Brésil. Manque d’oxygène à Manaus: «C’est inhumain de demander 6000 reais pour une bouteille»

Par Thiago Domenici

Le 15 janvier, RFI rapportait que: «Plusieurs hôpitaux de Manaus n’ont plus d’oxygène pour venir au secours des victimes du Covid-19. Selon des témoignages, plusieurs patients seraient morts asphyxiés. Sur place, un chercheur affirme que les survivants pourraient souffrir de séquelles neurologiques irréversibles. Certaines familles révoltées ont protesté devant les hôpitaux et ont tenté de se procurer de l’oxygène par leurs propres moyens.» Nous publions ici un reportage d’Agência Publica qui a enquêté à Manaus. (Réd.)

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Alors que plus de 50 pays ont commencé à vacciner contre le Covid-19, le Brésil voit à Manaus [ville de plus de deux millions d’habitants, dans l’Etat d’Amazonas] des patients qui perdent la vie asphyxiés par manque de l’élément le plus essentiel à la survie de l’homme: l’oxygène.

Avec une capacité épuisée de soins hospitaliers et sans lits pour le traitement du Covid-19 dans la capitale, Layla Mariana Batista, 27 ans, dit qu’elle n’a jamais vécu un tel «enfer» depuis le début de la pandémie. Comme des centaines d’habitants de la capitale de l’Amazonas, qui doivent même faire la queue dans la zone industrielle de la ville pour trouver de «l’air» qui manque à leurs familles, cette vendeuse de snacks sucrés et salés s’est précipitée pour aller chercher de l’oxygène pour oncle Rosivaldo Azevedo Marinho, 57 ans, et tante Maria Madalena Santos de Araújo, 43 ans.

La tante a réussi à être hospitalisée après quelques tentatives, mais l’oncle n’a pas pu être hospitalisé et se trouve à la maison, placé sous ses soins. «Au début, nous lui avons loué une bouteille pour 2500 reais [391 euros], quand nous avons conclu avec le gars, il a simplement dit qu’il voulait 5000 reais. En fin de compte, les 5000 reais ont été portés à 7000 reais [1096 euros]. Et nous avions des millions de numéros de téléphone que nous appelions sans cesse et personne ne répondait, il n’y avait rien d’autre», proteste-t-elle…

Nous [Agência Pública] avons contacté un des numéros fournis par Layla Mariana Batista, qui aurait été publié dans une annonce sur le site web OLX. Nous l’avons fait par Whatsapp. Le vendeur ne s’identifie pas par son nom mais comme Medic Center de Manaus. Il propose deux options de «kit d’oxygène complet à utiliser, bouteille de 3 litres et de 5 litres, déjà chargée, remplie».

Le kit avec trois litres vaut 3800 reais [594 euros] et les cinq litres 5990 reais [937 euros]. La société présumée dit qu’elle ne fait pas de location et qu’elle accepte le crédit en espèces ou des versements en trois fois, en cash ou par débit bancaire. Concernant la livraison, il dit qu’il ne le fait pas parce qu’il «est très occupé» et qu’il faut «passer au magasin et effectuer le paiement». Cependant, il n’a pas fourni l’adresse avant que nous ayons publié le reportage.

Interrogé sur la disponibilité de cinq cylindres – d’une valeur de près de 30 000 reais [4695 euros] – le vendeur a déclaré qu’il devait consulter «le propriétaire». Selon lui, parce que «beaucoup de gens en demandent de toute urgence». Le montant comprendrait les taxes et le transport.

Nous avons constaté que le même kit de 5 litres – vendu à 5990 reais par le Medic Center de Manaus – est vendu trois fois moins cher dans les magasins de São Paulo, qui facturent environ 1500 reais pour le kit chargé. Les vendeurs de São Paulo qui préfèrent ne pas s’identifier ont déclaré que le montant facturé par la prétendue société est «exorbitant».

Interrogé sur la question de savoir si le montant n’est pas abusif, le vendeur du Medic Center nous a répondu qu’il «pense que ce n’est pas le cas». «Non, mon ami. Une certaine quantité a été achetée à São Paulo et est en vente à Manaus. Ils ne nous livrent que 35 unités. Oui, seulement!», a-t-il répondu.

Le Code de défense des consommateurs affirme que l’exigence qui désavantage exagérément le consommateur est abusive. «L’augmentation arbitraire des profits constitue une infraction contre l’ordre économique (art. 36, III, de la loi n° 12,529/11) et un crime contre l’économie populaire (art. 3, VI, de la loi n° 1,521/51)», selon le Ministère public de São Paulo.

Indignation, lâcheté et désespoir pour sauver des proches

«C’est inhumain d’entendre quelqu’un vous demander 6000 reais pour une bonbonne et vous n’avez nulle part où trouver cette bouteille pour sauver votre parent», dit Layla. «C’est dégoûtant d’entendre quelqu’un vous dire ce qu’il faut payer pour tout cela», se plaint-elle. En fin d’après-midi d’hier (15 janvier 2021), Layla Mariana Batista a réussi à louer pour son oncle un kit pour le prix de 2000 reais, pour une durée de trois jours: «Nous faisons une collecte parce que personne n’est prêt à donner 2000 reais tous les trois jours pour qu’un de vos proches survive. Et ici nous.»

