Bolivie. Notes sur la crise post-électorale

Par Pablo Stefanoni

Tout semble déraper en Bolivie après le 20 octobre [date des élections à la présidence et vice-présidence, à la chambre des députés et au sénat]. Les accusations mutuelles entre les responsables gouvernementaux et les opposants sont identiques: coup d’Etat /coup d’Etat, racisme / racisme, dictature / dictature et il y a déjà de violents affrontements entre des groupes de Boliviens dans les rues. De toute évidence, le gouvernement n’a pas mesuré les effets d’une candidature [d’Evo Morales] imposée au vu du résultat d’un référendum de 2016 [1]. Le gouvernement a été obsédé, durant quatre ans, par la réélection d’Evo Morales. Et il n’a pas mesuré le mécontentement malgré des (encore) bons chiffres macroéconomiques.

Au cours de ces années, le pouvoir social a été remplacé par le «pouvoir d’Etat», ce qui impliquait: une bureaucratisation du soutien au gouvernement; un fort affaiblissement de sa capacité d’irradier au-delà du noyau dur et des «croyants; un appauvrissement du discours officiel et cela se constatait sur les réseaux sociaux comme dans le contenu des messages de ceux qui essayaient encore de défendre le gouvernement au même titre que dans le discours tenu par les sommets du pouvoir; une diminution de sa capacité de mobilisation (l’énergie se déplaça vers le bloc d’opposition). Les nouvelles figures du gouvernement, comme Manuel Canelas (ministre de la Communication), qui l’avaient rajeuni, ont perdu de leur relief suite à cette dynamique régressive. C’est ainsi que le MAS (Mouvement vers le socialisme) s’est aussi détaché des nouvelles générations qui ont vécu toute leur vie consciente sous Evo Morales [au pouvoir depuis janvier 2006], en écoutant les mêmes discours.

• Suite aux résultats du 20 octobre [voir l’article publié sur ce site en date du 31 octobre 2019], a émergé une méfiance face au décompte des suffrages, méfiance qui semblait être un mouvement démocratique ayant pour épicentre social les secteurs intermédiaires urbains. Essentiellement ceux représentés par Carlos Mesa, bien que beaucoup de ses votes fussent des «votes utiles» contre le MAS plutôt qu’un soutien explicite à l’ancien président [Carlos Mesa Gisbert a été président d’octobre 2003 à juin 2005; il fut le vice-président du réactionnaire Gonzalo Sánchez de Lozada d’août 2002 à octobre 2003, date d’une répression sévère conduite par ce dernier qui dû alors démissionner].

• Mais la décision du gouvernement de faire appel à un audit de l’OEA (Organisation des Etats américains) – sans un accord préalable avec Mesa – a laissé le secteur d’opposition modéré sans exigence. Dans un contexte de manifestations de rue, ce secteur se trouvait sans stratégie face à un nouveau pôle d’opposition.

Ce dernier s’articule autour du Comité civique de Santa Cruz – «renouvelé» et remis sur pied après la défaite de 2008 [alors ces forces contestaient durement et directement le gouvernement de Morales récemment élu]. Le Comité civique de Santa Cruz a réussi, contrairement à 2008, à s’étendre au-delà de la Media Luna [nom donné à la région est du pays qui concentre les ressources gazières et agricoles et où se concentrent des secteurs créoles riches], jusqu’à La Paz [au moins dans les quartiers les plus privilégiés du bas de la ville].

Luis Fernando Camacho [leader du Comité civique] semble avoir une double source de légitimité. Tout d’abord religieuse: il dit que Dieu doit entrer à nouveau dans le Palais, d’où Morales l’aurait expulsé; ensuite «virile»: le «macho Camacho» semble avoir «les couilles» pour affronter la «dictature de Morales», «faire la liste des traîtres dans un petit livre comme celui de Pablo Escobar» [le dirigeant du cartel de la drogue de Medellin qui «distribuait» des «cadeaux» aux pauvres et visait les «traîtres» à cette région de la Colombie], etc.

Nous verrons si cet homme d’affaires de Santa Cruz rejoindra la liste mondiale des personnages «sous-estimés» (y compris par moi-même) qui ont surpris tout le monde par la suite, ou s’il n’est qu’un instrument passager et histrionique d’une opposition croissante et radicalisée au MAS.

• L’interdiction faite par des militants du MAS, au milieu des insultes et des menaces, au dirigeant «civique» – qui convoque des manifestations massives à Santa Cruz – d’arriver à l’aéroport d’El Alto [qui surplombe La Paz] afin qu’il ne puisse atteindre le Palacio Quemado [palais du gouvernement] pour apporter à Evo Morales la «lettre de démission» que celui-ci «aurait dû signer», en fit une victime. Son récit fut celui d’une personne «enlevée par des hordes de masistes» prétendument encouragés par l’Etat lui-même. Et ce statut de «victime», en Bolivie, constitue toujours un bon capital politique (Evo Morales a aussi utilisé ce statut à l’époque et il continue, même maintenant, à se référer à ce statut de victime). La vérité est que Camacho semble avoir accru sa popularité dans d’autres parties de la Bolivie au-delà de sa région d’origine de Santa Cruz. Camacho déclare qu’il va amener la «lettre de démission» à La Paz, de sorte qu’Evo la signe d’une main, avec la Bible dans l’autre.

