Par John Logan
Les campagnes de syndicalisation sont soudainement devenues d’une actualité brûlante. Dans une décision très suivie, datant du 29 novembre 2021, le National Labor Relations Board (NLRB) a jugé qu’Amazon avait commis de graves violations du droit du travail fédéral lors d’une campagne syndicalisation dans un entrepôt implanté à Bessemer, en Alabama [Voir à ce propos l’article publié sur ce site en date du 2 août 2021]. Dans sa décision, le NLRB s’en prend au «mépris flagrant» d’Amazon pour les règles ayant trait aux votes portant sur la création d’une section syndicale, affirmant qu’Amazon s’est «pour l’essentiel approprié le processus d’élection». Le géant de la vente au détail en ligne a remporté le vote syndical, qui s’est tenu plus tôt cette année, par un écart de 2 à 1, mais il sera maintenant contraint de recommencer l’élection.
Pendant ce temps, à Buffalo, dans l’Etat de New York, les serveurs et serveuses d’un café Starbucks ont voté, le 9 décembre, en faveur de la syndicalisation, faisant d’eux les seuls employé·e·s syndiqués aux Etats-Unis de cette chaîne de cafés [dont le nombre s’élève à 15’450 dans le pays], dans ce qui a été présenté comme un moment «décisif».
En tant que spécialiste des rapports sociaux de travail qui, depuis 20 ans, suit les efforts de syndicalisation, je pense que nous pourrions être à l’aube d’un nouvel équilibre des rapports de travail, stimulé en grande partie par l’intérêt accru des médias et du public provoqué par ces campagnes très médiatisées [Amazon, Starbucks, Walmart, Kellogg’s, Uber, etc.; de plus les mouvements dans le secteur de la santé et de l’éducation: voir l’article de Kim Moddy publié sur ce site le 2 décembre 2021]
La campagne de syndicalisation menée, de janvier à mars 2021, dans un entrepôt d’Amazon en Alabama par le Retail, Wholesale Department Store Union (RWDSU) a été l’une des campagnes syndicales les plus suivies depuis des décennies. Elle a suscité une couverture médiatique du comportement antisyndical d’Amazon et a même contribué à faire renaître l’intérêt pour les «batailles ouvrières» dans les salles de rédaction, après des années elles se morfondaient.
La décision du NLRB a donné lieu à des gros titres en défaveur de l’employeur Amazon. «Amazon a rendu “impossible” une élection syndicale “libre et équitable” à Bessemer, selon un responsable syndical», titre le site d’information Alabamanews Al.com. Le Washington Post, propriété de Jeff Bezos, a titré: «Le conseil des prud’hommes demande un nouveau vote dans l’entrepôt d’Amazon en Alabama, une grande victoire pour le syndicat.»
Même si la firme devait remporter le second tour de scrutin sans violer la loi, Amazon est très sensible au ton défavorable des médias. Les responsables de l’entreprise détesteraient probablement toute couverture très médiatisée d’une autre élection syndicale.
Les droits des travailleurs occupent une place sur la scène publique
L’arrêté du NLRB était sans doute moins intéressant – malgré son énorme signification potentielle pour Amazon – que le fait qu’il ait donné lieu à de longs articles dans plusieurs grands médias.
Au cours de l’année écoulée, le mouvement syndical semble avoir retrouvé sa place sur la scène publique. Cela fait suite à des décennies d’intérêt apparemment décroissant pour les campagnes syndicales dans le milieu des médias. Une analyse de Google Ngram – qui recense l’utilisation de termes dans les publications – montre une diminution de l’apparition des termes «syndicalisation» et «campagne syndicale» entre la fin des années 1970 et la fin des années 2010.
Graphique 1
Les termes relatifs à l’organisation des salarié·e·s ont diminué dans les publications (syndicalisation, adhésion syndicale)
Ce déclin est en corrélation avec la faiblesse croissante des syndicats au cours de cette période. Les syndicats ne représentent aujourd’hui que 10,8% des travailleurs et travailleuses des Etats-Unis, contre 20% il y a quarante ans.
C’est dans le cadre de ce déclin qu’a surgi une récente vague de presse favorable aux syndicats. Elle correspond à des taux presque record d’approbation des syndicats par le public. En fait, le soutien aux syndicats est à son plus haut niveau depuis 1965. Il se situe à 68% des personnes interrogées. En outre, la plupart des habitants des Etats-Unis pensent que le déclin des syndicats a nui aux travailleurs et travailleuses.
Graphique 2
Le taux de soutien aux syndicats atteint son plus haut niveau depuis 60 ans
Réforme du droit du travail
La question des droits du travail semble avoir attiré l’attention du pays comme jamais je ne l’ai vu de mon vivant ou même au cours du dernier demi-siècle. Et la sensibilisation croissante à cette question pourrait avoir un impact sur les efforts visant à améliorer le cadre légal en matière de syndicalisation.
Un récent sondage (Data for Progress, 4-6 juin 2021) a révélé que 59% des personnes interrogées étaient favorables à un renforcement du droit du travail par le biais de propositions sanctionnant les entreprises qui exercent des représailles contre des travailleurs et travailleuses qui tentent de se syndiquer et visant à l’élimination des lois dites «le droit de travailler» qui permettent aux employé·e·s de bénéficier de contrats syndicaux sans payer de cotisations [le but étant d’affaiblir les syndicats et de faire obstacle à leurs initiatives].
