Etats-Unis. Quand l’industrie des combustibles fossiles engage la contre-offensive contre les désinvestissements dans le secteur

Par Alex Kotch

Alors que le changement climatique s’accélère et que les catastrophes environnementales prolifèrent dans le monde, un groupe de lobbying financé par le Big Oil a décidé de s’attaquer aux sociétés financières qui retirent leur argent des entreprises de combustibles fossiles, a appris le Center for Media and Democracy (CMD).

Ce mois-ci, lors du sommet annuel States and Nation Policy Summit de l’organisation de droite American Legislative Exchange Council (ALEC) [1], une organisation dont les membres doivent s’acquitter d’une cotisation et qui réunit des lobbyistes d’entreprise et des élus majoritairement républicains pour rédiger des projets de loi. Les membres du groupe de travail sur l’énergie ont voté à l’unanimité pour approuver un nouveau type de politique qui empêcherait les sociétés financières qui mettent fin à leurs investissements dans des sociétés pétrolières, gazières et charbonnières de recevoir des contrats publics ou de gérer des fonds publics.

Le projet de loi, intitulé Energy Discrimination Elimination Act (loi sur l’élimination de la discrimination en matière d’énergie), demande aux responsables des finances des Etats ou aux superviseurs des comptes des Etats d’établir une liste des entreprises qui boycottent les combustibles fossiles. Chaque contrat gouvernemental avec une entreprise de plus de 10 employés doit assorti d’une vérification que cette entreprise ne boycotte pas les firmes du secteur des combustibles fossiles.

La loi et ses partisans prétendent que le désinvestissement des combustibles fossiles nuira aux travailleurs et aux fonds de pension des Etats, mais ils passent sous silence la croissance du secteur états-unien des énergies renouvelables et de ses actions rentables. Le département de l’Energie estime que les énergies renouvelables représenteront 80% de la production d’électricité aux Etats-Unis d’ici à 2050. Lors de la réunion du groupe de travail sur l’énergie aujourd’hui, le staff de l’ALEC a suggéré aux élus de présenter le projet de loi comme protégeant les intérêts économiques de leurs Etats.

L’ALEC garde secrète la liste de ses membres du secteur privé, mais le Centre pour les médias et la démocratie (CMD) a identifié des centaines de membres, dont de nombreuses sociétés actives dans le secteur des combustibles fossiles et les constructeurs d’infrastructures publiques (électricité entre autres). Parmi les membres de son conseil d’administration figurent Energy Future Holdings, la branche de lobbying de Koch Industries [la famille Koch finance de nombreuses initiatives dites conservatrices], et Peabody Energy [active dans l’extraction du charbon]. Parmi les autres membres figurent Chevron, Devon Energy [pétrole et gaz], Duke Energy [production et distribution d’électricité], EnCana [investissement dans le gaz naturel, le pétrole, etc.], Energy Transfer [infrastructure de transport pour l’industrie pétrolière et gazière], Marathon Petroleum [raffinage, transport, vente de pétrole], Pinnacle West Capital [services publics d’électricité] et QEP Resources [exploration et production gaz et pétrole]. La majorité des revenus de l’ALEC provient de dons et de parrainages d’entreprises. D’autres bailleurs de fonds sont des fondations de «super mécènes» du GOP tels que le magnat des combustibles fossiles Charles Koch et des véhicules financiers ad hoc de la droite permettant des financements anonymes difficiles à tracer (dark money vehicles).

Le projet de loi type affirme que «les producteurs américains et européens d’énergie fossile» sont «parmi les entreprises les plus responsables au monde sur le plan social et environnemental». L’ALEC a un passé de négation du changement climatique si extrême qu’Exxon, qui avait utilisé l’ALEC pour blanchir ses efforts de négation du changement climatique, a quitté ce groupe en 2018. Lors de sa réunion annuelle cet été, les membres de l’ALEC ont pris parti en faveur de plusieurs autres projets de loi et résolutions types visant à protéger les entreprises de combustibles fossiles ou à s’opposer aux initiatives en faveur des énergies renouvelables.