• Mais dans le même temps, ce revirement – marqué par la disparition de Mesa comme deuxième acteur principal, lui qui occupait la deuxième place lors des élections – s’accomplit dans un contexte de mutation dans les protestations: le mouvement démocratique naissant, qui contestait la «fraude électorale», s’est transformé en un mouvement purement d’opposition.

Maintenant, le départ d’Evo Morales est devenu un mot d’ordre. De cette façon, ces protestations sont liées à plusieurs éléments dans l’histoire bolivienne, et à une dynamique insurrectionnelle où chaque secteur socio-économique inscrit ses indignations dans une sorte d’économie morale explosive. Maintenant, à Potosí, on veut obtenir plus de bénéfices de l’extraction du lithium [qui représente une ressource importante et stratégique, car utilisée dans les nouvelles technologies]. Les cultivateurs de coca font des critiques à Morales [pour exiger certains avantages]. Les étudiants, les médecins manifestent depuis des mois et se joignent à la protestation. Enfin s’y ajoutent de nombreux Boliviens qui ne profitent pas des bons chiffres de la situation économique d’ensemble. A cela se superposent des frontières de classe complexes, des offenses contre les identités régionalistes et/ou syndicales, des alliances qui peuvent sembler surprenantes, et une rareté de moyens institutionnels pour modérer les affrontements. Les médias eux-mêmes, en général, contribuent grandement à la polarisation politique et sociale.

• Pendant ces heures, plutôt que des heurts entre les forces de sécurité et les opposants, on assiste à des affrontements entre les deux «clans», souvent avec une passivité ou de modestes interventions policières. Mais il est difficile de voir comment le discours radicalisé de la direction de l’opposition issue de Santa Cruz puisse transmettre une meilleure culture démocratique dans le pays! Fernando Molina a bien montré dans ses brefs articles «Crise d’Octobre: Analogies Historiques» comment la dynamique de confrontation classiste/territoriale/ethnique post-révolution 1952 [date de la révolution qui a marqué la Bolivie de la seconde moitié du XXe siècle] et les imaginaires qui les accompagnaient fonctionnaient historiquement. Des femmes l’ont bien résumé dans un graffiti: «L’indignation et le racisme ne sont pas la même chose». Et il n’est pas difficile de voir l’analogie entre l’expression «hordes de masistas» [le MAS identifié aux indigènes] – qui peuplent les réseaux – et les hordes d’Indiens/paysans. Cela se retrouve dans les dénonciations du style «ils font venir des gens d’ailleurs»…

Ce type de racisme ne peut se justifier par des stéréotypes visant les «cambas racistes» [le terme camba se réfère aux populations indigènes de l’est de la Bolivie] ou les qharas [Qhara Qhara fait référence à une population indigène qui historiquement a revendiqué son autonomie par rapport à l’Etat bolivien] auxquels le gouvernement fait appel.

• Il est clair que dans ce contexte les positions des «colombes» des deux camps s’affaiblissent et que celles des «faucons» gagnent de l’espace: ceux qui croient faire «la révolution» (Juan Ramón Quintana – ex-ambassadeur de Bolivie à Cuba et très proche de Morales – parle d’un nouveau Vietnam) et ceux qui s’enthousiasment pour des leaders ayant «des couilles», comme Jair Messias Bolsonaro de l’autre côté (Brésil) de la frontière (bien que ce dernier soit étonnamment calme sur le problème bolivien).

• Peut-être qu’Evo gagnera et continuera encore un peu; peut-être que ce seront les adversaires qui gagneront la bataille et qu’une sorte de transition plus ou moins immédiate s’ouvrira. Aujourd’hui, il est difficile de le savoir et il peut encore se passer beaucoup de choses.

Pour l’instant, le gouvernement est toujours au pouvoir mais sur la défensive, et l’opposition la plus active joue l’insurrection (certains semblent même fantasmer sur ce coup de bluff). Et entre les deux, il y a aussi des démocrates maintenant très enthousiastes qui pensent qu’Evo devrait tomber comme si cela, en soi, améliorerait la qualité démocratique en l’absence d’un accord politique et d’un horizon démocratique partagé.

Il y a un bloc «national-populaire» hégémonisé par le MAS qui a perdu sa légitimité et son initiative et un autre bloc multiforme mais hégémonisé par un noyau conservateur. Entre les deux, les voix sont inaudibles et Mesa est contraint de s’aligner, pour des raisons de survie, sur ce camp conservateur

• Rafo Puente l’a bien résumé: «Nous sommes revenus aux pires moments et il devient clair que dans notre pays on ne peut respirer un climat de paix et de tranquillité que lorsque les désaccords idéologiques et politiques s’expriment entre des parties inégalement fortes (pour que les plus faibles ne puissent que se soumettre; sans penser au dialogue ou aux accords sociopolitiques)». (Article publié sur le site de Rebelión en date du 7 novembre 2019; traduction rédaction A l’Encontre)

Pablo Stefanoni est rédacteur en chef de la revue Nueva Sociedad.

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[1] Le 21 février 2016, 51,5% des votants refusaient, lors d’un référendum, la modification constitutionnelle impliquant la possibilité d’une quatrième candidature à la présidence; en novembre 2017, le Tribunal constitutionnel invalide le résultat du référendum en invoquant le caractère diffamatoire de la campagne des opposants à Evo Morales; caractérisation qui plongeait dans l’illégalité le référendum et donc annulait son résultat. (Rédaction)

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