Brésil-débat. «Le numéro d’équilibriste de Lula dans la période post-bolsonariste»

Par Bernardo Gutiérrez

En mai 2023, le gouvernement de Luiz Inácio Lula da Silva fait face à un conflit inattendu. Une mesure provisoire, concoctée au Congrès, a dépouillé le ministère de l’Environnement et du Changement climatique de ses pouvoirs [Marina Silva occupe ce poste depuis le 1er janvier 2023, ancienne ministre du premier gouvernement Lula du 1er janvier 2003 au 13 mai 2006]. Pour ne rien arranger, le ministère des Peuples indigènes [ministère occupé par Sônia Guajajara, membre du PSOL], nouvellement créé, perdait la possibilité de reconnaître les terres indigènes. La mesure provisoire 1154/23 contenait une véritable bombe à retardement destinée à saper la capacité politique du gouvernement. L’architecte du contrôle du pouvoir exécutif n’était autre que le conservateur Arthur Lira [qui a écumé divers partis de droite et est membre du Parti progressiste depuis 2009], président du Bureau du Congrès, élu pendant le mandat présidentiel de Jair Bolsonaro.

Bien que Lula da Silva ait scellé un pacte pour renouveler son mandat en 2023, Arthur Lira a accru la tension entre les pouvoirs législatif et exécutif. Le président de la Chambre des députés a exigé des postes politiques pour le Centrão [la puissante fraction des députés du centre et du centre-droit qui négocie avec tous les gouvernements en échange de ministères et de ressources financières], ce qui est courant dans la politique brésilienne. Cependant, le centre de l’affaire tournait autour d’un autre facteur: les «emendas parlamentares» [amendements parlementaires], un budget public que les députés gèrent et mettent en œuvre directement dans leurs régions électorales respectives. Ces instruments ont atteint un niveau financier record pendant la présidence de Jair Bolsonaro. En raison de leur opacité, ils sont connus sous le nom d’«orçamento secreto» [budget secret].

La principale difficulté du troisième mandat présidentiel de Lula [les deux premiers s’écoulent sur la période allant de janvier 2003 à janvier 2011] est directement liée au «budget secret», une déformation évidente de l’équilibre des pouvoirs. Jair Bolsonaro a profité de la composition conservatrice du Congrès 2018 pour lui fournir des ressources en échange de sa complicité politique. Après la crise de mai 2023, Lula da Silva a réparti les ministères et les postes politiques entre les partis du Centrão, faisant appel à une monnaie d’échange déjà courante lors de ses précédents mandats – le gouvernement de Lula compte aujourd’hui 38 ministères. Malgré cela, la «super-législature» est restée sur le pied de guerre contre le pouvoir exécutif, mais aussi contre le pouvoir judiciaire. Après les journées antidémocratiques du 8 janvier 2023 – au cours desquelles des groupes de bolsonaristes ont violemment pris possession des institutions à Brasilia, dans un remake de l’assaut du Capitole à Washington – le Tribunal suprême fédéral [STF-alors avec comme président Alexandre de Moraes, actuellement il est juge et a initié l’opération d’enquête «Tempus Veritatis – voir note 1] s’est aligné sur le gouvernement de Lula pour défendre la démocratie. Cela n’a pas été du goût de l’aile la plus à droite du Congrès. L’approbation par le Sénat du cadre temporel, qui interdit de reconnaître comme terres indigènes celles qui n’étaient pas occupées avant la promulgation de la Constitution de 1988, est l’exemple le plus frappant de la révolte du législatif. Le Sénat a approuvé ce cadre temporel un jour seulement après que le STF l’a déclaré inconstitutionnel. Lula da Silva lui-même a ensuite dû opposer son veto au texte, qui est en cours de réécriture au Congrès et constitue déjà un véritable casse-tête pour le gouvernement.

