racines historiques, l’historicité de l’Amérique latine. Et là, je fais référence, par exemple, aux écrits classiques du marxiste péruvien José Carlos Mariátegui qui disait plus ou moins: «ni calque, ni copie, mais création héroïque», c’est-à-dire donner vie avec un langage propre «au socialisme indo-américain».
De manière brutale, on pourrait dire que l’Amérique «latine» finalement n’existe pas! C’est une invention, un concept né au XIX siècle, qui vient d’ailleurs en partie de l’Europe (et de prétentions coloniales françaises notamment). Les racines latino-américaines sont très métissées, il faut aussi y réintroduire l’héritage afro-américain (issu du commerce triangulaire) et surtout l’héritage indigène – les mouvements indigènes ont été au centre du renouveau de l’action collective et des transformations démocratiques dans plusieurs pays. On est donc plutôt face à une Amérique indo-afro-latine, dans toute sa diversité historique; il faut remettre au centre du débat des discussions sur la «colonialité» du pouvoir et des savoirs, sur le post-colonialisme, sans essentialiser pour autant les identités, forcément mouvantes.
Les expériences abordées dans le livre frappent par leur grande diversité – formes de propriétés, d’organisations collectives, d’activités productives. Mais elles ont en commun, semble-t-il, une démarche globalisante, visant à associer au champ économique éducation, formation, solidarité, lien social, etc.?
L’objectif de ce travail collectif est de montrer plusieurs expériences pratiques, plusieurs «grammaires de l’émancipation» , qu’on pourrait appeler «utopies concrètes» , qui cherchent justement à rompre avec des formes diverses de domination, d’exploitation, d’aliénation: comment des habitants, des pécheurs, des paysans, des travailleurs essaient de retrouver des «liens qui libèrent», de nouvelles modalités de faire société et surtout au travers de l’autonomie, du contrôle ouvrier ou de l’autogestion, la possibilité de produire pour soi et par soi. La dizaine d’articles du livre va de la Commune de Oaxaca au Mexique, en passant par l’indianisme en Bolivie; des expériences de démocratie participative au Venezuela; la formidable dynamique du Mouvement des travailleurs sans terre (MST) au Brésil et la forme communautaire d’organisation; la revendication éco-socialiste en Équateur et notamment le projet Yasuni de laisser le pétrole sous la terre; des modes de vie basés sur l’agro-écologie en Colombie, dans un pays pourtant en guerre!; tentative de contrôle ouvrier au Venezuela, avec ses nombreuses tensions; la dynamique d’entreprises récupérées en Argentine et comment les travailleurs (aujourd’hui environ 10 000 salarié-es) ont récupéré – souvent d’ailleurs par nécessité – leur outil de production, avec évidemment plein de problèmes, mais quand même une dynamique intéressante; et aussi, mouvement des Sans toits urbains en Uruguay avec un mouvement coopérativiste créatif, et, enfin, le mouvement féministe contre la violence machiste, patriarcale et guerrière au Mexique. On ne cherche à aucun moment à dresser un tableau paradisiaque ou parfait, juste rendre compte d’avancées démocratiques riches et innovantes.
Au-delà de la diversité, c’est ce qui nous a intéressés, c’est que justement nous ne sommes pas là dans le cadre de ce que le sociologue bourdieusien Franck Poupeau a pu désigner comme des espaces sociaux alternatifs refermés sur eux-mêmes, de «petits univers», «une micro-société» peut-être «formidable» mais coupée des flux commerciaux, de la contradiction capital-travail, donc dans un entre-soi qui pose problème. Au contraire, ces processus d’auto-organisation communautaire, de contrôle populaire, d’autogestion partielle, sont en lien avec le reste de la société, avec le mouvement social et, surtout, cherchent à avoir ou récupérer une activité productive – c’est très important –, à faire un travail d’éducation populaire, à créer des articulations avec d’autres secteurs sociaux en lutte.
Quels rapports ces tentatives de «pouvoir populaire» entretiennent-ils avec les pouvoirs institués, l’État, les organisations traditionnelles – syndicats, partis?
C’est justement tout l’intérêt de ce travail collectif. J’ai essayé de travailler ces questions dans une longue introduction sur «Pouvoirs populaires latino-américains: pistes et stratégies» car nous pensons que ces quelques expériences latino-américaines – parmi de nombreuses autres – posent la question du renouveau de la pensée stratégique, notamment la question du «haut» et du «bas» de l’émancipation: est-ce que c’est seulement par l’organisation sociale, «l’autonomisme» qu’on trouvera les chemins du post-capitalisme? Ne faut-il pas au contraire repenser la problématique des institutions, des partis et de l’État? Et alors quelle relation entre les pouvoirs institués et les formes de pouvoirs populaires, c’est-à-dire de pouvoirs constituants, qui surgissent par en bas et cherchent précisément à rompre ou se défendre face à la coercition étatique ou paramilitaire, le pouvoir économique des transnationales, les oligarchies ou les grands groupes capitalistes médiatiques?