«Ce projet de loi type […] fait surtout état de l’impact majeur du mouvement de désinvestissement des combustibles fossiles: les institutions et les gouvernements locaux du monde entier ont désinvesti des combustibles fossiles pour un montant de 1500 milliards de dollars et plus», a déclaré à CMD Thanu Yakupitiyage, la responsable de la communication aux Etats-Unis de l’ONG 350.org [fondée en 2007 et promouvant entre autres le désinvestissement des énergies fossiles dans le cadre de leurs activités contre le réchauffement climatique]. «Ce projet de loi ne peut pas empêcher la réalité que de poursuivre les investissements dans les combustibles fossiles est mauvais pour les communautés et la planète. Avec moins de huit ans pour renverser les pires effets de la crise climatique, ce projet de loi est une tentative désespérée des entreprises de combustibles fossiles et de leurs lobbyistes pour maintenir leurs profits», a-t-elle ajouté.

S’opposer aux banques «éveillées» [2]

Le projet sur la «discrimination énergétique» de l’ALEC a déjà force de loi dans le Texas, riche en pétrole, où la Texas Public Policy Foundation (TPPF), financée par les Koch, a célébré son adoption [le 16 juin 2021]. Dans un courriel obtenu par CMD, Jason Isaac, un ancien représentant de l’Etat qui dirige l’initiative pro-combustibles fossiles de la TPPF, a déclaré aux participants aux réunions des comités de l’ALEC que le projet de loi sur l’énergie était une «occasion de faire reculer les institutions financières éveillées qui sont de connivence pour combattre les producteurs d’énergie étatsuniens». Jason Isaac a établi une liste des banques et des firmes d’investissement qui décident de désinvestir ou de refuser des crédits aux entreprises du secteur des combustibles fossiles comme mettant en œuvre «des pratiques d’investissement discriminatoires et politiquement motivées».

Jason Isaac affirme que «ce libellé a également été soigneusement rédigé pour respecter les principes de liberté d’expression du premier amendement [de la Constitution] et éviter de restreindre la capacité des firmes des énergies fossiles à adopter des positions politiques ayant trait à l’énergie».

Mais le projet de loi s’inspire de la législation anti-BDS (le mouvement de boycott, désinvestissement et sanctions qui critique le traitement des Palestiniens par Israël), promue par l’ALEC et adoptée sous une forme ou une autre dans 33 Etats, qui interdit aux Etats de passer des contrats avec des entreprises qui boycottent Israël. Ces projets de loi peuvent avoir violé le droit à la liberté d’expression, puisque la Cour d’appel des Etats-Unis pour le Eighth Circuit [le huitième circuit inclut les Etats suivants: Arkansas, Iowa, Minnesota, Missouri, Nebraska, North Dakota, South Dakota] a annulé la loi de l’Arkansas, écrivant que la loi était trop large et que soutenir ou s’opposer aux boycotts est une activité d’expression protégée par la Constitution.

«Nous avons récemment assisté à une attaque législative concertée contre le droit de boycotter», a déclaré à CMD Nicholas Robinson, conseiller juridique principal à l’International Center for Nonprofit Law. «Cela devrait inquiéter tous ceux qui se soucient de la liberté d’expression lorsqu’un gouvernement d’Etat punit ceux qui s’engagent dans un boycott.»

Fin novembre, 15 responsables des finances d’Etats républicains ont envoyé une lettre aux banques américaines pour annoncer qu’ils allaient entamer une «action collective» contre les entreprises qui boycottent les combustibles fossiles. Les responsables ont écrit qu’ils visent à «sélectionner des institutions financières qui soutiennent le marché libre et ne sont pas engagées dans des boycotts nuisibles à l’industrie des combustibles fossiles pour passer des contrats financiers avec nos Etats». (Article publié sur le site du Center for Media and Democracy, Exposed by CMD, le 3 décembre 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

Alex Kotch est journaliste d’investigation au Center for Media and Democracy. Ses articles sont publiés entre autres dans The American Prospect, The Nation, Vice et Truthout.

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[1] L’American Legislative Exchange Council regroupe des élus conservateurs et des représentants des entreprises privées – et du secteur privé en général – dans le but d’élaborer des projets de loi et de les faire adopter à l’échelle des Etats et de l’Etat fédéral. Ses projets portent aussi bien sur la fiscalité des entreprises, la réglementation environnementale, les lois et normes visant à affaiblir les syndicats que sur diverses mesures afin de faire obstacle à l’inscription d’électeurs et d’électrices des dites minorités. (Réd.)

[2] Le terme anglo-américain woke signifiant éveillé renvoie au fait d’être conscient de problèmes liés à la justice sociale, à la question environnementale, etc. et de dénoncer les origines des injustices sociales, raciales, environnementales. (Réd.)

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