La réouverture de l’année législative, le 5 février 2024, a également été marquée par l’ombre du «budget secret». Le Congrès a approuvé un nombre d’«amendements parlementaires» pour 2024 similaire à celui de la période Bolsonaro. Mais fin janvier le président a opposé son veto à une partie d’entre eux. Du coup, dans son discours de réouverture du Congrès, Arthur Lira l’a accusé de revenir sur ses accords. Son ton est guerrier. José Guimarães [député du Ceará, Etat au nord du Nordeste], du Parti des travailleurs (PT) et leader gouvernemental à la Chambre des députés, a répondu de manière didactique en affirmant que «le pouvoir exécutif ne peut pas transférer ses fonctions à la Chambre, comme l’a fait le président Bolsonaro. Il faut le dire: il y a eu une déformation de la relation. Donc, chacun à sa place: l’exécutif exécute, gouverne, et la Chambre approuve les lois et, sur la base de la Constitution, approuve le budget qui convient au pays, au gouvernement, à l’exécutif et au législatif.»

Lula da Silva doit négocier avec un Congrès et un Sénat non seulement plus conservateurs que ceux qu’il avait dans les années 2000, mais aussi entachés par la dynamique autoritaire de l’ère Bolsonaro. Ils cherchent à dépasser les fonctions qui leur sont attribuées par la Constitution.

La mise en échec du consensus luliste

La destitution de la présidente Dilma Rousseff [août 2016] et le processus judiciaire irrégulier qui a conduit à l’emprisonnement de Lula ont non seulement érodé le capital politique des deux dirigeants, mais aussi radicalement transformé les alliances politiques du pays. Deux événements permettent d’illustrer le changement de cycle. Premièrement, Michel Temer, membre du Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB) et vice-président de Dilma Rousseff – en vertu de l’alliance traditionnelle entre le PT et le PMDB – a accédé à la présidence le 31 août 2016, après la destitution de la présidente de l’époque. Peu après son arrivée au pouvoir, Michel Temer a opéré un virage à droite dans la gestion du gouvernement. Et son parti, historiquement ancré au centre politique, a été refondé sous le nom de Mouvement démocratique brésilien (MDB), un changement de nom subtil qui coïncide avec son glissement vers le spectre plus conservateur de la politique brésilienne. Deuxième fait: le Parti libéral (PL), qui faisait partie de la base alliée des deux gouvernements de Lula, a choisi Bolsonaro comme candidat.

Ces deux éléments révèlent un mouvement tectonique du Centrão vers la droite (extrême). Le Parti progressiste (PP), formation politique d’Arthur Lira, acteur clé des deux premiers gouvernements de Lula, est devenu l’allié de Bolsonaro en 2018. Il en a été de même pour la myriade de petits partis du centre, qui tendent à graviter autour du pouvoir. Ce n’est pas un hasard si Lula, l’un des négociateurs les plus habiles de la politique latino-américaine, a mis l’accent, au cours de sa première année de mandat, sur la reconfiguration d’une base alliée similaire à celle qui lui a permis de gouverner entre 2003 et 2011. Séduire à nouveau le Centrão est l’épine dorsale de sa recette pour gouverner le Brésil. Cependant, la reconstruction du consensus luliste s’avère être une tâche plus difficile que prévu.

Dès le début de son gouvernement, Lula s’est efforcé d’ouvrir l’espace tant aux neuf partis du front démocratique Vamos Juntos Pelo Brasil mené par le PT, qu’aux forces qui ont soutenu sa candidature au second tour, comme le MDB. A son tour, contraint par le résultat électoral très serré de 2022 (Lula a battu Bolsonaro de seulement 1,8 point de pourcentage), le président a confié des ministères à des partis centristes, comme le Parti social-démocrate (PSD) et même le parti de droite Union Brasil, parti de l’ancien juge Sergio Moro, personnage central de son incarcération, ce qui a déplu au PT lui-même. La crise de mai 2023 et la querelle avec Arthur Lira imposent de nouvelles réformes ministérielles. Lula cède et confie des ministères aux Republicanos (un parti lié à l’Eglise universelle du Royaume de Dieu, évangéliste, qui avait soutenu Bolsonaro) et au PP. L’une des nominations les plus controversées a été celle de Celso Sabino, de l’Union Brésil et ancien allié de Bolsonaro, au poste de ministre du Tourisme. En conséquence, la combinaison «Lula 2023» était plus à droite que prévu. Néanmoins, après des mois d’ajustements ministériels, le président contrôle le Congrès: les députés de 24 des 27 Etats du Brésil soutiennent systématiquement les mesures de son gouvernement.