Il s’agit en même temps de remettre sur le devant de la scène une vision dialectique, contradictoire, qui peut se mettre en place entre des formes d’autogestion, d’autonomie sociale, de pouvoir populaire, de contrôle ouvrier et le champ politique institutionnel et partisan. C’est là une tension qui est bien entendu permanente et au cœur de la dynamique en Amérique latine. Je reviens notamment sur tout le débat qu’il y a eu, suite au mouvement zapatiste, entre d’un côté «changer le monde sans prendre le pouvoir» – ce qui a ensuite été théorisé par John Holloway, qui dénonce l’illusion étatiste de la gauche traditionnelle, illusion selon laquelle il faut occuper la machinerie de l’État pour transformer la société –, et de l’autre les réponses de marxistes comme Atilio Boron, Daniel Bensaïd et beaucoup d’autres tel Michael Löwy, qui tout en reconnaissant le danger de l’institutionnalisation des révoltes ou leur cooptation (comme au Brésil ou en Argentine aujourd’hui) réaffirment l’impérieuse nécessité de penser politiquement la transformation du monde. Et, ainsi, dans des registres différents, ces derniers soulignent qu’il faut aussi se méfier d’une certaine «illusion» ou mystification du social et des mouvements (Bensaid parlait de «zapatisme imaginaire») qui incarnerait à eux seuls un «pouvoir-faire», comme le dit Holloway, ou une «dispersion du pouvoir», comme l’affirme Zibechi. La dernière décennie latino-américaine pose clairement aussi pourtant la question du politique à l’échelle de l’État-nation, de la souveraineté nationale, du champ électoral ou institutionnel, pour penser un projet alternatif de société (notamment en Bolivie, Équateur ou Venezuela): un mouvement anti-néolibéral et post-capitaliste doit ainsi penser également le «pouvoir sur» et le rôle des partis et des syndicats, dans les mouvements pour l’émancipation.
Des «mouvements sociaux puissants», avec une «dimension de classe», qui parfois débouchent sur des gouvernements de gauche, avec des «accents anti-impérialistes», mais qui ne constituent donc pas une «expérience révolutionnaire au sens de rupture avec les structures sociales du capitalisme»?
En fait, le panorama latino-américain montre une réalité complexe. Par exemple, en Bolivie, c’est au moment où les mouvements, notamment paysans-indigènes, ont réussi à forger un parti politique, le Mouvement au socialisme (MAS) dit «instrument de la souveraineté des peuples», qu’ils ont pu gagner le gouvernement, en participant aux élections locales puis nationales, c’est ainsi qu’ils ont pu commencer à vraiment changer la réalité sociale par des réformes et politiques publiques importantes, post-néolibérales. Mais, en même temps, ça ne règle pas le problème d’États qui restent souvent dominés par les élites, qui sont facteurs de coercition ou de cooptation, de bureaucratie, avec aussi des gouvernements progressistes, plus ou moins radicaux, mais qui, sur le fond, n’ont pas pu ou su rompre avec le capitalisme dépendant. Récemment, dans aucun des pays de l’Amérique latine, il n’y a eu de mouvement révolutionnaire qui aille assez loin pour permettre un début de rupture réelle avec le modèle d’accumulation hégémonique, et notamment avec le modèle dit «extractiviste» , d’extraction des ressources au travers de mega-projets contrôlés par de grandes compagnies. Il y a là une grande pression sur les gouvernements et peuples du continent. Certains auteurs critiques parlent d’une nouvelle phase d’accumulation, cette fois portée par un «mixte» entre secteur privé et capitalisme d’État.
En matière d’environnement, de cause écologique, la réalité de ces expériences comme les politiques nationales des États concernés sont donc complexes?
Il y a une claire «reprimarisation» de l’économie latino-américaine, c’est-à-dire un retour à la mono-exportation de ressources naturelles à grande échelle, facilité par le prix des ressources naturelles sur le marché mondial, et donc une tentation, pour les gouvernements progressistes y compris, d’aller chercher ces devises pour répondre à l’urgence sociale, mais en même temps avec un prix écologique et social très important. On voit de nombreuses communautés qui sont en lutte contre ces méga-projets, dans plusieurs pays, dernièrement dans le Pérou avec le projet minier Conga, mais aussi dans le Brésil de Dilma Roussef et du Parti des travailleurs, etc. D’où la montée en force des conflits «sociaux-environnementaux» et l’intérêt de certaines expériences que l’on décrit dans le livre: projet Yasuni en Équateur ou agro-écologie en Colombie.
Ces expériences sont des «éclairs autogestionnaires», «un terrain d’essai pour la construction d’alternatives». Loin de toute mythification qui, en Europe, peut encore faire illusion, que peut-on donc, en conclusion, tirer de ces Amériques latines en lutte?
