1925, guerre du Rif. L’alliance entre Pétain et Franco contre les insurgés marocains

Par Alain Ruscio

Dans un entretien donné à L’Express le 23 décembre 2020, Emmanuel Macron a expliqué : « Je me suis construit dans la haine, dans le rejet de l’esprit de défaite et de l’antisémitisme de Pétain, mais je ne peux nier qu’il fut le héros de 1917 et un grand militaire ». Le président français aurait pu pourtant rappeler sa contribution à l’écrasement des insurgés dans le Rif marocain en 1925. Avec tous les moyens de la barbarie « civilisée » et en alliance avec celui qui allait devenir le dictateur de l’Espagne : Francisco Franco.

Mohamed Ben Abdelkrim El-Khattabi dit « Abdekrim », vivant dans la partie du Maroc sous contrôle de Madrid, lève l’étendard de la révolte contre l’occupant espagnol en 1921. Il lui inflige une cuisante défaite à Anoual (juillet 1921). En Espagne, le général Miguel Primo de Rivera prend le pouvoir en septembre 1923, installant une des premières dictatures d’extrême droite d’Europe. Rageusement, Madrid va répliquer par une guerre d’une cruauté inouïe, utilisant massivement l’arme chimique (d’ailleurs fournie alternativement par les deux anciens ennemis, la France et l’Allemagne). En avril 1925, les troupes d’Abdelkrim empiètent sur le territoire du Haut-Ouergha, dans le Maroc français. Occasion rêvée pour le colonialisme français de mater ce dissident devenu menaçant. La France est alors dirigée par un gouvernement de gauche, dit « du Cartel » (Paul Painlevé est président du Conseil), dirigé par le Parti radical, soutenu par la Section française de l’internationale socialiste (SFIO). Nationalistes à Madrid, hommes d’une certaine gauche à Paris : il n’y a pas de barrières idéologiques quand il s’agit de défendre la civilisation occidentale.

Au plus fort de la guerre, Abdelkrim dispose de 75 000 hommes, pour seulement 30 000 fusils. En face, la France et l’Espagne aligneront un corps expéditionnaire énorme (120 000 combattants, 400 000 supplétifs), disposant d’une supériorité matérielle écrasante (artillerie lourde, chars, aviation), utilisant les armes les plus terribles, dont des bombes chimiques.

« Il faut de l’aviation »

Lorsque la France entre dans le conflit, le maréchal Hubert Lyautey préside aux destinées du pays depuis treize ans, malgré la fiction du protectorat qui ne trompe personne. Il mènera une guerre sans pitié contre Abdelkrim. Sans pitié, mais sans guère de résultats. Bien des postes français sont isolés, et Fez paraît même un instant menacée. La personnalité et la politique du maréchal Lyautey sont de plus en plus remises en cause à Paris, d’autant qu’une vieille méfiance l’amène à s’opposer à toute manœuvre commune avec les Espagnols. Le 14 juillet 1925, le gouvernement décide d’envoyer en inspection le maréchal Philippe Pétain. Camouflet supplémentaire pour Lyautey, qu’une inimitié réciproque (et de notoriété publique) oppose à Pétain. Le sens de la mission de ce dernier est net : « Il faut renforcer les effectifs, il faut de l’aviation, il faut intensifier notre action. » [1] Mais cette mission a également une signification diplomatique : la seule parade imaginable à la menace rifaine est de sceller un pacte avec les Espagnols. Fin juillet ont lieu à Madrid, puis à Ceuta, les premiers entretiens entre Pétain et Primo de Rivera. C’est à cette occasion, semble-t-il, que Pétain rencontre pour la première fois Francisco Franco, colonel et patron de la Bandera, la Légion espagnole. Une complicité de vingt années commence.

En septembre, Lyautey est rappelé à Paris. Il subit des remontrances des politiques et, surtout, il apprend la nomination de Pétain comme commandant en chef, qui passe donc d’une mission temporaire à une fonction permanente. C’en est trop. De retour au Maroc le 15 septembre, il démissionne le 24. Il est remplacé par Théodor Steeg, le ministre de la Justice, mais c’est Pétain qui a désormais les pleins pouvoirs militaires.

L’initiative concertée peut commencer : les Espagnols envoient un corps expéditionnaire au nord (Alhucemas, 8 septembre 1925) pendant que les Français attaquent par le sud. Début décembre, la presse annonce que Pétain va se rendre de nouveau à Madrid. Primo de Rivera déclare devant le conseil des ministres du 8 décembre 1925 que la France, « désirant donner une preuve de ses sentiments d’amitié envers l’Espagne, avait décidé qu’une visite serait faite prochainement à Madrid par le maréchal Pétain ». Les deux hommes se rencontrent effectivement le 25 du même mois à Madrid, puis le 28 à Tétouan, afin de combiner leurs opérations [2].

L’utilisation des armes chimiques

Lors de l’hiver 1925-1926, le territoire d’Abdelkrim fait figure de forteresse assiégée. Comme il l’avait promis, Pétain mène une guerre de grande envergure. Le gouvernement lui a accordé les moyens demandés. Alors qu’en juillet, Lyautey n’avait obtenu que 2 bataillons de renforts, le nouveau commandant en chef en obtient 36 ! Surtout, la coopération militaire entre les deux pays — dont l’un utilisait des armes chimiques depuis 4 ans — devait déboucher sur une aggravation de la guerre chimique. On sait aujourd’hui que l’armée française a alors utilisé des obus au phosgène, à la chloropicrine (obus no. 7) et à l’ypérite [3].