Après la réouverture tendue du Congrès, une série de questions se pose: la majorité de Lula suffira-t-elle à garantir la stabilité du gouvernement? Sera-t-il possible de développer des politiques publiques progressistes avec autant de forces conservatrices au Congrès et au sein du gouvernement lui-même?

Restauration symbolique

Le pragmatisme politique a prévalu au sein de l’exécutif brésilien. Jusqu’à présent, la principale priorité a été d’équilibrer les comptes budgétaires et de tenir un discours économique modéré. Les marchés ont salué l’approbation de l’«arcabouço fiscal» (un plafond de dépenses publiques qui équilibre les recettes et les dépenses) et la première réforme fiscale depuis le retour de la démocratie brésilienne. Outre l’harmonisation des taxes et impôts, la réforme a inclus de nouvelles taxes sur l’alcool et le tabac et a légèrement exempté les plus pauvres, ce qui a satisfait toutes les parties. Parallèlement, le président a redoré l’image internationale du Brésil en se rendant dans 24 pays à travers le monde.

Face à la difficulté de faire passer des mesures effectivement progressistes, le gouvernement brésilien s’est efforcé de restaurer des politiques publiques supprimées ou réduites par l’administration bolsonariste. Renverser l’héritage de Bolsonaro a été l’une des priorités du gouvernement. Tout d’abord, ce fut le tour de l’historique Bolsa Família, l’aide directe qui a permis à des millions de Brésiliens de sortir de la pauvreté sous les gouvernements du PT. Ensuite, Lula a relancé Minha Casa Minha Vida (un programme de logements sociaux qui avait été vidé de son contenu par le gouvernement Bolsonaro) et le programme Mais Médicos (destiné à combler la pénurie de professionnels de santé dans les régions reculées). La renaissance du ministère de la Culture, rétrogradé au rang de secrétariat par Bolsonaro, avec sa batterie d’«editais» (fonds publics distribués par le biais de concours) et de lois d’incitation à la culture, a été particulièrement célébrée. En revanche, le décret qui met fin à l’assouplissement de l’utilisation des armes a une valeur symbolique stratégique et donne déjà des résultats probants: l’enregistrement des armes pour la défense personnelle en 2023 a été le plus bas depuis 2004. De son côté, la réactivation du Conseil national de la science et de la technologie met fin à la politique pro-Bolsonaro d’affaiblissement des principales institutions scientifiques. Lula a également approuvé la loi sur l’égalité salariale entre les hommes et les femmes, introduit un nouvel impôt sur les millionnaires qui introduisent dans le pays de l’argent provenant de fonds offshore, et mis en œuvre une augmentation du salaire minimum légèrement supérieure à l’inflation [1412 reais depuis janvier 2024, soit 285 dollars]. L’héritage des premiers mois du gouvernement Lula est complété par des mesures en faveur de la protection de l’environnement, de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique.

Avec la relance du Programme d’accélération de la croissance (Novo PAC), axé sur la construction d’infrastructures, le président brésilien tente de donner une continuité aux politiques publiques qui ont caractérisé les différents gouvernements pétistes (2003-2016) et qui ont été interrompues par le bolsonarisme. Dans de nombreux cas, les fonctionnaires techniques du gouvernement avaient dénoncé la destruction complète des politiques publiques menées par les gouvernements du PT. «Pendant les gouvernements Lula et Dilma, nous avons réussi à avoir au moins une bibliothèque dans chacune des 5568 municipalités brésiliennes. Avec Bolsonaro, 1000 municipalités se sont retrouvées sans bibliothèque. Nous devons aider les municipalités à les rouvrir», explique Jéferson Assumção, directeur du livre, de la lecture, de la littérature et des bibliothèques au ministère de la Culture.

