Par Patrick Cockburn
La crise en Ukraine est en train de devenir ce que j’ai toujours considéré comme «une histoire de baril de poudre». C’est depuis longtemps mon raccourci personnel pour désigner un événement calamiteux, généralement une guerre ou une révolution, que les gouvernements et les médias annoncent comme imminent et probablement inévitable, alors que les journalistes sur le terrain découvrent qu’il ne se passe pas grand-chose en réalité.
L’analogie du «baril de poudre» est très utile car un commentateur peut écrire sur les ingrédients explosifs d’une situation sans dire s’ils vont exploser demain, dans une décennie, ou peut-être jamais.
Il ne s’agit pas de la part du journaliste d’une supercherie, mais dans leur pays les consommateurs de nouvelles peuvent ne pas comprendre qu’ils lisent, regardent ou écoutent des informations sur des événements dramatiques qui pourraient se produire, mais qui ne se sont pas encore produits et qui, en fait, ne se produiront peut-être jamais.
J’ai utilisé pour la première fois l’expression «histoire de baril de poudre» lorsque je faisais des reportages répétés sur la ville pétrolière de Kirkouk, dans le nord de l’Irak. Divisée entre Kurdes et Arabes et revendiquée par les deux, elle était la capitale pétrolière du nord de l’Irak et valait bien la peine qu’on se batte pour elle. Elle a effectivement changé de mains quatre fois entre 1991 et 2017, mais la violence y était étonnamment faible selon les normes irakiennes. Néanmoins, les ingrédients d’un conflit sectaire/ethnique féroce étaient certainement présents, aussi la comparaison avec la poudrière a-t-elle permis de parer à toutes les éventualités, sans écrire un seul mot faux ou exagéré.
La crise ukrainienne est en train de devenir un excellent exemple de ce genre d’histoire où l’on prédit des choses désastreuses, mais où il ne se passe pas grand-chose sur le terrain. Jusqu’à présent, l’affrontement reste largement une guerre de propagande. Les gouvernements des Etats-Unis et du Royaume-Uni affirment que la Russie est sur le point de lancer une invasion. Les dirigeants et les experts russes et ukrainiens le nient. Ces derniers affirment que les 127 000 soldats russes, stationnés près de la frontière ukrainienne, devraient être deux ou trois fois plus nombreux pour lancer une attaque sérieuse contre un pays plus grand que la France. Même les soldats présents ne sont pas déployés en forces d’intervention et ne sont pas non plus approvisionnés en munitions, carburant, hôpitaux de campagne et autres types d’équipements essentiels en quantité suffisante.
Des pressions auxquelles il est difficile de résister s’exercent sur les reporters en temps de guerre, ou dans l’attente d’une guerre. En général, la probabilité d’une bataille est exagérée car une guerre chaude est excitante et une guerre froide est ennuyeuse. Les rédacteurs en chef attendent de l’action et non un message de leur homme ou femme en première ligne disant «rien à voir ici». Et après tout, personne ne peut prouver que la guerre n’est pas juste à l’horizon.
Les cris de guerre couvrent généralement des sujets plus réfléchis. La semaine dernière, la BBC a diffusé un entretien d’un commandant ukrainien de la ligne de front, dans lequel il expliquait ce qui se passerait si une guerre éclair russe frappait Kiev depuis la Biélorussie voisine. Le sentiment de menace était renforcé par le fait que l’avancée des forces russes passerait par le site de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl.
Ce reportage de mauvais augure était contrebalancé par un entretien avec un expert ukrainien en sécurité à Kiev, qui estimait qu’il était peu probable que la Russie attaque, mais qu’elle voulait renforcer son influence politique en menaçant de le faire. Mais ce genre de réalisme prosaïque ne rivalise pas facilement avec l’impression produite par les images de chars russes brassant la neige.
Le reportage de guerre est facile à faire, mais très difficile à faire bien. Il en va de même pour les guerres potentielles, même si, comme dans le cas de l’Ukraine, la probabilité qu’elles se produisent est faible.
