Par Bryan Campbell Romero
Juan Fernando a 31 ans, il est cubain, noir et docker au port de La Havane, dans cet ordre, comme il le souligne. Le matin du 11 juillet, Juan a reçu par WhatsApp et Facebook des vidéos montrant une sorte de révolte à San Antonio de los Baños, une ville située au sud-est de La Havane, dans la province occidentale d’Artemisa.
Juan a rapidement négligé les vidéos et n’a pas fait grand cas de l’affaire. Après tout, au cours des derniers mois, Cuba a connu des manifestations sans précédent de dissidence publique de masse. Le mouvement de San Isidro, le #27N [voir à ce sujet l’article publié sur ce site en date 14 décembre] et les manifestations individuelles de frustration à l’égard du système dans toute l’île ont remis en question le message officiel de consensus social et de soutien au Parti. Comme le dit Juan, «rien ne change jamais, alors pourquoi trop y penser?». Mais Juan avait tort. Rien de tel n’est jamais arrivé dans le Cuba révolutionnaire.
La protestation à San Antonio de los Baños s’est rapidement répandue dans tout le pays. Palma Soriano, Camaguey, Holguin, Matanzas, La Havane et des dizaines d’autres villes ont connu des manifestations de masse ce jour-là. Les Cubains étaient furieux des coupures de courant omniprésentes, des pénuries de médicaments, de nourriture et de tout ce que l’on peut imaginer, et frustrés par la réponse du gouvernement à la pandémie de Covid-19. Ils sont donc descendus dans la rue pour exiger ce qui leur a été refusé.
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Jusqu’à cette manifestation de masse, les besoins légitimes du peuple cubain étaient généralement rejetés à l’aide des points de vue opposés – soutien inconditionnel ou rejet absolu du gouvernement cubain – qui dominent à la fois le discours public intérieur de Cuba et les relations de l’île avec les Etats-Unis. En particulier, les expériences des Cubains noirs comme Juan ont été négligées, car les débats politiques centrés sur les Etats-Unis prennent une fois de plus le pas sur la réalité de l’île.De nombreux manifestant·e·s ont ouvertement demandé la «libertad», la liberté. Il ne s’agissait pas d’une simple rébellion de Cubains affamés. Soudain, la perspective d’un changement devenait pensable, atteignable.
Vers 15 h 30 le 11 juillet, Juan essayait de joindre son père pour l’un de leurs appels WhatsApp réguliers. Il a remarqué une perturbation de son service de données. Tous ceux qui utilisent l’Internet à Cuba s’y attendent. Il a donc réessayé d’appeler son père, qui a quitté Cuba pour la Floride en 1994 sur un radeau improvisé avec au moins six autres personnes. Il s’est retrouvé en République dominicaine. «Quand ils coupent l’accès à internet, on sait que quelque chose se passe. C’est un signal d’alarme immédiat», a déclaré Adiel, 38 ans, le voisin de Juan dans le quartier de Jesus Maria, dans la Vieille Havane. Adiel est un autre Cubain noir dans un quartier de La Havane que les touristes ne voient généralement pas. «Quand ils bloquent Internet, ça me rappelle cette chanson américaine, “The Revolution Will Not Be Televised”. Sauf qu’ici, elle est toujours présentée comme une contre-révolution. De toute façon, la prétendue contre-révolution ne sera pas télévisée; ils s’en assurent toujours», déclare Adiel. Il travaille dans un centre de recherche en sciences sociales à La Havane. «Je n’ai aucun doute sur le fait que la colère, le mécontentement légitime et le cri de liberté de beaucoup de Cubains seront considérés comme des actes de voyous, de criminels et de contre-révolutionnaires, et ne seront tout simplement pas télévisés. C’est impossible; pour ceux qui sont au pouvoir, la révolution est en danger.»
Rapidement après que les images des manifestations ont circulé sur les médias sociaux ce jour-là, le président Diaz-Canel est apparu à la télévision nationale pour dire au pays ce qu’il avait vu lors d’une visite, mise en scène, à San Antonio de los Baños plus tôt dans la matinée: la révolution était attaquée, a dit Diaz-Canel au peuple cubain, avec des mercenaires et des délinquants attaquant le pays. Le président cubain a donné l’ordre de «combattre» et a appelé les «révolutionnaires» à descendre dans la rue pour faire face à ce nouveau défi épique.