Pétain rentre en France le 6 novembre. À son arrivée à Marseille, il lâche : « Abdelkrim est encerclé. Il n’est plus à craindre. L’action militaire est terminée. Je passe la main à la politique. » [4] « L’action militaire est terminée »… ce n’est alors vrai qu’en partie. Il reste l’ultime assaut. Mais on peut penser qu’avec cette formule, il embarrassait son illustre prédécesseur : Pétain avait réussi là où Lyautey avait piétiné, et son successeur, le général Edmond Boichut (si Abdelkrim ne s’était pas rendu, c’eût été sa faute). Quant à la formule « Je passe la main à la politique », elle faisait allusion aux pourparlers d’Oujda entre Abdelkrim et des émissaires français, qui échouèrent. Le militaire Pétain était également un fin politique : dans tous les cas de figure, il apparaissait comme le seul vainqueur, il dégageait sa responsabilité de tout échec éventuel.

Début 1926, la guerre prend une autre dimension. Les Français alignent 48 bataillons, 17 batteries, 2 compagnies de chars et 3 escadrilles d’avions. Les armes chimiques, que Paris avait longtemps refusées à Lyautey, font désormais partie de l’arsenal français [5]. Comme l’écrira, presque au terme des combats, le général Niessel, inspecteur général de l’aéronautique : « Nous exécutons sur le front nord du Maroc de véritables opérations de guerre » [6].

L’offensive finale est déclenchée le 8 mai 1926. Finalement, face à la supériorité mécanique des armées française et espagnole, Abdelkrim se soumet, le 27 mai. Au terme d’une guerre éprouvante, 100 000 des siens, combattants tués au front ou civils bombardés par des armes chimiques, avaient perdu la vie.

Grand-croix de la Légion d’honneur

Le 14 juillet suivant, sous l’Arc de Triomphe, le général Primo de Rivera, « pantalon rouge vif soutaché d’argent, tunique bleu sombre coupée du cordon de la grand-croix de la Légion d’honneur, shako pastel et or que couronne un plumet blanc » [7] est l’invité d’honneur. Il est entouré du président Gaston Doumergue, d’Aristide Briand, président du Conseil (il a succédé à Painlevé) et, pour faire bonne mesure, du sultan Moulay Youssef.

Quant à Pétain, il retrouve son complice quelques années plus tard. Le 27 février 1937, avant même la chute du gouvernement légal, la France reconnaît le régime de Franco. Et, dans la foulée, nomme Philippe Pétain ambassadeur (2 mars). Nul doute que le déjà vieux maréchal dut savourer les derniers jours de la République espagnole. Comme un vieux couple ressassant ses jours heureux, Franco et Pétain se retrouveront une ultime fois le 10 février 1941, Franco passant alors par la France pour aller conférer avec une autre gloire du fascisme international, Benito Mussolini. Quant à Abdelkrim, il finira ses jours en Égypte, communiquant avec Hô Chi Minh (alors dans les maquis viet minh) en 1949, rencontrant Che Guevara en 1959. Chacun avait choisi ses amis. (Article publié sur le site Orient XXI, le 23 décembre 2020, avec l’autorisation de l’auteur)

Alain Ruscio. Historien, il dirige les travaux d’une Encyclopédie de la colonisation française dont les trois premiers tomes sont parus (Les Indes savantes, coll. « Asie »).

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[1] Le Petit Journal, 17 juillet 1925.

[2] Jose Alvarez, The Betrothed of Death. The Spanish Foreign Legion During the Rif Rebellion, 1920–1927, Greenwood Press, 2001.

[3] Philippe Valode, Les hommes de Pétain, Nouveau Monde, 2011.

[4] Le Figaro, 8 novembre 1925.

[5] Vincent Courcelle-Labrousse & Nicolas Marmié, La guerre du Rif. Maroc, 1921-1926, Tallandier, 2008.

[6] Revue de Paris, 1er février 1926.

[7] Le Petit Parisien, 15 juillet 1926.

2 Commentaires

  1. La fin de l’article passe sous silence le deuxième moment de l’épopée d’Abdelkrim: l’organisation d’une nouvelle « Bataille d’Anoual » à l’échelle de l’ensemble des trois colonies nord africaine à partir de la fin de sa relégation durant 20 années à l’île de la Réunion (1927/1947) et son installation au Caire, bastion de la résistance nationaliste maghrébine. Voici le lien d’un papier rédigé à l’occasion de sa mort au Caire en 1963: https://www.contretemps.eu/hommage-a-abdelkrim-el-khatabbi-fondateur-de-lunite-maghrebine/?fbclid=IwAR0_0_0LrJivL3d2WODVzLO_cC0jKIJ2KvznPcKa3bsM-ACkOrz3aZi_AhM

  2. Commentaire de Noé Graff. Cet article d’Alain Ruscio est fort intéressant. A propos des relations mentionnées par l’auteur entre Hô Chi Minh et Abdelkrim, Vincent Courcelle-Labrousse et Nicolas Marmié, dans leur ouvrage La guerre du Rif (Ed. Tallandier, 2008), écrivent: «A la demande de “l’oncle Hô”, il [Abdelkrim] lance un appel à la désobéissance des troupes marocaines engagées en Indochine sous le drapeau français. “Choisissez le camp de ceux qui défendent la liberté et affrontent la mort pour l’indépendance dans le but de se libérer de ce que vous endurez vous-mêmes de la part du colonialisme”, ordonne l’émir exilé à ses compatriotes.» Cela rappelle en quelque sorte ce que Victor Serge écrit dans les Mémoires d’un révolutionnaire. «Les autonomistes marocains s’étaient offerts à combattre Franco si seulement La République [espagnole] leur accordait un statut généreux. La négociation conduite par plusieurs de mes amis échoua…»

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