Venezuela. Huit jours qui ont secoué l’échiquier politique

Par Luis Bonilla-Molina

1. Une semaine chargée

La semaine du 9 au 16 janvier 2023 a été centrale pour le mouvement social, notamment pour le syndicat des enseignants et les travailleurs des entreprises de base de Guayana [région administrative dans l’est], épicentre du prolétariat industriel vénézuélien. Dans une moindre mesure se sont joints à eux les syndicats de la santé de Lara [Etat vénézuélien dont la capitale est Barquisimeto, 1,8 million d’habitants] et les syndicats de la santé de Caracas, les associations de retraités de l’administration publique et du secteur judiciaire, le secteur des travailleurs de l’électricité, entre autres.

Dans les 23 capitales [des 23 Etats, outre le District fédéral] et la plupart des villes du pays, des mobilisations ont eu lieu, pour la plupart massives, avec pour caractéristique centrale d’être composées de partisans et d’opposants au gouvernement de Maduro, étant donné leur caractère revendicatif. Ce sont les premières grandes mobilisations de masse «dépolarisées» [au sens d’échapper à la polarisation gouvernement-opposition] du mouvement social depuis 1999. La nature auto-organisée de ces manifestations a fait que les fédérations syndicales d’enseignant·e·s ont été suivistes du mouvement et que seuls les dirigeants de certains syndicats de base combatifs ont été reconnus comme faisant partie de la direction naturelle de la mobilisation. Cela remet sérieusement en question la légitimité des deux grandes centrales syndicales (CBST-Central Bolivariana Socialista de las Trabajadores liée au gouvernement de Maduro et la CTV-Confédération des travailleurs du Venezuela liée à l’opposition dès 2003 et en partie exsangue) ainsi que des fédérations syndicales. Les directions des fédérations d’enseignants ont été contraintes par leur base de remettre leurs revendications sur la table des négociations, alors qu’il y a quelques jours seulement, elles appelaient à ne pas bouger.

Les mobilisations ont contraint de mettre la question de la protestation sociale à l’ordre du jour de la réunion ordinaire de la direction nationale du PSUV (Parti socialiste uni du Venezuela) le 9 janvier, comme l’a rapporté Freddy Bernal, gouverneur de l’Etat de Táchira (capitale San Cristobal). Freddy Bernal [membre du PSUV] lui-même a assuré, lors d’un entretien avec la journaliste Mary Pili Hernández, que le gouvernement étudiait des formules d’augmentation des salaires qui seraient durables dans le temps [étant donné l’inflation]. Dans le même temps, le gouverneur de Táchira s’est inquiété de «l’ostentation de certains hauts fonctionnaires». En d’autres termes, le parti et des secteurs du gouvernement sont conscients de la situation et des revendications qui en découlent.

La bureaucratie syndicale, en particulier celle liée au gouvernement, a insisté tout au long de la semaine sur l’argument selon lequel la mobilisation sociale était «une conspiration de l’empire», cela dans une tentative désespérée de démobilisation et de désinformation. La bureaucratie syndicale, complètement dépassée par la base des enseignant·e·s, a tenté de remplir son rôle d’instrument d’endiguement, sans y parvenir, faisant preuve d’un sens ténu de la survie et d’une utilité politique limitée pour le gouvernement qu’elle prétend défendre.