Paradoxalement, le gouvernement de Lula da Silva est plus lent justement dans les orientations liées aux minorités. La création du ministère de la Femme, du ministère des Peuples indigènes et du ministère de l’Egalité raciale a été célébrée par les forces de gauche et les mouvements sociaux qui ont soutenu la campagne du PT. Cependant, malgré leur poids symbolique, le rétablissement d’un climat de respect des droits de l’homme et certains programmes lancés, les politiques publiques de reconnaissance n’ont pas eu l’importance escomptée. Lorsque les intérêts des minorités se sont heurtés aux alliés conservateurs du gouvernement, comme lors de la crise qui a diminué la capacité politique du ministère des Peuples indigènes, Lula ne les a pas défendus avec suffisamment de fermeté. Comme si cela ne suffisait pas, la tentative du gouvernement de se rapprocher des Eglises évangéliques de droite a fait reculer la législation sur des questions telles que l’avortement. Le président lui-même a répété à plusieurs reprises qu’en plus d’être opposé à l’avortement, cette question ne dépend pas du gouvernement, mais du pouvoir législatif. Malgré cela, le nouveau gouvernement a réussi à empêcher l’adoption par la Chambre des députés de l’Estatuto do Nascituro, un projet de loi qui restreindrait le plus possible le droit à l’avortement.

Que peut-on attendre du gouvernement Lula pour les trois prochaines années et dans quelle mesure le bolsonarisme réussira-t-il à freiner les politiques publiques de gauche?

La force de l’ultra

L’enquête de Datafolha de septembre 2023 révèle que la polarisation reste pratiquement intacte au Brésil: 29% des personnes interrogées se disent absolument pro-PT, tandis que 25% se disent totalement pro-Bolsonaro. Les pourcentages d’approbation ou de rejet de Lula dans tous les sondages confirment la profondeur et force de la polarisation. Selon l’enquête Atlas Intel publiée au début du mois de février 2024, 42% des Brésiliens approuvent l’administration du président, tandis que 39% la désapprouvent. «L’approbation de Lula est restée constante au cours des six derniers mois, sans hausse ni baisse significative, une conséquence de la polarisation politique qui s’est poursuivie même après le cycle électoral», a déclaré Andrei Roman, PDG d’Atlas Intel, à CNN Brésil.

Après la disqualification politique de Jair Bolsonaro – la justice électorale a interdit à l’ancien président d’être candidat pendant huit ans – le PL a tout misé sur la victimisation. Sans possibilité de se représenter, Bolsonaro entrerait en campagne en tant que martyr, prenant des bains de foule dans toutes les villes du Brésil. Et il serait, selon les mots de son propre fils Flávio Bolsonaro, le «plus grand caporal électoral de l’histoire» (les caporaux sont les personnes qui soutiennent une candidature). La première étape sera les élections municipales stratégiques de 2024 [6 et 27 octobre]. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les multiples affaires de corruption liées à l’administration de Bolsonaro et les procédures judiciaires contre sa propre famille ne semblent pas diminuer le soutien à l’ancien président [1]. Malgré les enquêtes de la police fédérale (PF) confirmant que Bolsonaro a modifié et approuvé le document autorisant un coup d’Etat, l’ex-président s’est contenté de déclarer qu’il subissait une «persécution incessante», alimentant ainsi la stratégie de victimisation.

Felipe Nunes, directeur du cabinet de conseil en opinion publique Quaest, souligne que le bolsonarisme est un sentiment, l’expression d’une vision du monde. Et pour cette raison, le successeur de Bolsonaro, quel qu’il soit, héritera presque automatiquement de millions d’électeurs. «C’est un mouvement qui se maintiendra dans le temps, même sans Bolsonaro comme candidat aux élections. Il sera capable d’agglutiner les préférences politiques et de provoquer une mobilisation électorale. Le bolsonarisme représente entre 20 et 25% du vote national», a assuré Felipe Nunes à Eldiario.es après la disqualification de Jair Bolsonaro. Malgré la confirmation de la polarisation et la résistance du bolsonarisme, il y a quelques pousses vertes pour la gauche. L’une d’entre elles est le sondage Quaest d’août 2023, selon lequel 25% des électeurs de Bolsonaro au second tour de 2022 approuvent désormais l’administration de Lula.

