Algérie. 46e acte: la libération de 76 prisonniers d’opinion. Et un «nouveau gouvernement»…

Par Mustapha Benfodil

Alger, vendredi 3 janvier 2020: 46e acte du hirak et premier vendredi de la nouvelle année. Celle-ci est étrennée sous de bons auspices avec cette libération inespérée de 76 détenus, survenue la veille.

Le premier à ouvrir le bal était le héros incontesté du hirak et doyen des prisonniers politiques, le moudjahid Lakhdar Bouregaâ [âgé de 86 ans, ancien dirigeant de la wilaya IV], arrêté le 29 juin 2019. Aussi, ce 46e vendredi a-t-il des airs de fête. Même le soleil est de la partie.

11h45. Massés à proximité du café Eddy, sur la rue Didouche, et encadrés par un cordon de police, les premiers manifestants défilent en reprenant une vieille rengaine populaire dont ils ont adapté les paroles: «Essem’oû essem’oû ya ness, Abane khella oussaya, dawla madania, machi askaria (Ecoutez bien, Abane [lors du Congrès de la Soummam en août 1956] a laissé un testament, Etat civil, pas militaire).

On pouvait entendre aussi: «Les généraux à la poubelle, wel Djazaïr teddi l’istiqlal!» (et l’Algérie accédera à l’indépendance), «Enkemlou fiha ghir be silmiya, we ennehou el askar mel Mouradia!» (On poursuivra notre combat pacifiquement, et on boutera les militaires du palais d’El Mouradia). Le portrait de Abane est fièrement brandi, assorti de ce slogan: «Primauté du politique sur le militaire».

On pouvait reconnaître aussi, sur un autre panneau, le visage de Mohamed Khider, assassiné en 1967. «C’est le clan d’Oujda qui l’a tué, et aujourd’hui, il est avec nous» [Oujda est le nom de la ville marocaine où résidait, depuis 1956 cette fraction du FLN], lance un citoyen tenant une large feuille avec ce message: «Liquidation des moudjahidine. Mohamed Khider, opposant à Ben Bella et Boumediène, lâchement assassiné le 3 janvier 1967 à Madrid».

Le cortège redescend dans la direction d’Audin. Près de la bouche de métro, en face du commissariat du 6e, un homme est hissé sur les épaules de la foule transfigurée. C’est l’un des détenus relâchés ce jeudi: Kader Rasselma. Il a été arrêté le 13 septembre 2019. Kader prononce quelques mots de remerciement devant une forêt de smartphones.

Il nous déclarera peu après: «C’est grâce à ce peuple qu’on a trouvé la force et le courage de tenir. Quand on était derrière les murs de nos cellules, on ne pensait qu’à une seule chose: que le hirak continue. Et qu’il persévère dans sa silmiya, son pacifisme, comme voie d’expression à laquelle il est resté résolument attaché depuis le début.»

«Libérez la justice!»

Kader poursuit: «Je suis resté trois mois et 19 jours en prison. Cette détention a été pour moi une école, et Dieu a fait que cette épreuve me serve à apprendre de nouvelles choses. Il y avait avec nous, Allah ibarek [Qu’Allah bénisse], des hommes de valeur: Samir Benlarbi, Fodil Boumala, Abdelouahab Fersaoui, Hakim Addad… Ce sont des militants exemplaires.» Et d’ajouter: «Je tiens également à adresser ma plus vive gratitude à tous les avocats qui nous ont soutenus. L’immense travail qu’ils ont accompli sera gravé en lettres d’or dans les registres de l’histoire.»

13h35. A la fin de la prière, un brouhaha sourd embrase le boulevard Victor Hugo. La procession, très dense, se déverse sur la rue Didouche en scandant: «Dawla madania, machi askraia!» (Etat civil, pas militaire), «Enkemlou fiha ghir be silmiya, we ennehou el askar mel Mouradia!» «Ahna ouled Amirouche, marche arrière ma n’ouellouche, djaybine el houria» (Nous sommes les enfants de Amirouche, pas de marche arrière, on arrachera la liberté). Des jeunes forment une chaîne humaine en composant ce message, chacun brandissant un mot: «Un seul héros, le peuple. Libérez la justice! Le combat continue jusqu’à la libération de l’Algérie».

Nesrine, 27 ans, diplômée en marketing et artiste-peintre, a préparé des pancartes où elle insiste sur l’affranchissement de l’appareil judiciaire: «Heureuse pour la libération des détenus d’opinion. Triste pour la justice de mon pays # Libérez la justice». Une dame écrit de son côté: «Le hirak continue jusqu’à la libération de l’Algérie». Un citoyen a, pour sa part, ce mot d’ordre percutant: «Libérez nos libertés», «Libérez vos consciences».

Sur les autres pancartes qui défilent, on pouvait lire: «Non au coup d’Etat contre la souveraineté du peuple», «Un Président en crise ne sortira pas le pays de la crise» [1], «Libération inconditionnelle de tous les détenus». Un marcheur revendique à travers un large écriteau: «Que le peuple s’exprime! Le peuple exige l’ouverture de tous les espaces pour les discussions et les débats: salles de cinéma, théâtres, salles de conférence, amphithéâtres, jardins publics, radios et télévisions».

Hakim Addad: «C’est ce peuple qui m’a libéré!»

A proximité de la librairie des Beaux-Arts, quel ne fut notre bonheur de retrouver notre frère Hakim Addad [militant du Rassemblement actions jeunesse] libéré ce jeudi de la prison d’El Harrach où il était en détention depuis le 4 octobre 2019. Il est accompagné de son admirable Dounia [sa fille], la prunelle de ses yeux. Une battante comme son héros de papa. Hakim croule sous les marques d’affection. «C’est vous qui nous avez libérés!» répète-t-il inlassablement à ceux qui viennent le saluer. «Il faut que tu prennes quelques kilos!» le taquine Nacer Djabi [sociologue, auteur d’Etat et élites], à quoi l’ancien président de RAJ répond: «Aâtini chouiya!» (Donne-moi un peu de tes kilos).