Dans le cas de Guayana, la lutte a été menée par les travailleurs de la base, puisque les directions syndicales bureaucratiques ont perdu tout réflexe de classe et n’ont même pas accompagné institutionnellement le mouvement de la classe laborieuse. La revendication centrale était les conditions salariales (nécessité d’ancrer le salaire au dollar face à l’inflation), les conditions contractuelles (respect des clauses de la convention collective) et la sécurité sociale (hospitalisation, médicaments, chirurgie, maternité). Pendant une semaine, les travailleurs ont campé devant la porte de l’entreprise sidérurgique SIDOR, bien que le mardi soir, le 10 janvier, la Garde nationale a attaqué le rassemblement, le dispersant. Le matin même, la bureaucratie syndicale de la CBST avait appelé à la reprise du travail pour le reste des entreprises de l’Etat de Guayana, afin d’éviter que la situation conflictuelle ne s’étende. Dans la nuit de mercredi 11 au jeudi 12 janvier, près d’une douzaine de dirigeants de base ont été arrêtés (d’autres sources parlent de 15), dont certains ont été traduits en justice. Malgré cela, la mobilisation de masse et le rassemblement des Sidoristes se sont poursuivis jusqu’au vendredi soir. Alors, Ángel Marcano, gouverneur de l’Etat de Bolívar, est arrivé et a rencontré une commission de dix travailleurs de base pour signer un protocole d’accord qui envisageait la cessation de l’arrêt de travail en échange de la libération des travailleurs emprisonnés et de ceux qui étaient poursuivis, de la création d’une commission gouvernementale chargée d’étudier les revendications de la classe ouvrière et enfin de la garantie que toutes les accusations légales seraient abandonnées, évitant de la sorte des licenciements.

Le goût qui restait après les négociations à SIDOR était que la cessation du conflit n’avait été faite qu’en échange de promesses, qui pouvaient ne pas être tenues. Cependant, le conflit a montré que la classe travailleuse peut s’organiser et appeler à la grève en dehors des organes bureaucratiques, laissant en suspens l’urgence d’établir des strucutres de négociation collective lorsque les travailleurs se retrouvent face aux représentants officiels. De l’avis général, le conflit de SIDOR a été une victoire pour la classe ouvrière industrielle, créant un précédent important.

Après cinq jours de grandes mobilisations d’enseignant·e·s dans tout le pays, le gouvernement a convoqué une contre-marche intitulée «Marchons pour nos enseignants de la patrie», pour le samedi 14 janvier, c’est-à-dire un jour avant la célébration au Venezuela de la Journée des enseignant·e·s, qui a réuni des fonctionnaires et des militants du parti au pouvoir (PSUV). Le gouvernement, le lundi 16 janvier, a relancé le thème d’une contre-marche, en opposition claire à l’appel des enseignants à «descendre tous dans la rue pour un salaire équitable». La logique des contre-marches officielles contre le mouvement de mobilisation sociale crée un dangereux précédent que nous analyserons ci-dessous.

Le lundi 16 janvier, la plus importante mobilisation des enseignant·e·s et de la classe ouvrière de ces trois dernières décennies au Venezuela a eu lieu. Bien que les enseignant·e·s envisagent le retour en classe pour construire un nouveau plan de protestations et de revendications, en huit jours seulement, ils ont réussi à construire un récit de l’avenir que la classe politique n’a pas encore fini de saisir et qui montre l’urgence d’une nouvelle façon de comprendre la politique. La mobilisation tenace et courageuse des enseignant·e·s montre le réveil de ce secteur en tant qu’acteur collectif de la transformation sociale.

2. L’absence de Robin des Bois et le héros collectif

Les ressources du Venezuela, même dans le contexte des sanctions coercitives unilatérales criminelles des Etats-Unis, sont suffisantes pour garantir un salaire dix fois supérieur au salaire actuel. Le problème réside dans l’approche monétariste de ceux qui dirigent le gouvernement et dans une conception élitiste de la répartition des richesses, qui ne prend pas le monde du travail comme un élément représentatif et apte à s’exprimer. Or, les enseignant·e·s ont calculé comment les cinq milliards de dollars injectés par la Banque centrale du Venezuela dans les banques privées, ou les recettes fiscales du pays, auraient pu être utilisés. Leurs calculs démentent la version officielle selon laquelle il n’y a pas d’argent pour une augmentation substantielle.

Pour cette raison, le porte-parole du PSUV, le gouverneur Freddy Bernal, a déclaré que le président de la République étudiait une augmentation salariale durable dans le temps, c’est-à-dire non soumise à la contingence des taux de change du dollar, ce qui est devenu la principale revendication de la classe ouvrière à l’échelle nationale. Bien que Freddy Bernal ait indiqué que le gouvernement ferait une annonce dans les prochains jours, cela ne s’est pas produit.

