Pérou. «Une politique gouvernementale qui mène à la militarisation du pays»

Par Carlos Noriega (Lima)

La crise au Pérou s’aggrave après que la majorité parlementaire a refusé [un second vote aura lieu lundi], samedi 28 janvier, d’avancer les élections au mois d’octobre de cette année. Cette décision jette de l’huile sur le feu des protestations sociales qui ont commencé en décembre 2022 et qui exigent la démission de la présidente Dina Boluarte et la tenue des élections cette année. Dans le même temps, la militarisation du pays, l’autoritarisme du gouvernement et la répression des mobilisations populaires s’intensifient. Le gouvernement, la droite parlementaire et les médias hégémoniques sont de plus en plus fascistes, criminalisant les protestations et la gauche, applaudissant la répression qui tire sur les manifestant·e·s, justifiant la militarisation du pays et utilisant – main dans la main avec le ministère public – des accusations infondées de «terrorisme». Les manifestations ont déjà fait près de 60 morts, dont 46 tués par les tirs de la police et de l’armée. La répression vise principalement les populations andines. Mais les protestations résistent, elles ne se relâchent pas.

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Après la décision du Congrès discrédité – 9 % d’approbation populaire – de faire obstacle aux élections en 2023, une mobilisation massive a eu lieu dans les rues de Lima, le samedi 28 janvier. Les manifestations quotidiennes et les blocages de routes se poursuivent dans une grande partie du pays. La répression reste la seule réponse du gouvernement. Depuis dix jours, des manifestations populaires anti-gouvernementales ont lieu quotidiennement dans la capitale. De nombreuses personnes venues à Lima de différentes régions constituent un élément crucial des manifestations, qui sont toujours réprimées par des grenades lacrymogènes lancées sans discernement, des tirs de fusils avec chevrotines, des passages à tabac et des arrestations arbitraires. Dans les villes andines, la répression s’est faite à coups de fusil.

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Le Congrès a rejeté les élections anticipées pour octobre 2023 avec 65 voix contre et 45 en faveur. Il y a eu deux abstentions. Il aurait fallu 87 voix, soit les deux tiers de la chambre, pour qu’il soit adopté en première instance. Il devra être ratifié lors d’un second vote. Une révision du vote qui a rejeté les élections de cette année a été demandée. Elle fera donc l’objet d’un nouveau vote ce lundi 30 janvier. Un changement qui permettrait son adoption semble très improbable. En décembre, sous la pression populaire, 93 élu·e·s ont approuvé l’avancement des élections de 2026 à avril 2024, une décision qui attend pourtant d’être ratifiée lors d’un second vote. Les mobilisations de masse réclamant des élections cette année ont conduit à un débat sur une deuxième élection anticipée.

L’extrême-droite – à l’exception de la Fuerza Popular (FP) pro-Fujimori – et la plupart des élu·e·s de droite et du centre droit se sont opposés à l’avancement des élections à 2023. Ils veulent des élections en 2024 car ils veulent avoir le temps d’introduire des réformes qui les favorisent et, ainsi, de prendre le contrôle des organes électoraux.

Au milieu de fortes protestations sociales, le Fujimorisme [avec sa leader Keiko Fujimoro, fille d’Alberto Fujimori qui est à nouveau incarcéré depuis janvier 2019, et qui fut un président dictatorial de 1990 à 2000] a changé de position. Il a soutenu l’élection anticipée. La fraction parlementaire de Perú Libre (PL), qui a porté Pedro Castillo à la présidence, et ses groupes dissidents, comme le Bloque Magisterial (BM), se sont opposés aux élections cette année. Ces regroupements de gauche ont conditionné leur soutien aux nouvelles élections à l’approbation d’un référendum pour une Assemblée constituante, dont ils savaient qu’elle n’avait aucune chance de succès.