Layla a informé Agência Pública ce samedi après-midi [16 janvier] que l’oxygène de son oncle s’était épuisé au cours de la matinée et qu’elle attendait une recharge de la société auprès de laquelle elle a loué le matériel, mais «elle [la société] n’a pas le temps d’arriver».

Sur Twitter, le youtubeur Felipe Neto, qui mobilise des ressources pour apporter de l’oxygène à Manaus, a déclaré que «certains des fournisseurs d’oxygène ont augmenté le prix de façon vertigineuse hier [15 janvier] et aujourd’hui, parce qu’ils savaient que nous devrions acheter pour sauver des vies. Des gens pourris et dégoûtants. Dans les crises, nous voyons le meilleur et le pire des êtres humains», a-t-il écrit.

Isac Neto, 46 ans, qui possède une compagnie de gaz à Manaus, a déclaré que la demande a augmenté le prix de la recharge en oxygène. La recharge de 10 m³, qui en décembre 2020 coûtait 350 reais, coûte aujourd’hui 800 reais [125 euros]. «Je ne peux plus livrer parce que je n’ai plus de produit, et que les gens ne cessent de m’appeler. Alors que je vous parle, le téléphone sonne», nous dit-il.

Selon Isac Neto, le 26 décembre 2020, la recherche d’oxygène a commencé. «Ce jour-là, je suis arrivé ici à Manaus. En une semaine, j’ai vendu plus de 2000 m³ de gaz que j’ai ramené de São Paulo. Or, la totalité a été livrée le 7 janvier, ce qui, en temps normal, durerait environ six mois.»

Emilly de Araújo Carmo, 28 ans, qui a perdu son grand-père Naivo Ferreira de Araújo, 81 ans, le 1er janvier, insiste sur l’augmentation abusive des prix. Elle nous confie que le 15 décembre, déjà atteinte d’un coronavirus, pour son grand-père elle a pu louer une bouteille de 40 litres pour 600 reais [94 euros] – un prix qui atteindrait 2000 reais aujourd’hui.

«Lors de notre dernier contact, mon grand-père m’a dit qu’il allait bien et qu’il nous aimait, c’est alors que j’ai eu l’occasion de lui dire, pour la dernière fois, que je l’aimais aussi. Nous aurions voulu avoir la possibilité de donner une autre issue à cette histoire.»

«Manaus est en guerre pour l’oxygène»

Le même désespoir habite Grace Sá, 34 ans, qui est avec sa mère, Maria das Graças, 64 ans, à la maison, avec le Covid-19. «Notre situation ici à Manaus est celle d’une guerre pour l’oxygène. Ma mère est à la maison. C’est une alternative que nous avons trouvée, car l’Hôpital du 28 Août n’était pas en état de la recevoir. En plus de ne pas disposer de lit, il faut savoir que c’est une torture psychologique que d’arriver à être accepté dans cet hôpital.»

Elle nous dit que lorsqu’elle a accueilli sa mère chez elle, il y a quelques jours, elle a acquis une petite bouteille d’oxygène. Et l’infirmière lui a bien dit: «Je suis contente que vous l’ayez apportée parce qu’il n’y en a plus et quand j’en aurai fini avec cette bouteille, il n’y en aura plus. C’est alors que, selon elle, elle a commencé sa lutte, avec son frère, pour obtenir de l’oxygène. «Mon frère a enregistré une vidéo sur les réseaux sociaux qu’il a diffusée en ville… puis nous avons obtenu de l’aide jusqu’à ce qu’elle obtienne des soins à l’hôpital.»

En ce moment, elle et son frère soignent leur mère à la maison. «Nous avons donc décidé de la sortir de là quand nous avons obtenu une autre grosse bonbonne pour la faire entrer à l’hôpital. C’était désespéré. Cette scène restera toujours présente dans ma vie. Chaque jour est une angoisse. Plus personne ne dort ici car on pense à la façon dont on va obtenir de l’oxygène pour le lendemain. Aujourd’hui, c’est le cas. Et demain, le ferons-nous? C’est la question que nous nous posons tous les jours. Il faut prier et avoir beaucoup de foi. Je ne veux même pas penser à la possibilité de ne pas l’avoir.»

Ce samedi midi, Grace Sá a dit qu’elle avait obtenu pour sa mère un «concentrateur oxygène» [appareil à usage médical destiné aux personnes souffrant d’insuffisance respiratoire]. Selon elle, cela ne répond pas au besoin, mais c’est une alternative pour économiser de l’argent. «C’est un choix difficile, mais sans oxygène, elle ne peut faire face», dit-elle.

L’augmentation des nouveaux cas de Covid-19 a porté la demande d’oxygène à 76 000 mètres cubes par jour dans l’Etat Amazonas. Au milieu de ce manque d’oxygène, la police a déjà saisi 45 bonbonnes sur un bateau à Manaus et 33 bouteilles cachées dans une entreprise. (Article publié sur le site Agência Publica, le 16 janvier 2021; traduction du brésilien par la rédaction A l’Encontre)

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