Jeudi 12 janvier, le président de la République a présenté le budget annuel devant le Parlement. Un espoir partagé était qu’il annoncerait l’«augmentation durable». Au contraire, le discours s’est attaché à souligner les difficultés économiques du pays, ce qui a été interprété comme un refus d’augmenter les salaires et les traitements des fonctionnaires. La déception collective a été ressentie à la base, elle qui réclame des redéfinitions salariales, d’autant plus que la plupart des manifestant·e·s avaient voté pour l’élection de Maduro [en mai 2018] et que beaucoup d’entre eux sont des militants du parti au pouvoir.

Le vendredi 13 janvier, les directions syndicales liées au gouvernement ont annoncé qu’elles organiseraient la «contre-marche» pour démontrer le soutien des travailleurs au président de la République et à son administration. Elles remettraient alors une pétition salariale approuvée par la CBST. Cela a suscité l’espoir qu’à la fin du rassemblement, le président de la République annoncerait l’augmentation des salaires, en la présentant comme une victoire de la bureaucratie syndicale. L’information circulait qu’à 18 heures, le président ferait un discours centré sur l’augmentation des salaires, mais cela ne s’est pas produit. En fin de journée, c’est la vice-présidente Delcy Rodríguez qui a donné une conférence de presse indiquant que le président étudiait les scénarios salariaux!

La célébration de la Journée des enseignant·e·s, dimanche 15 janvier, s’est transformée en un débat de récits sur les médias sociaux concernant le rôle des enseignant·e·s dans la situation actuelle. Il était clair que les enseignant·e·s défileraient le 16 janvier, en s’attendant à ce qu’il y ait de très grands rassemblements, en termes quantitatifs et qualitatifs. Ce qui s’est effectivement produit. De son côté, la bureaucratie a réussi à organiser une contre-marche, plus petite que la précédente.

3. Contre-marches: l’Etat contre le mouvement social?

Les contre-marches sont populaires au Venezuela depuis 1999, principalement parmi les partisans et les opposants du projet bolivarien. Dans les semaines qui ont précédé le coup d’Etat de 2002, les «contre-marches» se sont institutionnalisées comme une forme de conflit entre les forces politiques. Puis, depuis 2013, elles se sont transformées en disputes de rue entre les deux factions bourgeoises, jusqu’à ce que, dans le cadre de la Constituante de 2017, la droite soit battue et sa capacité réelle de mobilisation diminuée et neutralisée.

Quand on croyait que les «contre-marches» appartenaient au passé, le gouvernement et la bureaucratie syndicale les ont dépoussiérées. Mais dans ce cas, en les transformant en une modalité dangereuse, car les mobilisations de janvier 2023 ne se produisent pas entre factions politiques ou bourgeoises, mais sont le résultat des revendications effectives du mouvement social. Par conséquent, une inflexion est en train de se produire. Maintenant les «contre-marches» sont celles de l’Etat contre le mouvement social qui, paradoxalement, est largement composé d’électeurs et électrices du gouvernement actuel. Ce changement semble avoir été induit par l’incapacité des castes bureaucratiques à produire un endiguement social et par la nécessité de montrer que le gouvernement dispose d’une base sociale importante, même au-delà des limites de ce qui est considéré comme raisonnable pour son projet politique.

Cette étape, en terrain boueux, pourrait se transformer en un désastre total pour le gouvernement et en une perte d’hégémonie politique dans de larges secteurs de sa base sociale, ce qui pourrait avoir des répercussions non seulement électorales en 2024, mais aussi se traduire en termes de fracturation des imaginaires et des récits qui sous-tendaient sa permanence au pouvoir.

Le gouvernement devrait bientôt sortir de cette crise avec une proposition forte d’augmentation durable des salaires et la recomposition de sa direction syndicale, en s’ouvrant à quelque chose qu’il a refusé de faire: la démocratisation du syndicat et des structures syndicales qui le soutiennent. Il est encore temps de corriger la situation, s’il peut rassembler la volonté politique nécessaire pour le faire.