Hakim Addad martèle: «On ne m’a pas libéré, je suis entré libre, je suis resté libre et je suis sorti libre. Mais d’être avec vous, je me sens encore plus libre!» Ceux qui connaissent sa détermination ne sont pas surpris qu’il soit là, au cœur du hirak, dès le lendemain de sa remise en liberté. «Il était vital que je sois ici. Si je devais leur dire (à nos dirigeants, ndlr) pour une fois yaâtikoum essaha [bravo], c’est pour m’avoir relâché un jeudi et pas un samedi, parce que je vis le plus grand des bonheurs après avoir retrouvé les miens, dont ma fille Dounia et mon fils Zakaria. Dans ma vie, à part la naissance de mes deux enfants, il n’y a pas plus grand bonheur», nous confie-t-il. Hakim ne veut oublier personne dans le chapelet de remerciements qu’il égrène avec humilité: «D’habitude, on finit par le meilleur, et moi, je voudrais commencer par le meilleur, et le meilleur, c’est le peuple qui s’est mobilisé partout, y compris à l’étranger. C’est ce peuple qui m’a libéré, qui a libéré tous ceux qui sont sortis avec moi, qui sont sortis avant moi, et tous ceux qu’on fera sortir, je l’espère, à partir de ce dimanche: Fersaoui, Nour El Houda à Tlemcen, Tabbou à Koléa, Boumala, Samir Benlarbi, Sofiane Merrakchi qui était avec nous à l’isolement. Je tiens également à saluer les familles, que ce soit au sein du Comité national pour la libération des détenus ou ailleurs. Je pense aux familles surtout pour ce qu’on leur a fait vivre. Je les salue pour avoir tenu le coup et avoir continué à revendiquer notre libération.»

Une pensée émue pour Nasser Medjkane

Hakim continue: «Il y a aussi, je ne dirais pas ‘‘les’’ journalistes mais ‘‘des’’ journalistes qui nous permettaient de vivre le hirak depuis notre cellule, chaque samedi et chaque mercredi, à travers leurs comptes-rendus. Donc, si je suis ici aujourd’hui, c’est grâce au peuple, aux familles, à certains journalistes, sans oublier bien sûr les avocats qui ont participé à cette libération, non pas sous un ordre juridique et pénal mais par la solidarité qu’ils nous ont amenée, par la dimension politique et morale qu’ils ont apportée.

J’ai commencé par le meilleur, le peuple, et je finirai par le meilleur et ils en font partie: ce sont les prisonniers, les prisonniers politiques, mes camarades qui sont encore en prison, les prisonniers d’opinion, mais aussi les prisonniers de droit commun qui nous ont témoigné d’un immense soutien. Ils se sentent hirakistes, ils sont de ce peuple, même si certains d’entre eux n’ont pas vu la liberté depuis 15 ans.» Hakim Addad a appelé, pour finir, à la libération de tous les détenus encore en prison. «Rien ne peut se passer avant qu’ils ne soient libérés, sans aucune condition, et que tous les détenus soient acquittés», conclut-il entre deux accolades fraternelles.

Pendant ce temps, le cortège continue à donner de la voix. A la rue Hassiba Ben Bouali, on entend: «Ya el massadjine, bravo alikoum, wel Djazair teftakher bikoum!» (Bravo les détenus, l’Algérie est fière de vous).

Nous aimerions terminer par cette image: la cinéaste Drifa Mezenner brandissant un portrait à l’effigie de feu Nasser Medjkane, un photographe hors pair et un homme de cinéma exquis qui vient de nous quitter brutalement – Allah yerahmou. Quelle perte! Il était ému comme un gamin à chaque manif’ et nous disait à chaque fois combien il savourait chaque pépite de cette folle révolution qui lui donnait des ailes. Paix à ton âme, l’Artiste! (Article publié dans El Watan en date du vendredi 4 décembre 2020)

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[1] Le président Abdelmadjid Tebboune – dont l’investiture remonte au 19 décembre 2019 et qui détient aussi le ministère de la Défense, comme A. Bouteflika – et le premier ministre Abdelaziz Djerad ­ – ancien secrétaire général de la présidence (1993-1995) puis du ministère des Affaires étrangères (2001-2003) – ont fait annoncer à la télévision, le jeudi 2 janvier, la composition du nouveau gouvernement de 39 membres. L’accord des militaires fut évidemment nécessaire. Le successeur d’Ahmed Gaïd Salah, Saïd Chengriha, en tant que chef d’état-major, ne donnera que l’impression d’un retour de l’armée dans ses casernes. Huit membres du nouveau gouvernement étaient déjà en fonction sous Bouteflika et quatre dans le dernier gouvernement de Bedoui, entre autres à l’Intérieur et à la Justice, sans parler des Affaires étrangères et du Pétrole. Un certain nombre d’experts et d’universitaires, jugés compétents, ornent ce nouveau gouvernement. TSA du 5 janvier, dans l’attente de la première réunion du conseil des ministres, ce dimanche écrit: «A défaut de consensus, le nouvel exécutif fait presque l’unanimité contre lui, du moins sur les réseaux sociaux où pro et anti-hirak expriment depuis jeudi soir leur frustration.»

Toutefois, l’existence de cet exécutif pose, de facto, avec plus d’urgence la nécessité d’une stratégie politique plus articulée de la part du hirak. (Réd. A l’Encontre)

 

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