Le défenseur des droits humains Oleg Orlov incarcéré pour avoir dénoncé la guerre en Ukraine

Moscou, 27 février 2024. (KEYSTONE/TASS/Sergei Karpukhin)

Par la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH)

Oleg Orlov, co-président de l’ONG russe de défense des droits humains Mémorial, a été condamné aujourd’hui à deux ans et demi de prison pour ses dénonciations de la guerre en Ukraine. Quelques jours après la mort en détention du dissident Alexeï Navalny, à trois semaines des élections présidentielles, la FIDH estime que le signal envoyé à la société russe et à la communauté internationale par le pouvoir est glaçant. Memorial est membre de la FIDH et récipiendaire du prix Nobel de la Paix 2022.

Paris, le 27 février 2024 – Oleg Orlov aurait pu quitter le pays mais il a choisi de rester en Russie. Pendant tout son procès, il n’était ni assigné à résidence, ni incarcéré. A 70 ans, il ne voyait aucune raison de fuir, n’étant coupable de rien. Ce qui n’a pas empêché son incarcération aujourd’hui à l’issue d’un procès inique. Preuve qu’il avait parfaitement conscience du danger encouru, Oleg Orlov se présentait aux sessions de son procès avec un livre sous le bras: Le Procès, de Franz Kafka.

La FIDH a appris que pendant les premiers mois de sa détention, Oleg Orlov sera incarcéré au centre de détention n° 7, situé dans l’est de Moscou. Son avocate a exprimé l’intention de faire appel du jugement.

«Le courage d’Oleg est une inspiration pour l’ensemble des défenseur·es des droits humains en Russie comme partout dans le monde. Il montre à nouveau que le gouvernement de Poutine a peur de la vérité et de l’honnêteté. Un homme est condamné pour avoir dit l’évidence: la guerre en Ukraine est injuste et criminelle. La FIDH est admirative, solidaire et inquiète. Nous pensons à ses compagnons de lutte: soyez prudent·es», a déclaré Alice Mogwe, présidente de la FIDH.

L’ONG Mémorial est l’une des 188 organisations des droits humains membres de la FIDH. Elle a reçu le prix Nobel de la Paix en 2022 avec deux autres organisations membres: Ales Bialiacki de Viasna au Belarus et le Center for Civil Liberties (CCL) en Ukraine.

Un procès absurde, une condamnation scandaleuse

Le 11 octobre 2023, le tribunal du district de Golovinsky à Moscou a reconnu Oleg Orlov coupable d’«actions publiques visant à discréditer les forces armées de la Fédération de Russie» et l’a condamné à une amende de 150 000 roubles (environ 1409 euros). Le parquet a ensuite fait appel. La justice russe a alors décidé d’une nouvelle procédure. C’est à la suite de celle-ci que l’amende a été changée en temps de prison. Oleg Orlov a gardé le silence le temps de son procès, gardant ses déclarations pour la fin. La FIDH publie son dernier texte (voir ci-dessous).

L’accusation contre Oleg Orlov est fondée sur un article qu’il a écrit et publié sur la plateforme de blogs française Le Club de Mediapart le 13 novembre 2022: «Russie: ils voulaient le fascisme, ils l’ont eu».

«Quand je vois un homme de soixante-dix ans se faire menotter parce qu’il a osé écrire des mots condamnant la guerre, j’en ai les larmes aux yeux», a déclaré Natalia Morozova, responsable par intérim du bureau d’Europe de l’Est à la FIDH. «Outre les conditions de détention atroces dans les prisons et colonies pénitentiaires russes, les autorités ont l’habitude d’ajouter des peines fantaisistes pour ne pas relâcher les opposant·es. Quelques jours après la mort d’Alexeï Navalny, trois semaines avant les élections présidentielles, Poutine et son régime cherchent à nous réduire au silence. Ils n’y arriveront pas, s’ils pensent nous faire peur, ils se trompent.» (27 février 2024)

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«Derniers mots» d’Oleg Orlov

Moscou, Tribunal du district Golovinsky, 26 février 2024

«Le jour où ce procès s’est ouvert, la Russie et le monde ont été ébranlés par la terrible nouvelle de la mort d’Alexeï Navalny. Moi aussi, j’ai été ébranlé. J’ai même envisagé de renoncer à prononcer mon dernier mot: comment pourrais-je dire quoi que ce soit aujourd’hui, alors que nous sommes encore sous le choc de la nouvelle? Puis je me suis dit que tout cela n’était que les maillons d’une même chaîne: la mort, ou plutôt l’assassinat d’Alexeï, les représailles judiciaires contre d’autres critiques du régime, y compris moi-même, l’étranglement de la liberté dans le pays, et l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes. Et j’ai décidé de m’exprimer quand même.

