Brésil. «25 février, São Paulo, démonstration de force et chantage de Bolsonaro et de ses proches alliés»

Par Valerio Arcary

1.- La mobilisation du dimanche 25 février a été énorme. Proprement immense. Elle a été stupéfiante, tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Le bolsonarisme a fait descendre plus de 100 000 personnes très motivées dans les rues pendant plus de trois heures, sous une chaleur étouffante. La composition sociale n’était pas surprenante: il s’agissait de la «classe moyenne» blanche, d’âge moyen, furieusement anticommuniste, entraînant des secteurs populaires évangéliques. Les maillots jaunes de la CBF (Confédération brésilienne de football), les innombrables drapeaux israéliens, la haine de Lula, le ressentiment de la défaite électorale en octobre 2022, l’adhésion explicite au projet de coup d’Etat, l’excitation suscitée par le discours émouvant de Michelle [épouse de Jair Bolsonaro], l’adulation du patron, l’excitation suscitée par l’extrémisme de Silas Malafaia [un des trois pasteurs les plus riches du Brésil, un des prédicateurs de la dite théologie de «la prospérité et du patrimoine»]. Le panorama était accablant et apocalyptique. Le moral des néo-fascistes était au beau fixe. Ils sont descendus dans la rue pour se battre. La Paulista [principale avenue de São Paulo] n’était peut-être que le début d’une campagne. L’élan de ce dimanche devrait alimenter de nouvelles manifestations.

2.- Ils n’ont pas réagi lorsque Bolsonaro a été déclaré inéligible [le Tribunal supérieur électoral, par 5 juges sur 7, a déclaré en juin 2023 Jair Bolsonaro inéligible pour une période de 8 ans]. Alors, Bolsonaro était pris au piège. Mais maintenant les bolsonaristes reviennent en force. Ils ont rempli la Paulista à l’occasion de la plus grande manifestation depuis le 7 septembre 2021, quand il était président. Seulement, cette fois, la mobilisation se fait dans un contexte bien plus difficile: une avalanche de preuves a été recueillie par la police fédérale depuis la dénonciation de Mauro Cid confirmant son engagement dans la préparation d’un coup d’Etat. [Mauro Cid, lieutenant-colonel, était au courant des échanges pour organiser le coup d’Etat; il a passé un accord de réduction de peine avec la police fédérale en échange d’informations sur la préparation du coup d’Etat. Il fut libéré de manière provisoire le 9 septembre 2023 sur ordre d’Alexandre de Moraes, membre du Tribunal suprême fédéral.] A quoi s’ajoute la présence de quatre gouverneurs – Minas Gerais, Santa Catarina, Goiás et nul autre que Tarcísio de Freitas [São Paulo, ministre des Infrastructures sous Bolsonaro] –, de plus d’une centaine de députés fédéraux, de centaines de maires, dont celui de São Paulo, ainsi que d’innombrables conseillers municipaux. Ainsi, les bolsonaristes disposent d’un énorme soutien institutionnel. Ils se sont sentis victorieux ce 25 février.

3.- Cette volonté de solidarité publique inconditionnelle semble étonnante. Il s’agit d’un calcul de risques dangereux. En effet, il est avéré que l’enquête sur les crimes de Bolsonaro, et de son cercle de généraux quatre étoiles, a déjà recueilli des preuves irréfutables de culpabilité. Mais ils étaient tous là. Pourquoi étaient-ils là? Parce que leur destin est indissociable de celui de Bolsonaro. Tous ceux qui se sont rendus sur la Paulista, dans la rue et sur la tribune, étaient complices du coup d’Etat. Le cri qui les a unis était le suivant: «N’arrêtez pas Bolsonaro». Ne nous faisons pas d’illusions, on pouvait entendre ce cri, haut et fort. Les bolsonaristes sont sortis renforcés.

4.- Le bouclage policier-légal de Bolsonaro s’est resserré depuis l’opération policière qui a investi la maison d’Angra dos Reis à la mi-janvier [cette maison familiale des Bolsonaro, rénovée avec splendeur, est située dans le 4e arrondissement de la municipalité d’Angra dos Reis]. Un mois plus tard, les généraux ont été touchés. Dès lors, l’extrême droite a décidé de passer à la contre-attaque. Pourquoi maintenant? Parce que ces secteurs étaient convaincus qu’ils allaient réussir. Ce n’était pas seulement un appel à leur base sociale pour «prendre une photo». Il s’agissait d’une démonstration de force dans une situation défensive. Quels sont vos objectifs? Il ne veut pas être arrêté, alors il a déguisé son chantage sous la forme une demande d’amnistie. Bolsonaro a montré ses dents pour prouver que, si nécessaire, il peut mordre. Il a menacé la Cour suprême et le gouvernement, en s’appuyant sur la force des réseaux sociaux, de la rue et du Congrès [où il dispose d’une présence très importante]. Il veut avoir la garantie que la légalité de son mouvement sera préservée. La pièce maîtresse de la tactique, pour ceux qui hésitent encore ou qui doutent, est la suivante: l’emprisonnement de Bolsonaro implique une action golpiste des généraux.

