Par Mustapha Benfodil
Alger, 8 novembre. 38e vendredi du hirak populaire. Il pleut sans discontinuer ce vendredi matin. D’aucuns s’interrogent si la mobilisation sera au rendez-vous et si ce 38e «référendum» allait confirmer le retour en force du mouvement après les statistiques euphoriques de vendredi dernier qui a enregistré un niveau de participation record.
Il faut dire que la variable météo fausse forcément la donne. Malgré le froid, la pluie, le temps maussade, les Algériens sont sortis massivement et ont fait entendre leur voix.
Avant les coups de midi, les premiers groupes de hirakistes se jettent littéralement à l’eau et occupent la rue Didouche Mourad en scandant: «El hirak wadjeb watani!» (Le hirak est un devoir national). Ce sont bientôt des dizaines de manifestants qui se déversent sur la grande artère, battant le pavé jusqu’aux abords de la Grande-Poste. A 13h, le tronçon allant du lycée Barberousse (ex-Delacoix) au bout de la rue Abdelkrim Khettabi est noir de monde.
Les manifestants ont une nouvelle fois réitéré leur attachement au principe de la séparation du politique et du militaire en chantant: «Asmaâ ya El Gaïd, dawla madania, asmaâ ya el Gaïd, machi askaria!» (Ecoute Gaïd, Etat civil, écoute Gaïd, pas militaire). Le cri de ralliement «Ya Aliii!» a tonné de nouveau comme une invocation impérieuse suivie de sifflements stridents.
Des youyous fusent. Des automobilistes expriment leur connivence à coups de klaxons. Une ambiance festive qui tranche avec l’humeur du ciel. Le rejet des élections est dit sans ambages: «Makache intikhabate ya el issabate!» (Pas d’élections avec la bande). Des voix renchérissent: «Dirou el intikhabate fel Imarate!» (Faites vos élections aux Emirats).
Un homme en colère s’écrie: «El khawana yaqatlou fel djounoud!» (Les traîtres tuent les soldats), allusion aux trois militaires tombés, mercredi dernier, près de Damous, dans la wilaya de Tipasa, lors d’une opération antiterroriste. Le masque à l’effigie de Bouregaâ refait son apparition en l’honneur du héros de la Wilaya IV historique qui vient de subir une intervention chirurgicale à l’hôpital Mustapha.
«Les résidus du système se régénèrent avec 5 branches»
Le dispositif de police est un tantinet allégé. Ammi Saïd, 69 ans, un des «historiques» du hirak qui n’a pratiquement manqué aucune manif’, parade avec une pancarte où il fustige les 5 candidats à l’élection présidentielle en écrivant: «Les résidus du système se régénèrent avec 5 branches.» Au dos de sa pancarte, il s’indigne: «Où est l’intégrité et la transparence ?
Le système se renouvelle et ils ne veulent pas de changement. C’est une honte!» Ammi Saïd nous confie qu’il a été interpellé et tabassé le vendredi 1er novembre: «J’ai été arrêté le matin, vers 6h45. Les policiers m’ont tout de suite repéré et m’ont embarqué violemment. J’ai fait le tour de plusieurs commissariats: Châteauneuf, Ben Aknoun… avant d’atterrir à Tessala El Merdja, près de Birtouta. Le fourgon était plein de citoyens arrêtés. Là-bas, j’ai eu la chance de tomber sur un brave officier qui s’est étonné de mon interpellation.
Il a dit à ses collègues: “Il est là depuis le 22 février et il n’a jamais rien fait de mal.“ C’est grâce à lui que j’ai été relâché. Il m’a même demandé si j’avais de l’argent pour rentrer. A peine libéré, j’ai retrouvé mon épouse et nous sommes venus manifester ensemble.» Avec un tel état d’esprit, il serait presque indécent de demander à Ammi Saïd s’il n’avait pas hésité à sortir vu la météo, surtout qu’il vient de loin…
«Le peuple est en route, système en déroute»
Nous remontons jusqu’à la rue Victor Hugo où une foule est massée comme chaque vendredi, en attendant la fin de la prière. D’autres sont regroupés devant l’agence BNA de la rue Didouche. Le ciel est couvert. Il pleuvote de nouveau. Le mercure tourne autour de 16°C. Mais la température sociale ne fait que grimper. «Ya Aliii !» crient des gorges excitées.
D’autres voix commencent à marteler: «Dawla madania, machi askaria!» Un fumigène est allumé, libérant un panache de fumée rougeâtre qui enflamme l’atmosphère. Un large drapeau USMA (Union sportive de la médina d’Alger) flotte dans l’air. Des pétards y vont de leur délire, rappelant fort opportunément que nous sommes la veille du Mawlid (Anniversaire de la naissance du Prophète). Dès la fin de la prière à la mosquée Errahma, pratiquants et non-pratiquants fusionnent dans une marée flamboyante qui envahit la rue Didouche Mourad. On a beau voir et revoir cette image, elle ne manque jamais de faire son effet.
