Par Thies Gleiss
L’Alternative pour l’Allemagne (AfD-Alternative für Deutschland), un parti de droite radicale, connaît actuellement un record absolu dans les sondages électoraux, tant dans les Länder de l’Est que de l’Ouest. Le tableau ci-dessous récapitule les dernières données. Les opinions recueillies ne sont pas encore des votes. Toutefois, les récentes élections régionales à Berlin [12 février 2023] et plus particulièrement à Brême [14 mai 2023], où l’AfD n’a pas pu se présenter mais où le parti Bürger in Wut (BiW-Citoyens en colère), qui partage ses idées, s’est présenté, montrent que l’AfD peut actuellement transformer son potentiel de sondage en résultats électoraux [9,09% à Berlin, +1,1% et 9,39% à Brême, +7%]. Le recul de l’abstention électorale qui s’était produite pendant la pandémie Covid, qui avait touché l’AfD de manière disproportionnée et permis aux partis bourgeois CDU (Christlich Demokratische Union Deutschlands), SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands), FDP (Freie Demokratische Partei) et Die Grünen de connaître un bref pic d’adhésion électorale, s’est à nouveau inversée: la participation électorale s’établit à 60% et moins [62,90% à Berlin, -12,8%; Brême 56,68%, -7,2%] et l’AfD fait partie des forces qui en souffrent le moins, car elle parvient à mobiliser son potentiel.
Aperçu des sondages pour les élections fédérales et régionales
[MeckPomm: Mecklembourg-Poméranie-Occidentale; NRW: Rhénanie-du-Nord-Westphalie; n.a.: non disponibles]
L’évolution des membres de l’AfD connaît également des hauts et des bas: lors de sa création en 2013, elle comptait un peu plus de 17 000 membres. Leur nombre a crû jusqu’à 35 000 en 2019. Lors de la pandémie de Covid, le total des membres est passé en dessous de 30 000 et se situe actuellement à plus de 33 000.
Jusqu’à présent, l’AfD a eu moins de succès dans la mise en place d’organisations «sœurs» du parti dans la jeunesse, chez les femmes et surtout dans ses structures propres d’entreprise qui se présentent aux élections des comités d’entreprise (Betriebsrat), mais des ambitions correspondantes existent.
L’AfD vit en grande partie de l’argent de l’Etat. Outre les 12 millions d’euros de remboursement des frais de campagne, le Rheinische Post a calculé que l’AfD encaisse pour une législature un peu plus de 400 millions d’euros sous forme d’indemnités et de salaires pour les députés, les groupes parlementaires et leurs employés dans les Länder et au niveau fédéral. S’y ajoute l’argent de la fondation politique Desiderius Erasmus (Desiderius-Erasmus-Stiftung), proche de l’AfD.
Mais l’AfD est également en tête de tous les partis pour ce qui a trait aux dons privés. Lors du congrès de l’AfD pour les élections européennes fin juillet et début août à Magdebourg, 10 millions d’euros de rentrées d’argent sous forme de dons ont été intégrés au budget du parti. En 2023, le parti a reçu un peu plus de 250’000 euros sous forme de «cadeaux». Pour cela, des avoirs en or à hauteur de plusieurs millions lui ont été légués.
Très alignée sur la droite extrême
Dix ans d’évolution du parti ont fait de l’AfD un parti très rangé à droite, nationaliste et raciste. Toutes les forces qui voulaient un parti conservateur de droite, ouvert et libéral sur le plan économique, ont quitté le parti ou ont été évincées. Les principales querelles au sein de l’AfD ne portent plus sur des questions de contenu et de programme, mais uniquement sur des questions de postes et des personnes, tout au plus sur des tactiques politiques au jour le jour. Le courant fasciste Der Flügel (L’Aile), officiellement dissous, existe de manière intacte autour du président de l’AfD en Thuringe, Björn Höcke, et domine à l’échelle fédérale. C’est également par son intermédiaire que les restes des forces néonazies actives en Allemagne (militants nazis – en uniforme, portant des bottes – tout comme les groupes nostalgiques d’Hitler) à droite en marge de l’AfD sont enrôlés, incorporés et insérés dans la politique de l’AfD.
