Par Mark Weisbrot
Les sanctions économiques sont devenues, ces dernières années, l’un des outils les plus importants de la politique étrangère des Etats-Unis. Il y a actuellement plus de 20 pays soumis à diverses sanctions de la part du gouvernement étatsunien.
Mais si davantage d’habitants des Etats-Unis savaient combien de civils innocents meurent réellement à cause de ces sanctions, les pires d’entre elles seraient-elles autorisées?
Nous sommes peut-être sur le point de le découvrir en Afghanistan. Les sanctions actuellement imposées au pays sont en passe de coûter la vie à plus de civils au cours de l’année à venir que le nombre de victimes de 20 ans de guerre. On ne peut plus le cacher.
Selon les prévisions pour l’hiver, 22,8 millions de personnes [selon The Integrated Food Security Phase Classification (IPC), octobre 2021] seront confrontées à des «niveaux élevés d’insécurité alimentaire aiguë». Cela représente 55% de la population afghane, le chiffre le plus élevé jamais enregistré dans le pays. On estime qu’un million d’enfants souffrent de «malnutrition aiguë sévère» cette année. Les enfants souffrant de malnutrition sont plus susceptibles de mourir d’autres maladies, même s’ils reçoivent suffisamment de calories et de nutriments pour survivre. Selon le Programme alimentaire mondial des Nations unies, 98% de la population ne reçoit déjà pas assez de nourriture.
La sanction la plus importante et la plus destructrice à laquelle l’Afghanistan est actuellement confronté est la saisie de plus de 9 milliards de dollars d’actifs du pays qui sont détenus par la Réserve fédérale des Etats-Unis (FED). Cela équivaut à environ 40% de l’économie afghane et à environ 14 mois d’importations du pays, notamment de nourriture, de médicaments et d’infrastructures essentielles à la santé publique.
Mais l’impact de cette perte d’actifs de la Banque centrale s’avère bien plus meurtrier que la perte d’importations essentielles. Les actifs confisqués sont en dollars; les pays, en général, ont besoin de ces réserves internationales en devises fortes afin de maintenir un système financier et une économie stables. Depuis le gel des réserves de l’Afghanistan, «les pénuries de liquidités et la perte des relations avec les correspondants bancaires ont paralysé les banques afghanes», rapporte le Fonds monétaire international (FMI, octobre 2021).
Les rapports de presse sur le terrain décrivent le coût humain terrible des perturbations qui résultent de la perte de ces réserves: des mères désespérées cherchant des médicaments pour leurs enfants émaciés, un nombre croissant de personnes sans revenu, des agriculteurs renonçant à travailler leurs terres.
La monnaie afghane s’est dépréciée de plus de 25% depuis le mois d’août 2021, rendant le prix des denrées alimentaires et d’autres produits essentiels hors de portée de nombreux habitants de ce qui était déjà le pays le plus pauvre d’Asie. Les banques ont imposé une limite de 400 dollars pour les retraits d’espèces, ainsi que des restrictions qui empêchent les entreprises d’honorer leurs salaires. Cela pousse davantage de personnes au chômage et à la faim.
Les partisans des sanctions, au sein du gouvernement des Etats-Unis et ceux d’autres pays, ont répondu que les personnes qui souffrent de faim, de malnutrition ou de chômage en raison des sanctions peuvent être aidées par l’aide internationale. Cependant, il est clair que la logique consistant à détruire une économie puis à essayer de sauver les gens avec de l’aide ne fonctionne pas. L’aide ne remplacera qu’une infime partie de la perte de revenus du pays, qui, selon le FMI, pourrait atteindre un pourcentage incroyable et sans précédent: 30% dans les mois à venir.
En outre, l’acheminement de l’aide pose d’énormes difficultés: le système bancaire est paralysé, les banques internationales et même certains groupes d’aide hésitent à prendre les risques qu’implique le transfert de fonds, et les sanctions ainsi que la contraction économique qui en résulte entraînent des pannes dans les transports et d’autres services essentiels.
Washington et ses alliés ont fait valoir que les sanctions sont une réponse nécessaire aux violations des droits de l’homme commises par les talibans, notamment la répression des femmes. Mais ce sont les personnes, en particulier les plus pauvres, qui en paient le prix. Combien de dizaines ou de centaines de milliers de femmes et de jeunes filles faut-il sacrifier pour punir les talibans?
Les gouvernements occidentaux, menés par les Etats-Unis comme pendant 20 ans de guerre, n’obtiendront probablement aucune concession des talibans en détruisant l’économie afghane. Mais un prix énorme sera payé par des millions d’innocents, dont beaucoup mourront, car la nourriture, les soins de santé, l’emploi et les revenus se feront de plus en plus rares.
Des membres du Congrès des Etats-Unis commencent à réagir: quatre douzaines d’entre eux ont envoyé une lettre au président Biden en décembre 2021, dans laquelle ils déclarent: «La confiscation par les Etats-Unis de 9,4 milliards de dollars des réserves monétaires de l’Afghanistan» plonge le pays «plus profondément dans une crise économique et humanitaire».
Cette punition collective est atrocement injuste et immorale. L’administration Biden peut supprimer d’un simple trait de plume le principal facteur contribuant à cette situation. Elle devrait le faire immédiatement, avant qu’il ne soit trop tard. (Article publié sur le site Sacramento Bee, le 3 février 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
Mark Weisbrot est co-directeur du Center for Economic and Policy Research, à Washington, D.C., et président de Just Foreign Policy. Il est également l’auteur de Failed: What the “Experts” Gotrong About the Global Economy (Oxford University Press, 2015).
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