Par le passé, le manque de sensibilisation du public a contribué à faire échouer les campagnes ayant pour but de combattre les contre-réformes du droit du travail. Ainsi, en 2009-2010, pendant la campagne en faveur du «Employee Free Choice Act» [1], il était rare de rencontrer quelqu’un qui – sauf s’il avait un intérêt professionnel dans le domaine des rapports de travail – avait entendu parler de ce projet de loi qui n’a reçu qu’un soutien médiocre de la part de la Maison Blanche d’Obama et a échoué au Sénat.
A l’heure actuelle, la loi soutenue par Biden visant à renforcer le droit de choisir un syndicat – Protecting the Right to Organize Act-PRO (la loi sur la protection du droit d’organisation) – est fermement mise en veilleuse malgré le soutien d’une majorité d’électeurs.
Face à l’opposition des républicains et de trois démocrates [Kyrsten Sinema (sénatrice de l’Arizona, élue en 2019), Mark Kelly (sénateur de l’Arizona) et Mark Warner (sénateur de Virginie)], cette disposition législative est déjà considérée comme devant échouer au Sénat, qui a toujours été le cimetière des réformes ayant trait au droit du travail. La loi PRO pourrait également y mourir, même si les défenseurs des syndicats espèrent que des sanctions financières significatives pour les violations commises par les employeurs seront au moins incluses [à l’occasion de marchés publics conditionnés au respect des droits syndicaux] dans le projet de loi de Joe Biden «Build Back Better» de 2000 milliards de dollars.
Pour que la loi PRO devienne une proposition vivante, elle devra probablement transformer son appui populaire en une pression sur les membres du Congrès. C’est la seule façon, à mon avis, d’obtenir un changement significatif et de faciliter la syndicalisation.
Les gros titres qui mettent l’accent sur le pouvoir coercitif que des grandes entreprises comme Amazon exercent sur les travailleurs et travailleuses participant aux élections pourraient contribuer à renforcer le soutien aux campagnes de syndicalisation.
Les syndicats ont la cote
Avec le vote de Starbucks à Buffalo, les syndicats vont continuer à faire parler d’eux dans les médias nationaux.
La chaîne de cafés s’était engagée dans ce qui a été décrit comme des tactiques antisyndicales «agressives» avant le vote, notamment en forçant les employé·e·s à assister à des réunions antisyndicales obligatoires. Bien qu’elle ne concerne que quelques dizaines de travailleurs, la victoire du syndicat Workers United-SEIU chez Starbucks est considérée comme l’une des plus importantes victoires de syndicalisation depuis plusieurs décennies.
Les entreprises des Etats-Unis ont mené des campagnes antisyndicales brutales pendant des décennies. Ce qui a changé, de mon point de vue, c’est que de telles activités sont désormais considérées comme dignes d’intérêt pour les médias – du moins lorsque les entreprises concernées ont des noms connus. Cette couverture contraste fortement avec la couverture médiatique passée qui dépeignait souvent les travailleurs et travailleuses syndiqués comme «surpayé·e·s, âpres au gain et ne méritant pas leur aisance».
Pour reprendre les termes d’un article du New York Times du 7 novembre 2021, «les médias maintenant aiment les travailleurs».
Parler de syndicat
Outre Amazon et Starbucks, ces derniers mois, un nombre croissant d’employé·e·s ont envisagé de former des syndicats sur leur lieu de travail. Rien qu’au cours des derniers mois, nous avons vu des salarié·e·s des médias, de la technologie et des musées se syndiquer et organiser ou menacer de faire grève.
La couverture de la campagne syndicale chez Amazon est l’une des raisons pour lesquelles les discussions sur la syndicalisation semblent se répandre. Mais il y a d’autres facteurs – notamment la situation créée par la pandémie de Covid-19 – qui ont suscité de nombreuses luttes syndicales, petites et grandes. Il en va de même pour les combats concernant la sécurité des travailleurs et travailleuses des entrepôts d’Amazon et des travailleurs de Whole Foods [distribution de produits alimentaires bio] appartenant à Amazon. Parallèlement, l’avènement des médias sociaux a facilité la création d’un buzz autour des campagnes pro-syndicales, comme la récente campagne de hashtag «#Striketober» [qui traduit les mobilisations de ce mois d’octobre puisqu’il s’agit de la contraction de l’anglais strike et d’october]. La syndicalisation, semble-t-il, peut être contagieuse – dans les bonnes conditions.
Saisir le moment?
Il n’est pas encore certain que les syndicats et leurs alliés puissent capitaliser sur cette apparente nouvelle attention du public et la convertir en une augmentation du nombre d’adhérents ou en une modification de la loi. Mais je pense que nous vivons un moment unique dans l’histoire du travail aux Etats-Unis. La question est de savoir si les syndicats sauront tirer parti de l’attention accrue des médias – et des gros titres pas favorables aux entreprises de premier plan qui tentent d’étouffer les droits des travailleurs et travailleuses – et dès lors stimuler une nouvelle période de militantisme syndical. (Article publié sur le site The Conversation, le 10 décembre 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
John Logan est professeur et directeur des études sur le travail et l’emploi à la San Francisco State University.
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[1] La loi sur «le libre choix des employé·e·s» devait permettre aux travailleurs et travailleuses de choisir un syndicat par le biais d’un vote à la majorité simple ou d’une élection. Elle devait rétablir l’équilibre du processus d’élection syndicale en permettant aux travailleurs de choisir un syndicat par le biais d’un vote à la majorité simple ou d’une élection. La loi qui domine donne à la direction, et non les travailleurs, le pouvoir de décider si les travailleurs et travailleuses peuvent organiser un syndicat par le biais d’une adhésion majoritaire ou d’une élection. (Réd.)
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