Je n’ai commis aucun crime. Je suis jugé pour un article de presse dans lequel j’ai qualifié le régime politique établi en Russie de totalitaire et de fasciste. Cet article a été écrit il y a plus d’un an. A l’époque, certaines de mes connaissances pensaient que j’exagérais.

Mais aujourd’hui, il est évident que je n’exagérais pas. Dans notre pays, l’Etat contrôle à nouveau non seulement la vie sociale, politique et économique, mais il revendique également un contrôle total sur la culture, la pensée scientifique et envahit la vie privée. Il devient omniprésent.

Je vais énumérer un certain nombre d’événements disparates, différents à la fois par leur ampleur et leur caractère tragique:

  • les livres d’un certain nombre d’écrivains russes contemporains sont interdits en Russie;
  • le mouvement LGBTI+, qui n’existe pas, a été interdit, ce qui signifie en pratique une ingérence flagrante de l’Etat dans la vie privée des citoyens;
  • à l’Ecole des hautes études en sciences économiques, il est interdit aux candidats de citer des «agents de l’étranger». Désormais, les candidats et les étudiants doivent étudier et mémoriser la liste des agents de l’étranger avant d’étudier leur matière;
  • Boris Kagarlitsky, chercheur en sciences sociales et publiciste de gauche bien connu, a été condamné à cinq ans de prison pour quelques mots sur la guerre en Ukraine qui s’écartent de la position officielle;
  • un homme que les propagandistes appellent «leader national», parlant du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, a déclaré publiquement ce qui suit: «Après tout, les Polonais ONT FORCÉ À LES ATTAQUER, ils ont joué et ONT FORCÉ Hitler à déclencher la Seconde Guerre mondiale précisément contre eux. Pourquoi la guerre a-t-elle commencé en Pologne? Elle s’est avérée INTRANSIGEANTE. Hitler N’AVAIT PAS D’AUTRE CHOIX pour réaliser ses plans que de commencer par attaquer la Pologne».

Comment devrions-nous appeler le système politique sous lequel toutes les choses que j’ai énumérées se produisent? A mon avis, la réponse ne fait aucun doute. Et malheureusement, j’avais raison dans mon article.

Non seulement la critique publique est interdite, mais aussi tout jugement indépendant. Des sanctions peuvent être prises pour des actions apparemment sans rapport avec la politique ou la critique de l’autorité. Il n’y a plus de domaine artistique où la libre expression soit possible, plus de sciences humaines académiques libres, plus de vie privée.

Permettez-moi maintenant de dire quelques mots sur la nature des accusations portées contre moi et sur celles qui ont été formulées dans de nombreux procès similaires contre ceux qui, comme moi, s’opposent à la guerre.

A l’ouverture de mon procès, j’ai refusé toute participation, ce qui m’a permis de lire le roman de Franz Kafka Le Procèspendant les débats. De fait, notre situation et celle dans laquelle se trouve le personnage de Kafka ont des points communs: l’absurdité et l’arbitraire déguisés en respect formel de certaines procédures pseudo-juridiques.

On nous accuse de discréditer sans expliquer ce que cela signifie et en quoi cela diffère d’une critique légitime. On nous accuse de diffuser des informations délibérément fausses sans prendre la peine de prouver leur fausseté. Et nos tentatives de prouver la véracité de ces informations deviennent des délits. Nous sommes accusés de ne pas soutenir le système d’opinions et de visions du monde proclamé par les dirigeants du pays, malgré le fait qu’il ne devrait pas y avoir d’idéologie d’Etat en Russie. Nous sommes condamnés pour avoir douté qu’une attaque contre un Etat voisin vise à maintenir la paix et la sécurité internationales.

Le héros de Kafka ne sait même pas, jusqu’à la fin du roman, de quoi il est accusé, mais il est malgré tout condamné et exécuté. En Russie, l’accusation nous est formellement notifiée, mais il est impossible de la comprendre tout en restant dans les normes du droit.

Contrairement au héros de Kafka, nous comprenons pourquoi nous sommes détenus, jugés, arrêtés, condamnés et tués. En fait, nous sommes punis pour nous être permis de critiquer les autorités. Et dans la Russie d’aujourd’hui, c’est absolument interdit.