L’objectif de ce petit livre collectif est précisément de remettre sur la table des débats stratégiques et aussi de souligner certains aspects saillants qui peuvent nous faire réfléchir ici en Europe, alors que nous vivons directement la crise du capitalisme (à commencer par les peuples du sud de l’UE). Par exemple, les expériences latino-américaines que nous présentons ont très souvent un rapport au territoire (le lieu de travail, le quartier, la communauté agraire) très fort: la territorialité des luttes est quelque chose d’important et qui donne de la solidité, de l’emprise sur le réel à ces mouvements. Deuxième aspect intéressant selon moi, c’est l’horizontalité, la réflexion sur les formes de domination dans les formes d’organisation collective: revenir à l’assemblée, réfléchir sur les formes d’autogestion, de rotation des mandats, et là les Zapatistes mexicains ont encore beaucoup à nous apprendre (même si chez eux aussi, il y a de des formes instituées, certains caudillismes, etc., comme le montrent plusieurs recherches). Donc, là encore, sans mythifier l’horizontalité pure et parfaite. Il y a toujours des formes de délégation, de mandats, de pouvoirs dans un collectif. Et d’ailleurs, pour pouvoir se défendre face à l’impérialisme, face aux multinationales, face à la répression, il faut aussi penser les échelles des luttes. On sait que l’on ne pourra forger des alternatives de masse en restant au niveau d’une entreprise récupérée ou d’une commune autonome, avec des archipels libérés au milieu d’un océan aliéné. Et pourtant, ce qu’on dit avec ce livre, c’est que ces expérimentations locales, parfois très circonscrites, fragiles, contradictoires, sont fondamentales, indispensables même selon moi, pour commencer à entrevoir un autre monde possible. Sans elles, pas de lendemains qui chantent certes, mais même d’aujourd’hui avec quelque espoir d’en sortir.
Des pistes donc, pour nous ici aussi, aujourd’hui: l’Amérique latine a l’offensive néolibérale dans les années 90 et, d’une certaine manière, dans plusieurs pays, ses peuples et certains gouvernements ont commencé à construire une dynamique qui affirme qu’un autre modèle économique et politique est non seulement souhaitable, mais possible. On le voit très bien au Venezuela ou en Bolivie notamment, mais aussi, comme on le montre dans ce livre, dans certaines régions, dans certains territoires, dans certains quartiers avec des formes d’organisation qui posent la question post-capitaliste et post-extractiviste, sans livrer de réponses ou de modèles clefs en main. Donc une réflexion qui ouvre la porte à la discussion sur l’éco-socialisme, en même temps qu’elle récupère les racines indo-afro-latines du continent. De ce point de vue, ces éclairs autogestionnaires sont des éléments, fragiles, qu’il faut défendre, mais bien réels, pour le XXIe siècle. Et ces utopies concrètes, ces grammaires de l’émancipation, ici et maintenant, nous permettent de tracer quelques pistes de réflexion pour la construction de mouvements sociaux européens qui reposent le défi d’une sortie de cette crise du néolibéralisme, crise de la démocratie, crise de l’écologie, etc., qui nous attaque sur tous les fronts. Et, finalement, comment éviter la barbarie qui monte, pour passer d’une défense désespérée de nos conquêtes sociales à l’offensive des alternatives radicales au capitalisme.
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Franck Gaudichaud est maître de conférences en civilisation latino-américaine à l’université Grenoble 3, docteur en science politique, coprésident de l’association altermondialiste France-Amérique latine. Entretien réalisé par Michèle Kiintz, le 22 février 2013, publié sur le site Cerises, rouge, aigre-doux.
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[1] Économiste, vient d’être élu pour la seconde fois – dès le premier tour des élections – président de l’Équateur comme candidat du mouvement «Alliance pays». Voir aussi l’entretien de Franck Gaudichaud avec Alberto Acosta, candidat d’opposition de l’Unité plurinationale des gauches, le 13.2.2013, cadtm.org/Equateur-revolution-citoyenne.
C’est important de rappeler le rôle joué par le commerce triangulaire dans les racines africaines du peuplement des amériques. Je m’en suis rendu compte le mois dernier en revisitant l’Ile de Gorée au Sénégal: la présence signifactives des afro-américains visitant une maison aux esclaves transformée en musée (il y en avait 28 dans l’Ile à l’origine) et surtout l’intéressant discours de la personne accompagnant les visiteurs sur le rôle du commerce triangulaire. pour l’Afrique et la colonisation des Amériques.
Je retiens aussi le rôle que peut jouer les expérimentations locales comme les éclairs d’un autre monde possible et qui sera éco-socialiste . Dans son livre d’interview qui vient de sortir (“où sont passés les intellectuels ?”), Enzo Traverso suggère lui, en conclusion l’hypothèse des biens communs pour fonder les futurs révolutions du XXI° siècle. Elles seront donc éco-socialistes ou ne seront pas.