Ce n’est pas la première fois que le PL se retrouve avec l’extrême-droite. Dans des déclarations à Página/12 en août dernier, son secrétaire général, Vladimir Cerrón [médecin, gouverneur de Junin, un des 24 départements du Pérou, sa capitale: Huancayo ; très influent dans le PL, accusé de malversations diverses et de manœuvres plus ou moins obscures] a déclaré qu’il préférait s’allier à l’extrême-droite plutôt qu’à la gauche progressiste, qu’il considère comme son «principal ennemi». Ce vote est une nouvelle expression de son accord avec l’extrême-droite. La gauche progressiste de Changement démocratique – Ensemble pour le Pérou (CD-JP) – a soutenu la proposition des élections anticipées.

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«Le Congrès a manqué l’occasion de soulever le couvercle de la cocotte-minute afin qu’une partie de la chaleur accumulée puisse sortir. Cela va accroître la colère et l’énervement des gens» nous a déclaré l’historien, anthropologue et analyste politique Carlos Monge. Concernant la convergence de l’extrême-droite et d’un secteur de la gauche sur le rejet des élections anticipées, Carlos Monge a souligné : «Ils partagent un programme conservateur anti-droits, contre l’avancée des notions de genre, des droits des femmes, de la diversité sexuelle. Ils veulent rester quelques mois de plus pour faire avancer cet agenda commun et continuer à faire du lobbying, à représenter les intérêts de ceux qui ont financé leurs campagnes et à profiter de quelques mois supplémentaires avec un bon salaire. Ils négocient mesquinement quelques mois de plus au Congrès aux dépens des morts dans les rues. En leur donnant plus de temps pour les élections, le PL et le BM laissent la voie libre à la droite pour s’emparer des organes électoraux,

Carlos Monge nous a déclaré que Fujimorisme a changé sa position et a soutenu les élections de cette année afin de se rapprocher des revendications de la majorité et pour des raisons électorales. «La Fuerza Popular (FP) est le parti de droite avec la plus grande base sociale et beaucoup de ses membres doivent faire pression pour des élections cette année. Dans la décision de Fuerza Popular, il peut également y avoir un calcul politique de type supplémentaire: la direction de FP pense qu’elle peut être la seule option viable pour la droite lors d’une élection à court terme. Mais ce que le Fujimorisme peut gagner en soutenant les élections cette année est limité, car il soutient en même temps le gouvernement et la répression.

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Eduardo Ballón, anthropologue et chercheur au Centro de Estudios y Promoción del Desarrollo (Desco), a souligné que la majorité du Congrès a accepté lors du premier vote d’avancer les élections à 2024 «par peur et par leur défaite relative face à la force et à la violence de la mobilisation populaire, mais ils veulent rester le plus longtemps possible, jusqu’en 2026 si cela est possible».

Les élections de 2023 sont pratiquement tombées à l’eau et ne sont même pas confirmées pour 2024. Les deux analystes – Monge et Ballón – s’accordent à dire que l’avancement des élections dépendra de la force des mobilisations populaires. «Si dans les quatre ou cinq prochains jours, il n’y a pas de solution qui mène à l’avancement de la tenue d’élections en 2023, je prévois un scénario avec beaucoup plus de violence et de répression que ce que nous avons vu jusqu’à présent. Et un enlisement des quelques possibilités de dialogue qui existent pour le moment. Il y a une polarisation de plus en plus virulente», a déclaré Eduardo Ballón. Selon lui, le gouvernement n’est pas viable. «Dina Boluarte n’a aucune chance de se maintenir jusqu’en 2026, et je pense qu’il est difficile pour elle de se maintenir même jusqu’en 2024. Sa seule chance de s’accrocher est de renforcer encore son alliance avec l’extrême-droite et l’appareil militaire. Il y a clairement un renforcement des forces armées et de la police au sein du gouvernement.»

Dans le même ordre d’idées, Carlos Monge a averti que la ligne de conduite du gouvernement «mène à la militarisation totale du pays». «Ce gouvernement ne peut s’imposer qu’à coups de balles, voire de canons, car les chars occupent une partie du territoire. Dina Boluarte ne peut rester en place que sous la coupole d’une dictature civile-militaire ouverte.» (Article publié dans le quotidien argentin Pagina/12 le 29 janvier 2023; traduction rédaction A l’Encontre)

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