Les députés, les enquêteurs, les procureurs et les juges ne le disent pas ouvertement. Ils le cachent sous les formulations absurdes et illogiques de leurs soi-disant nouvelles lois, leurs nouveaux actes d’accusation et leurs nouvelles peines. Mais c’est ainsi.

Aujourd’hui, Alexeï Gorinov, Alexandra Skochilenko, Igor Baryshnikov, Vladimir Kara-Murza et bien d’autres sont lentement tués dans les colonies et les prisons. Ils sont tués pour avoir protesté contre l’effusion de sang en Ukraine, pour avoir voulu que la Russie devienne un Etat démocratique et prospère qui ne constitue pas une menace pour le monde extérieur.

Ces derniers jours, des personnes ont été interpellées, punies et même emprisonnées simplement parce qu’elles s’étaient rendues devant les monuments dédiés aux victimes de la répression politique pour honorer la mémoire d’Alexeï Navalny, un homme remarquable, courageux, honnête, et qui, dans des conditions incroyablement difficiles et spécialement créées contre lui, n’a pas perdu son optimisme et sa foi en l’avenir de notre pays. Car bien sûr, il s’agit d’un meurtre, quelles que soient les circonstances spécifiques de son décès.

Les autorités sont en guerre contre Navalny, même mort, et détruisent les monuments créés spontanément à sa mémoire. Elles le craignent même mort et à juste titre.

Ceux qui agissent ainsi espèrent pouvoir démoraliser la partie de la société russe qui continue à se sentir responsable de son pays.

Qu’ils espèrent en vain.

Nous nous souvenons de ce que disait Alexeï: «N’abandonnez-pas». J’ajouterais pour ma part: et ne perdez pas courage, ne perdez pas confiance! Après tout, la vérité est de notre côté. Ceux qui ont conduit notre pays dans le gouffre où il se trouve aujourd’hui représentent ce qui est vieux, décrépit, dépassé. Ils n’ont aucune vision de l’avenir – seulement de fausses images du passé, des mirages de la «grandeur impériale». Ils font reculer la Russie, la ramènent dans la dystopie décrite par Vladimir Sorokine dans La journée d’un Opritchnik. Mais nous vivons au XXIe siècle, le présent et l’avenir sont derrière nous et notre victoire est inévitable.

En conclusion de ma déclaration, je voudrais m’adresser – peut-être de manière inattendue pour beaucoup – à ceux qui, par leur travail, font avancer le rouleau compresseur de la répression. Aux fonctionnaires, aux agents de la force publique, aux juges, aux procureurs.

En fait, vous comprenez très bien tout ce qui se passe. Et vous n’êtes pas tous des partisans convaincus des répressions politiques. Parfois, vous regrettez ce que vous devez faire, mais vous vous dites: «Que puis-je faire? Je ne fais que suivre les ordres de mes supérieurs. La loi est la loi».

Je m’adresse à vous, Madame la juge, et à l’accusation. N’avez-vous pas peur? N’avez-vous pas peur de voir ce que notre pays, que vous aimez probablement vous aussi, est en train de devenir? N’avez-vous pas peur que non seulement vous et vos enfants, mais aussi, à Dieu ne plaise, vos petits-enfants, aient à vivre dans cette absurdité, cette anti-utopie?

N’est-il pas évident que le rouleau compresseur de la répression finira tôt ou tard par s’abattre sur ceux qui l’ont déclenché et poussé? Cela s’est produit à maintes reprises dans l’histoire.

Je répéterai donc ce que j’ai dit lors du précédent procès.

Oui, la loi est la loi. Mais je me souviens qu’en 1935, en Allemagne, ont été adoptées les lois de Nuremberg. Et puis, après la victoire en 1945, les auteurs de ces lois ont été jugés pour les avoir appliquées.

Je ne suis pas convaincu que les créateurs et les exécutants actuels des lois russes anti-juridiques et anticonstitutionnelles seront tenus pour responsables devant les tribunaux. Mais le châtiment sera inévitable. Leurs enfants ainsi que leurs petits-enfants auront honte de parler de leur père, de leur mère, de leur grand-père ou de leur grand-mère et de ce qu’ils ont fait dans le cadre de leur fonction. Il en ira de même pour ceux qui commettent aujourd’hui des crimes en Ukraine en exécutant les ordres qui leur ont été donnés. A mon avis, il s’agit de la plus terrible des punitions. Et elle est inévitable.

En ce qui me concerne, le châtiment est également inévitable, car dans les circonstances actuelles, l’acquittement pour de telles accusations est impossible.

Nous verrons bien quel sera le verdict.

Mais je ne regrette rien et ne me repens de rien.»

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