4. Le syndrome de retrait verbal de la direction de la droite

Symptomatiques de leur engagement de classe sont les déclarations laconiques et les omissions de la direction de la droite concernant les aspirations des enseignant·e·s. En plus d’essayer de surfer sur la vague de protestations avec des appels génériques à des augmentations salariales, les dirigeants de la droite n’ont pas voulu parler de montants durables ou d’augmentations salariales.

C’est la preuve du jeu de rôle de l’opposition de droite, qui n’a pas de proposition substantielle et viable pour la justice salariale. Bien sûr, dans leur cas, l’engagement est celui de la voracité commerciale [le secteur du commerce est une source importante de profits spéculatifs], ignorant même certaines voix des employeurs qui ont appelé à un changement de la situation actuelle. Ils n’ont même pas imité FEDECAMARAS, la plus importante association d’entreprises du pays, qui a souligné que le salaire minimum devrait être de 300 dollars par mois et non des 7 dollars actuels [ce qui traduit le rapport bolivar-dollar et l’importance de la dollarisation]. Messieurs de l’opposition, votre surdité est symptomatique de la maladie dont vous souffrez: une déconnexion avec la réalité sociale .

5. L’agenda des protestations

Les mobilisations du 16 janvier, de par leur caractère décentralisé et auto-convoqué, ont établi des agendas régionaux et locaux, qui peuvent avoir quelques différences, mais qui sont pour la plupart convergents.

Par exemple, les accords à Calabozo (Etat de Guárico) étaient les suivants:

-Ne pas recevoir d’élèves dans les salles de classe
-Organiser des classes virtuelles et travailler le lundi.
-Recevoir les devoirs et faire les évaluations les vendredis.
-Mardi, mercredi et jeudi seront organisées dans des assemblées permanentes.
-Si aucune réponse n’est apportée par l’exécutif aux revendications salariales et contractuelles, déclencher des grèves échelonnées à partir du 23 janvier.

Ailleurs, c’est la non-reconnaissance des instructions de l’ONAPRE (Bureau national du budget) qui a été soulignée. Dans d’autres, un modèle mobile de protestation, de rassemblement et de travail en classe a été proposé. En d’autres termes, le développement a été inégal et combiné. Ces points peuvent être enrichis par les assemblées municipales et étatiques.

6. Conclusion

En seulement 8 jours, un mouvement tellurique s’est produit sur le sol politique vénézuélien. Il a non seulement ébranlé les fondements de la classe politique gouvernementale et de l’opposition, mais a également initié la construction, par le bas, d’un nouveau projet pour le pays, sur lequel nous reviendrons.

Ce nouveau projet politique pour le pays, encore imperceptible pour les dirigeants politiques dont l’aveuglement épistémologique est complet, ne construit pas seulement des imaginaires et des récits à partir des limites de l’institutionnalité, mais a également commencé à reconstruire les paramètres de la gouvernabilité. A à court, moyen et long terme, il s’agit d’un tournant aux conséquences politiques indépendamment du fait que le mouvement profond de protestation sociale trouve son rythme propre. Le défi pour les sciences sociales est de trouver les indices qui permettent de révéler comment, à partir de ce point d’inflexion, le sujet politique qui l’exprime devient un acteur collectif ayant une vocation de pouvoir. (Article publié sur le blog de l’auteur, qui réside au Venezuela, le 16 janvier 2023; traduction rédaction A l’Encontre)

Luis Bonilla-Molina, docteur en sciences pédagogiques, post-doctorat en pédagogies critiques et propositions pour l’évaluation de la qualité de l’enseignement. Membre du comité directeur du Conseil latino-américain des sciences sociales (CLACSO). Membre de la campagne latino-américaine pour le droit à l’éducation. Membre de l’Association latino-américaine de sociologie (ALAS) et de la Fondation Kairos. Directeur de recherche au Centre international de recherche sur les autres voix de l’éducation (CII-OVE). Professeur d’université.

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