Il n’y a pas eu de mea culpa ou de prise de conscience et d’empathie. La vision du président n’était pas celle d’un pays réclamant le changement ou la liberté. Il a montré l’addiction désespérée du système à la survie. Résultat: la police nationale, les agents de la sécurité de l’Etat en civil et les Boinas Negras ou Avispas Negras (Bérets noirs ou Guêpes noires), une force spéciale d’élite aussi effrayante qu’elle en a l’air, ont déclenché une vague de violence écrasante. La répression a été impitoyable.
La gauche mondiale et le dilemme de l’impérialisme
Malheureusement, le manque d’empathie dont les dirigeants de La Havane ont fait preuve à l’égard des luttes de la plupart des Cubains a été reproduit par des membres importants du mouvement progressiste, comme Black Lives Matter (BLM). Dans une déclaration, BLM a écrit: «Le peuple cubain est puni par le gouvernement des Etats-Unis parce que le pays a maintenu son engagement envers la souveraineté et l’autodétermination. Les dirigeants des Etats-Unis ont tenté d’écraser cette révolution pendant des décennies.» C’est comme si les problèmes et la vie des Cubains n’existaient que pour soutenir un récit automatique d’anti-impérialisme. Ce genre de déclaration prive les Cubains de tout pouvoir sur leurs problèmes et leurs acquis.
Il importe peu que des Cubains noirs aient été à l’avant-garde de ces manifestations du 11 juillet ou que la répression ait frappé plus durement les familles noires. BLM a condamné l’impérialisme des Etats-Unis à un moment où ce n’était pas la question centrale et où les Cubains sur le terrain avaient besoin d’un soutien moral. La position stratégique du gouvernement cubain dans la lutte internationale contre l’empire américain importait plus que les nombreuses vies noires en danger. Cependant, les inégalités raciales à Cuba mettraient mal à l’aise même la personne la plus aveugle aux différences de couleur aux Etats-Unis. Selon des recherches récentes, plus des deux tiers des Cubains noirs et métis n’ont toujours pas accès à Internet, tandis que les Cubains blancs contrôlent 98% des entreprises, reçoivent 78% du financement privé des entrepreneurs et ont cinq fois plus de chances que les Cubains noirs d’avoir un compte bancaire.
Après la déclaration de BLM, la professeure Danielle Clealand, politologue à l’Université du Texas à Austin – qui a écrit un livre sur les relations raciales à Cuba [The Power of Race in Cuba: Racial Ideology and Black Consciousness During the Revolution, Oxford University Press, 2017] – a tweeté: «Je suis très déçue que @Blklivesmatter ait fait une déclaration aussi peu informée concernant Cuba… surtout quand elle réduit au silence tant de Cubains noirs qui ont manifesté et se sont mis en danger, et qui considèrent que BLM fait aussi partie d’eux et de leur mouvement.» BLM a ensuite fait face à d’autres critiques pour sa déclaration non informée.
En réponse, Black Alliance for Peace a tweeté que «BLM a été attaqué pour avoir pris une position de principe contre les politiques étatsuniennes sur Cuba». Tout à coup, le peuple cubain et ce qui compte pour lui n’étaient plus au centre de la discussion. Black Alliance for Peace est allée plus loin en déclarant qu’elle était «aux côtés de Black Lives Matter sur Cuba». Encore une fois, aucune mention ou soutien pour le peuple cubain qui se bat pour des éléments similaires qu’aux Etats-Unis. De nombreuses personnes de la gauche étatsunienne évitent le débat sur les droits de l’homme à Cuba, de peur que les experts de droite n’utilisent leurs déclarations contre eux dans des combats politiques nationaux.
C’est une politique paresseuse. Reconnaître les nuances de la situation – et la culpabilité du gouvernement cubain – ne signifie pas ignorer les méfaits de la politique étrangère des Etats-Unis. La nuance permet de faire entendre la voix des gens, même lorsque cela n’est pas politiquement aisé.