Les éléments idéologiques déterminants de l’AfD sont: la propagande (en paroles et en actes, souvent sous la forme de crimes racistes) contre les non-Allemands, surtout les réfugié·e·s; la lutte contre la libéralisation sociétale depuis la fin des années 1960 («gauchistes-verts-syphilitique de 68»); le nationalisme et la politique de l’«Allemagne d’abord» («Deutschland zuerst»); le rejet de l’Union européenne et la revendication d’une «Europe des patries», y compris la construction de la «forteresse Europe»; le soutien à la Bundeswehr, au service militaire obligatoire et au réarmement, mais contre les dépenses pour les guerres d’autres nations; la critique et la participation à des actions de boycott contre des mesures politiques centrales du gouvernement en matière de santé (mesures dans le cadre de la pandémie de coronavirus), de protection du climat et d’éducation publique. A cela s’ajoute la négation provocatrice du réchauffement climatique provoqué par le capitalisme.
Lors de son récent congrès pour les élections européennes, l’AfD s’est majoritairement prononcée contre une sortie de l’UE, contre un retour au DM et donc pour l’adhésion groupe politique des partis de droite radicale au Parlement européen (Parti Identité et Démocratie). Mais l’AfD continue de rejeter par principe l’UE.
Dans le débat actuel sur le soutien à l’Ukraine, la majorité de l’AfD fait partie des opposants aux livraisons d’armes et aux sanctions, tout en recherchant des contacts avec des groupes d’extrême droite russes.
Lors des dernières élections fédérales, l’AfD a résumé ces éléments idéologiques de manière assez populaire avec le slogan de campagne «Deutschland – aber normal».
Une politique qui joue sur la peur
Comme pour d’autres partis de la droite, antérieure à l’AfD ou actuellement proche d’elle, le principal bras de levier de l’AfD réside dans une politique qui joue sur une peur non spécifique. Elle ne cible pas les personnes déjà directement touchées par la Realpolitik capitaliste – elles constituent pour l’essentiel le grand bloc des abstentionnistes – mais les couches moyennes et inférieures qui ont peur de la déchéance et de la détérioration de leur situation économique, mais qui n’ont pas encore vécu, en fait, cette dégringolade. Deux récits leur sont présentés. Premièrement, la cause de ce risque de détérioration résiderait dans une immigration incontrôlée. Comme alternative aux théories de gauche sur la contradiction entre «ceux d’en haut et ceux d’en bas», on dépeint une opposition exacerbée entre ceux de l’intérieur et ceux de l’extérieur. La mesure politique la plus importante serait d’empêcher toute nouvelle immigration et de renvoyer les migrant·e·s indésirables et non exploitables économiquement, ainsi que de lier toutes les mesures de politique sociale et économique à un droit du sang raciste [opposé au droit du sol].
Le deuxième récit se réfère à l’application de cette politique à l’aide d’un Etat autoritaire qui doit exécuter la «saine volonté du peuple» [1].
Ces idées politiques se retrouvent également chez le FDP, la CDU/CSU-Union chrétienne-sociale en Bavière et une partie de la droite du SPD. L’AfD joue le rôle classique des groupes fascistes, à savoir dénoncer l’indécision et l’inconséquence des autres partis (les «vieux partis») et exprimer ainsi qu’exiger ce que «tous les gens raisonnables» veulent en fait. Les principaux adversaires idéologiques de l’AfD sont donc les Verts (Die Linke de toute façon, mais cette formation se situe dans l’autre camp), dont la prétention à moderniser la société capitaliste de manière libérale et écologique et à la rendre apte à répondre aux défis actuels est ce qui leur fait le plus obstacle.
Après huit ans de succès électoraux presque ininterrompus, l’AfD a vu son ascension s’arrêter à l’époque de la pandémie de Covid. La raison principale est qu’existait alors une situation marquée non pas par une peur indéfinie, mais par une peur concrète de la population face à des risques sanitaires. Dans une telle situation, les élections sont gagnées par les partis, et aussi par les gouvernements et leurs dirigeants, autrement dit l’exécutif politique. Des hommes et des femmes d’action étaient réclamés. Cela a fait grimper le taux de participation aux élections et a mis un frein à la mobilisation de l’AfD. Avec le nouveau grand sujet d’actualité de la guerre russe, du réarmement et de la domination de l’OTAN, ces rapports [entre les types de crainte ressentis et l’action des exécutifs] ont à nouveau changé en faveur de l’AfD.
Vote protestataire ou quoi?