Mais où réside la force du bolsonarisme et pourquoi conserve-t-il son soutien presque intact? La dernière étude du Laboratoire d’études des médias et de la sphère publique de l’Université d’Etat de Rio de Janeiro (UERJ) et de l’Institut pour la démocratie révèle que les électeurs de Bolsonaro dénoncent les «persécutions injustes». Cela révèle que la stratégie de victimisation pourrait être payante. En outre, l’étude souligne que le sentiment anti-establishment reste assez fort parmi les électeurs de Bolsonaro. Même les données positives, telles que la baisse du taux de chômage, ne font pas éclater la bulle.

Le livre 8/1: A rebelião dos manés (Editora Hedra), récemment publié par Pedro Fiori Arantes, Fernando Frias et Maria Luiza Meneses, qui se concentre sur les répercussions des actes antidémocratiques du 8 janvier 2023, examine comment les sentiments anti-establishment associés à la gauche ont changé de camp au Brésil. Pour Fiori, Frias et Meneses, l’appel à l’ordre de la gauche institutionnelle dans un moment chaotique et confus serait l’une des raisons de la résistance du bolsonarisme. Ils soulignent qu’«après une longue période au pouvoir et dans la gestion du capitalisme au Brésil, la gauche institutionnelle est devenue l’ordre. La gauche, confinée par la pandémie, était politiquement perdue. La droite radicale s’est transformée en une force insurrectionnelle, anti-système, imposant sa vision réactionnaire, militariste et religieuse du monde». Le front démocratique tissé par Lula pour les élections de 2022 manque de sex-appeal pour des millions de citoyens qui ont cessé de faire confiance aux institutions depuis des années. La fureur, le répertoire de rites vitalistes (de multiples balades à moto, en voiture et en jet ski, souvent en présence de Bolsonaro lui-même), le langage et les positions politiquement incorrectes du bolsonarisme continuent d’être beaucoup plus attrayants pour de nombreuses personnes.

Le philosophe Marcos Nobre, auteur de l’essai Limites da democracia. De Junho de 2013 ao governo Bolsonaro (Todavia, 2022), considère également que le sentiment antisystème de l’extrême droite brésilienne constitue le principal risque pour le gouvernement de Lula da Silva. Au cours des années précédentes, Marcos Nobre a inventé le concept de «pemedebismo» pour tenter d’expliquer le modèle qui a organisé la politique brésilienne entre 1994 et 2013. Que ce soit le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB) ou le PT qui gouverne, une polarisation artificielle et souhaitée est obtenue grâce au soutien «physiologique» du PMDB [Partido do Movimento Democrático Brasileiro, présent de 1979 à 2017] centriste au gouvernement en place. La garantie de gouvernabilité a été produite par de larges majorités parlementaires, en échange de la protection voilée de l’élite politique et économique du pays. Les révoltes de juin 2013 qui ont secoué le Brésil, dont la plupart des protagonistes se situaient à la gauche du PT, ont marqué le déclin du «pemedebismo». Dans une interview accordée avant les élections de 2022, Marcos Nobre a prédit que si Lula tentait de revenir aux supermajorités caractéristiques du «pemedebismo», ce serait sa fin politique. Si tout le monde entre au gouvernement, comme avant, cela ne marchera pas, parce qu’une fois de plus, le parti numérique bolsonariste [le nouveau concept du philosophe pour décrire sa force dans les réseaux sociaux] dira: «Ne vous avions-nous pas prévenus? Ils sont tous les mêmes.»