Une claque à chaque fois. Le fleuve humain déferle sur le boulevard aux cris de: «Asmaâ ya el Gaïd, dawla madania, asmaâ ya el Gaïd, machi askaria!» «Ya Ali Ammar, bladi fi danger. Nekemlou fiha la Bataille d’Alger!» (Ali Ammar, mon pays est en danger, on poursuivra la Bataille d’Alger). Puis, on entend ce gigantesque cri de colère: «Echaâb yourid isqate Gaïd Salah!» (Le peuple veut la chute de Gaïd Salah), suivi de «L’istiqlal!» (l’indépendance), répété plusieurs fois.
Exalté par cette ambiance épique, un homme dressé sur un balcon communie avec la foule en tapant dans une casserole. Les protestataires enchaînent par «Dégage Gaïd Salah, had el âme makache el vote» (pas de vote cette année), «Les généraux à la poubelle, wel Djazaïr teddi l’istiqlal» (et l’Algérie accédera à l’indépendance), «Elli yvoti khayen watani !» (Celui qui votera est un traître à la patrie), «Eddouna gaâ lel habss, echaâb marahouche habess!» (Emmenez-nous tous en prison, le peuple ne s’arrêtera pas).
Sur les pancartes, le slogan «Etat civil, pas militaire» est omniprésent. On peut lire également : «Solidarité avec les détenus d’opinion», «Libérez les détenus», «Justice algérienne: le téléphone ordonne au marteau de détruire la balance», «Non au scénario égyptien en Algérie», «Le peuple est en route, système en déroute», «Non aux élections, continuité du système maffieux»… Une dame arbore un écriteau hilarant: «Les politiciens sont comme les couches bébé: il faut les changer constamment et pour les mêmes raisons.»
«Finie l’époque de la fabrication des Présidents»
A la rue Asselah Hocine, se déversent là aussi des flux impressionnants en provenance de Bab El Oued, de La Casbah, de Bologhine et des quartiers de la banlieue ouest d’Alger. «Dégage Gaïd Salah, had el âme malkache ekl vote!» «Baouha el khawana, baouha!» (Ils ont vendu la patrie), «Makache intikhabate yal issabate!» (Pas d’élections avec les bandes), sont entonnés en chœur.
Un jeune revendique: «Ni le FLN ni le RND à la présidentielle!» Une large banderole en anglais est déployée avec ces mots: «No thieves, no dictators, no Sissi, a civil state, a state of law and justice; we won’t give up until death» (Pas de voleurs, pas de dictateurs, pas de Sissi. Un Etat civil, un Etat de droit et de justice. Nous n’abdiquerons pas jusqu’à la mort).
Sur la rue Hassiba Ben Bouali, même intensité, même ferveur. Plusieurs cortèges se succèdent. «Hé ho, leblad bladna, wendirou raina, makache el vote!» (C’est notre pays, on fera ce qui nous plaît, pas de vote), chante la foule. Un homme défile avec cette pancarte: «Le jour où on sera dans un pays de liberté d’opinion et d’expression, sans incarcération, on parlera des élections.»
Un groupe de marcheurs reprend la chanson de Oulahlou Pouvoir assassin et y incorpore ce mot d’ordre: «Dawla islamia !» (Etat islamique). Un autre carré, clairement de gauche celui-là, est conduit par des militants du Pôle de l’alternative ouvrière et populaire. Ils ont une large banderole de couleur rouge sur laquelle on peut lire: «Non aux élections, oui aux grèves.» Quelques pas plus loin, un autre cortège défile.
Des bras hissent une série de pancartes incisives: «A bas le prochain Président», «Finie l’époque de la fabrication des Présidents», «Gouvernement illégitime, Constitution violée, élections de la bande», «La justice ne se vend pas, un pouvoir ne s’achète pas», «Non aux Présidents recyclés, non au pouvoir militaire, aucune voix n’est au-dessus de la voix du peuple», «Grève générale à la manière de la grève des 8 jours en 1957»…
Quelques mètres plus bas, un autre carré donne de la voix. Des jeunes improvisent un slogan franchement sexiste en voulant brocarder les 5 candidats: «Bouteflika mate, khella 5 benate!» (Bouteflika est mort et a laissé 5 filles), lâchent-ils.
On entend aussi: «La Tebboune, la Benflis, echaâb houa erraïs!» (Ni Tebboune ni Benflis, c’est le peuple, le Président). Un frondeur soulève une pancarte dense qui en dit des choses: «Période de transition sans ces gueules de misère. Pas d’élection avec la suspicion et la bande. Libérez les kidnappés pour leurs opinions politiques. Etat civil, pas militaire. Jusqu’au bout!» Qui peut stopper le hirak? (Article publié dans El Watan en date du 9 novembre 2019)
Soyez le premier à commenter