Il est inutile de spéculer aujourd’hui sur le fait de savoir si la forte popularité de l’AfD est l’expression d’un vote protestataire ou d’une «conscience de masse» ancrée à l’extrême droite. Le fait est que les classes moyennes de la société s’érodent de plus en plus sur le plan économique et politique et que ces couches expriment à la fois une conscience de droite présente depuis longtemps en Allemagne et un comportement protestataire au quotidien. C’est malheureusement le succès de l’AfD que de parvenir à faire écho à ces deux attitudes.
L’idée qui renvoie généralement à la «théorie du vote protestataire» impliquant que les voix en faveur de l’AfD ne seraient que temporaires et pourraient être «récupérées» par une autre politique sociale relève donc d’un leurre. Une effective autre politique sociale ne peut être qu’une composante d’une alternative d’ensemble de gauche.
Pour les partis bourgeois, cela signifie qu’ils seront de plus en plus sous pression afin de collaborer avec l’AfD dans le cadre de responsabilités exécutives [au plan régional, municipal, voir à ce sujet l’article publié sur ce site le 26 juin 2023] et de projets de coalition. Cela se produit déjà depuis un certain temps au niveau communal. Cela va marquer les prochaines campagnes électorales en Allemagne. En effet, vont se multiplier aussi bien l’adoption de positions concrètes de l’AfD, notamment en matière de politique des réfugiés et de l’immigration, que les offensives idéologiques combinées avec des promesses plus ou moins explicites de collaboration.
Une politique de l’espérance
Pour le parti Die Linke et pour les forces de gauche en général, la montée en puissance de la droite représente un grand défi existentiel. Die Linke est l’ennemi principal de l’AfD. Ce parti fait aujourd’hui l’objet de nombreuses attaques et menaces. Les forces de gauche doivent comprendre que seule une proposition, une offre d’ensemble, d’une politique de gauche d’espérance et de confiance en ses propres forces peut faire reculer la politique jouant sur la peur.
Pour ce faire, les forces de gauche doivent reprendre de manière autonome des thématiques dont s’est emparée l’AfD et les intégrer dans une politique d’ensemble de gauche: la défense des emplois et des revenus, l’augmentation des dépenses pour tous les domaines des services d’intérêt général (services publics), la redistribution du haut vers le bas. Le programme des forces de gauche ne doit pas restreindre les droits démocratiques mais viser à leur extension.
Il peut y avoir des points communs partiels dans la critique – de l’Union européenne, de la politique actuelle de guerre et de réarmement et d’autres thèmes –, mais il ne doit pas exister d’accords communs dans l’action ou dans les initiatives politiques.
Il ne faut à aucun moment passer sous silence les points de divergence beaucoup plus importants: l’internationalisme contre le nationalisme raciste; la solidarité contre l’exclusion, l’ouverture des frontières contre la forteresse Europe, la sauvegarde de l’environnement contre le déni de la catastrophe climatique et bien d’autres choses encore.
Notre mobilisation repose sur des luttes d’auto-responsabilisation et d’auto-organisation au lieu de luttes de concurrence au sein des classes subalternes. Nous défendons une extension des droits démocratiques et de la démocratie et l’autodétermination contre l’espoir placé dans un État fort.
Contre les droites, seules les forces de gauche peuvent être efficaces – cela doit devenir le slogan central d’une large palette d’actions contre l’AfD et ses cercles d’influence. Il s’agit ici d’une formulation moderne d’une politique de front unique contre les droites, grâce à laquelle les succès électoraux des partis de gauche augmenteront à nouveau. (Cologne, 1er août 2023. Article qui sera publié dans Die Internationale septembre-octobre, organe de Der Internationalen Sozialistischen Organisation. Traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] Dans Le Monde du 13-14 août 2023, Hajo Funke, spécialiste de l’extrême droite à l’Université libre de Berlin, explique: «Les modérés [de l’AfD] ont complètement disparu. Je ne le disais pas jusqu’à présent, mais désormais c’est nouveau: il y a un grand danger pour la démocratie allemande car nous avons affaire à un large mouvement très extrême et proche des milieux violents les plus radicaux.» Hélène Kohl, rédactrice de l’article, cite aussi Thomas Haldenwang, dirigeant de l’Office fédéral de la protection de la Constitution: «Nous avons dans ce parti un nombre conséquent d’individus qui propagent la haine et lancent des campagnes de traque contre les minorités en Allemagne.» (Réd. A l’Encontre)
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