5.- Sous-estimer l’ennemi, c’est se tromper soi-même. Réduire l’impact de la mobilisation de l’ultra-droite sur une ligne «négationniste» d’une partie de la gauche – la manifestation du 25 février ne «change rien», Alexandre de Moraes [qui poursuit Bolsonaro] «ne recule pas» – ne relève pas seulement d’une superficialité. Ce n’est pas simplement une analyse biaisée des objectifs de Bolsonaro. Cette attitude traduit une myopie stratégique. Dans la lutte sociale et politique, ce n’est jamais «tout ou rien» et «maintenant et tout de suite». La lutte contre le bolsonarisme sera un processus complexe et peut-être long de lutte politico-idéologique qui a une dimension internationale. Son issue reste incertaine. Sous-estimer la force de frappe sociale des néo-fascistes est une erreur d’analyse et une erreur tactique, car cela nous désarme face à la nécessité de construire des mobilisations de masse les 8 et 24 mars [voir note 1 de l’article publié sur ce site le 24 février]. Elle ne fait qu’entretenir l’hibernation actuelle du peuple de gauche et des directions majoritaires. Pas plus que les conclusions «psychologisantes» qui prétendent expliquer l’initiative de mobilisation du 25 février par le fait que Bolsonaro a «peur» d’être arrêté. Se moquer de l’ennemi est légitime, et même amusant, mais ce n’est pas sérieux. Bolsonaro est un monstre avec un «instinct» de pouvoir, mais il a encore de la force. Il est blessé, acculé, sur la défensive, mais pas moins dangereux.

6.- L’arrestation serait une défaite pour lui, mais pas irréversible, s’il parvient à préserver l’influence de masse qu’il a acquise. L’orientation du discours était une manœuvre pariant sur la possibilité d’élargir les alliances avec la droite libérale. Nous savons déjà qu’il existe une position consolidée dans des fractions de la bourgeoisie libérale, qui a défendu la troisième voie aux élections, qui dénonce Alexandre de Moraes pour les «excès» des longues peines de prison contre les «fauteurs de troubles» du 8 janvier 2023 [invasion du Palais du Congrès]. L’amnistie, la pacification politique et la défense de la légitimité de l’extrême droite en tant que courant électoral ont été les étendards de Bolsonaro sur la Paulista. Il exploite une brèche compliquée. Il ne peut pas être condamné sans que les généraux quatre étoiles qui l’ont soutenu jusqu’au bout soient eux aussi emprisonnés. Or, au Brésil, les généraux putschistes n’ont jamais été jugés et condamnés.

7.- L’ultra-droite opère un changement tactique ou un repositionnement politique depuis sa défaite électorale et, surtout, depuis l’échec du soulèvement du 8 janvier de l’année dernière. Son projet est de garantir au «mouvement» une présence légale qui lui assurera le droit de participer aux élections de cette année [municipales en octobre], et d’accumuler des forces pour se présenter avec Bolsonaro à la présidence en 2026, comme Trump le fait cette année aux Etats-Unis. Même s’il est arrêté, et donc qualitativement affaibli, Bolsonaro veut être candidat. La mobilisation du 25 février obéit au calcul qu’il a la force sociale et politique d’essayer d’échapper à la prison. Bolsonaro veut négocier, mais en position de force.

8.- La situation a placé le défi de la lutte pour l’arrestation de Bolsonaro et des généraux putschistes entre les mains de la gauche. Le plus grand danger serait maintenant une division de cette dernière. La gauche ne peut pas se détourner de la campagne «Pas d’amnistie» sans une démoralisation irrémédiable. Ceux qui affirment que la lutte pour l’arrestation de Bolsonaro est un piège parce qu’aller en prison le «martyriserait» se trompent. La base sociale de Bolsonaro se compose de plusieurs couches. Il y a un «noyau dur», environ 10% de néofascistes dans le pays, soit quelque 15 millions de personnes, qui est inexpugnable. Mais une sympathie moins idéologique pour l’extrême droite existe parmi 15%, voire 20% de la population. L’impact des procès érodera les sympathies de dizaines de millions de personnes, en particulier parmi les classes inférieures. L’arrestation de Bolsonaro ne se résumera pas à une seule bataille juridique. Elle ne peut reposer uniquement sur l’autorité de la Cour suprême. Il s’agira d’une campagne pour influer sur la conscience populaire. Nous ne devons jamais abandonner la partie de la classe laborieuse qui a été attirée par le bolsonarisme. La condamnation de Bolsonaro et des généraux serait la plus grande victoire démocratique depuis la victoire électorale de Lula, voire depuis la fin de la dictature.

9.- A gauche, il faut avoir la lucidité de réaliser que le rapport de force social n’est pas changé. Le pays est toujours fragmenté, et l’extrême droite a toujours plus de poids dans la partie politiquement active de la société, qui est plus activiste sur les réseaux et aussi dans la rue. Mais le rapport de force politique a évolué favorablement du fait de la victoire de Lula aux élections. Il a évolué positivement avec la fermeté d’Alexandre de Moraes contre les putschistes. Mais rien n’est figé. Et ce qui n’avance pas recule. A quand remonte la dernière fois où la gauche a réuni autant de monde sur la Paulista? Le jour de la victoire de Lula en 2022? Le tsunami de l’éducation en 2019? Pas Lula, en 2018? Sera-ce difficile? La seule réponse honnête est oui. Mais le bolsonarisme ne pourra pas maintenir indéfiniment son hégémonie dans la rue et sur les réseaux. La pire des défaites, nous le savons déjà, est celle qui découle d’un renoncement à la bataille. Tous les partis de gauche, les mouvements sociaux populaires des campagnes et des villes, les mouvements de femmes et de Noirs, les mouvements étudiants et culturels, les mouvements LGBT et environnementaux se doivent de manifester et d’organiser la riposte les 8 et 24 mars. (Article reçu le 27 février 2024; traduction rédaction A l’Encontre)

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