La partie facile consiste à décrire un combat dramatique avec des bombes et des obus, des gagnants et des perdants. Ce qui est difficile, c’est qu’une vraie guerre est une affaire extrêmement complexe dont l’action militaire n’est qu’une composante. Le mélodrame d’un ciel nocturne illuminé par l’éclat de missiles explosifs et de tirs anti-aériens occulte tout le reste. La guerre d’Afghanistan de 2001 s’est soi-disant terminée par la défaite décisive des talibans, mais j’ai suivi leurs combattants en retraite vers le sud, de Kaboul à Kandahar, et il était clair qu’ils rentraient chez eux et qu’ils pourraient se battre à nouveau quand ils le voudraient – ce qu’ils ont d’ailleurs fait.
Une autre difficulté dans le reportage des guerres, potentielles ou réelles, est que la propagande gouvernementale est mobilisée. Ce n’est pas nouveau: les monuments des pharaons égyptiens d’il y a 4000 ans sont couverts de hiéroglyphes décrivant des victoires imaginaires ou exagérées et disant des choses grossières et fausses sur leurs ennemis.
Les journalistes d’aujourd’hui sont souvent conscients que les responsables gouvernementaux leur vendent une information dont le prix est surfait, mais ils ne peuvent pas tout à fait prouver le contraire. Ils sont également conscients qu’ils seront accusés de manquer de patriotisme s’ils remettent en question la version officielle des événements ou s’ils demandent des preuves d’une affirmation douteuse.
Un exemple classique de cela s’est produit jeudi 3 février lorsque le porte-parole du département d’Etat américain, Ned Price, a déclaré que les Russes envisageaient, pour justifier l’invasion de l’Ukraine, de produire «une vidéo avec des scènes imagées de fausses explosions – représentant des cadavres, des acteurs de crise se faisant passer pour des personnes en deuil, et des images de lieux ou d’équipements militaires détruits — entièrement fabriquée par les services de renseignement russes».
S’il y a jamais eu une affirmation gouvernementale qui n’a pas passé «le test de l’odeur», c’est bien celle-là, et les journalistes présents au briefing du département d’Etat ont malmené Ned Price en lui demandant de prouver que cette histoire était vraie. Au lieu de cela, il s’est contenté d’affirmer que l’information provenait d’une source de renseignement qui ne pouvait être révélée. De plus, il a déclaré aux journalistes que «si vous doutez de la crédibilité du gouvernement des Etats-Unis, du gouvernement britannique, d’autres gouvernements et que vous voulez trouver du réconfort dans les informations que les Russes diffusent, c’est à vous de le faire».
La possibilité de clouer au pilori les critiques en les qualifiant d’anti-patriotiques est l’une des principales raisons pour lesquelles les gouvernements aiment cultiver l’hystérie de guerre. Cela peut également expliquer pourquoi Washington et Londres ont fait des déclarations folles et évoqué la perspective d’une nouvelle guerre européenne. Le président Joe Biden a désespérément besoin de se remettre de l’impression néfaste laissée aux électeurs américains par la défaite humiliante de l’Amérique face aux talibans en Afghanistan. Boris Johnson a encore plus besoin d’un élan patriotique alors qu’il se bat pour survivre à la marée montante de scandales et de démissions.
«Biden a besoin d’avoir l’air dur et la Grande-Bretagne a besoin d’avoir l’air pertinent», m’a dit cette semaine un diplomate à la retraite. Pourtant il y a quelque chose de factice dans les gesticulations étatsuniennes et britanniques. Boris Johnson s’est rendu à Kiev cette semaine pour promettre des représailles contre le président Vladimir Poutine dès que «le premier bout de pied russe» pénétrera en Ukraine, mais, étant donné que des soldats russes sans uniforme sont présents dans les enclaves séparatistes russes du Donbas depuis des années, Boris le courageux pourrait passer à l’action immédiatement s’il le voulait.
Pourtant, malgré toutes leurs belles paroles, personne n’a l’air d’avoir réellement l’intention de se battre, de sorte que l’Ukraine pourrait rester une histoire de «baril de poudre» pour des décennies à venir. (Opinion publiée dans The Independent, le 5 février 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
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