La pression de la gauche

La gauche et les mouvements sociaux maintiennent un pacte de non-agression contre Lula. Cependant, des critiques commencent à émerger en pleine trêve. Certaines voix dénoncent le décalage entre les puissants discours de gauche du président et les faits, entre ses promesses environnementales lors de la COP28 [en décembre 2023 à Dubaï] et l’engagement du Brésil dans les énergies fossiles et son entrée dans l’Organisation des pays producteurs de pétrole (OPEP). Le fossé entre le discours et les politiques publiques est une vieille pratique des gouvernements du PT, qui s’est particulièrement accentuée pendant le mandat de Dilma Rousseff. Alors que le PT durcissait son discours et affrontait le mouvement d’extrême droite naissant avec une rhétorique «rouge», Dilma Rousseff a adopté l’Agenda Brasil néolibéral qui visait à introduire le ticket modérateur dans les soins de santé publique ou à transformer les réserves indigènes en «terres productives». Dans le même temps où elle tenait un discours pro-gay, elle a éduit les programmes LGBTI+ et nommé le pasteur évangélique [pasteur de la Catedral do Avivamento, néo-charismatique, liée à l’Assembleias de Deus, alors membre du Parti social-chrétien et depuis 2021 membre du PL] Marcos Feliciano à la présidence de la Commission des droits de l’homme et des minorités. Dilma Rousseff a défendu les dépenses publiques dans ses discours, mais a nommé le néolibéral orthodoxe Joaquim Levy [président de Bradesco Asset Management, ayant travaillé au FMI] au poste de ministre de l’Economie.

S’il est vrai que le récit construit aussi la réalité et peut ouvrir la voie à des politiques publiques, cela suffira-t-il à satisfaire les électeurs de gauche du front démocratique que Lula a combiné pour les élections de 2022? Les politiques publiques sur les lignes directrices identitaires adoptées par la gauche suffiront-elles à satisfaire la base de Lula? Le philosophe Rodrigo Nunes, auteur du célèbre Do transe à vertigem. Ensaios sobre bolsonarismo [Ubu Editora, juin 2022], défend le «radicalisme programmatique» comme une issue possible. Si la radicalisation du discours peut accroître la polarisation et si le «radicalisme identitaire» peut nourrir le bolsonarisme lui-même, la mise en œuvre de politiques de gauche claires dans un monde en crise pourrait être la voie à suivre. Si le néolibéralisme a échoué, même dans sa propre définition, et que le marché ne parvient pas à offrir des solutions de bien-être aux majorités, la gauche peut tenter, selon les termes de Nunes, «ce qui semblait impossible il y a quelque temps».

Octobre 2024 [élections municipales] sera, en tout état de cause, un nouveau test électoral pour Lula, qui cherchera à reconquérir le pouvoir territorial du PT, et pour les différents acteurs de la politique brésilienne. (Article publié par Nueva Sociedad, février 2024; traduction rédaction A l’Encontre)

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[1] Sur le site Esquerda Online est publiée la déclaration suivante: «Réunis mardi 20 février, les Fronts Povo Sem Medo et Brasil Popular ont décidé d’appeler à une journée nationale de mobilisation pour l’arrestation de Bolsonaro le 24 mars. Différentes organisations telles que l’Union nationale des étudiants (UNE), la Centrale unique des travailleurs (CUT), le Mouvement des travailleurs sans toit (MTST), le Mouvement des sans-terre (MST), le Mouvement noir unifié (MNU), la Centrale des mouvements populaires (CMP) et la Marche mondiale des femmes (MMM), ainsi que des partis tels que le PT, le PSOL et le PCdoB ont participé à la réunion.

Bolsonaro et Valdemar Costa Neto

»La décision a été prise après les dernières révélations sur le plan de coup d’Etat de Bolsonaro, qui impliquait également d’anciens membres de l’état-major de son gouvernement, y compris des généraux et d’anciens commandants des forces armées [depuis le 8 février Bolsonaro est interdit de quitter le territoire, 33 perquisitions ont été effectuées et 4 mandats d’arrêt exécutés: l’ancien conseiller de Bolsonaro pour la politique étrangère Filipe Martins, deux militaires et l’ancien président du PL Valdemar Costa]. Les éventuelles condamnations de l’ancien président et d’officiers de haut rang, en plus d’être sans précédent, pourraient également avoir un impact décisif sur la situation.

»Les organisations présentes à la réunion ont convenu de la nécessité d’occuper les rues pour demander que les auteurs du coup d’Etat soient dûment punis. Bien que les actions de la Cour suprême et de la police fédérale soient fondamentales pour la défense de la démocratie, il est entendu que la gauche ne peut pas se contenter d’observer les actions des institutions, surtout face à la réaction de Bolsonaro, qui a appelé à une manifestation pour sa défense le 25 février, sur l’avenue Paulista à São Paulo.» (Réd. Traduction)

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