L’intervention des Etats-Unis à Cuba, que ce soit sous la forme d’actions culturellement subversives ou d’une intervention militaire, ne doit pas faire partie de la solution. Il y a suffisamment d’espace pour défendre cette position tout en critiquant directement les autorités cubaines. Plus important encore, rejeter l’ingérence potentielle des Etats-Unis ne devrait pas être synonyme d’abandon des activistes et des manifestants sur le terrain.
A un moment où les vies des Noirs sont en danger, il ne peut être plus important de préserver la structure de pouvoir qui régit ces vies noires simplement parce qu’elle est stratégiquement bien positionnée dans la lutte contre l’empire des Etats-Unis. Ignorer le racisme du gouvernement cubain au nom de la lutte continentale contre l’impérialisme américain n’a aucun sens. Si un gouvernement au pouvoir met la vie des Noirs en danger, j’espère voir BLM et d’autres s’y opposer.
La gauche des Etats-Unis utilise des termes tels que «Sud global», «classe ouvrière opprimée», «peuple colonisé», «classe dominante américaine» et «socialisme», en espérant que ces beaux termes porteront le poids de leur effort moralisateur. Ceux d’entre nous qui font partie de la classe ouvrière opprimée dans le Sud global réel – les peuples colonisés qui construisent le projet socialiste dont d’autres aiment se vanter – se sentent seuls lorsque nos alliés naturels donnent la priorité aux luttes politiques nationales au lieu d’apporter un soutien moral élémentaire.
Après la répression du gouvernement à Cuba, un membre éminent de Black Alliance for Peace a affirmé sans rire que «la révolution n’a pas à avoir honte». La gauche des Etats-Unis, qui s’élève contre un système qu’elle considère injuste et oppressif, devrait au moins reconnaître le caractère ironique du fait que les personnes vivant à Cuba, où l’anti-impérialisme et le marxisme sont des idéologies officielles de l’Etat, ne se voient même pas garantir le droit à la dissidence.
Les membres de la gauche des Etats-Unis devraient également savoir que le gouvernement cubain profite de la passion des gauchistes des Etats-Unis pour ce type d’anti-impérialisme pour se perpétuer au pouvoir. Presque toutes les institutions gouvernementales cubaines ont été créées et habilitées pour préserver le statu quo. Le conservatisme qui se cache derrière le Parti communiste (PCC) mérite d’être examiné. La dite révolution, dirigée par le Parti communiste, est devenue la force la plus conservatrice de la société cubaine. Les observateurs extérieurs doivent comprendre comment un beau projet social, encore aimé par beaucoup aujourd’hui, peut être simultanément raciste et homophobe.
Les autorités cubaines ont fait preuve d’un mépris peu commun de la vie le 11 juillet. Non pas dans son occurrence, mais dans son ampleur. Cette répression brutale était autrefois réservée aux petits groupes dissidents. Dans le passé, il n’était pas nécessaire de tirer et de tuer quelqu’un dans les rues de La Havane. La culture omniprésente de la peur et des poursuites judiciaires qui assassinaient l’individualité des gens suffisait à étouffer la dissidence.
Pour l’instant, les protestations se sont calmées, mais le besoin de solidarité n’en est pas moins urgent. De nombreux manifestants, y compris des mineurs, sont poursuivis sans procédure régulière. Certains ont été détenus dans des lieux non divulgués pendant plus de 72 heures. La majorité d’entre eux sont noirs.
Ceux qui, à gauche, sont réellement préoccupés par le peuple cubain et le racisme feraient bien d’écouter ceux d’entre nous qui vivent la réalité quotidienne d’un système qui n’a pas répondu à leurs aspirations.
Pour les autorités cubaines, le dialogue n’est pas une option. Mais le statu quo n’est pas non plus une option pour la plupart des Cubains, et nous devons donc supposer que les événements du 11 juillet se répéteront. Un débat nuancé qui reconnaît la complexité et les causes profondes des problèmes est essentiel pour soutenir et accroître la visibilité des militants cubains. Après le 11 juillet, les Cubains de l’île et de la diaspora, ainsi que leurs alliés et partisans dans l’éventail politique des Etats-Unis, devraient unir leurs voix et soutenir le droit des Cubains à manifester sans être persécutés. (Article publié, le 9 août 2021, sur le site de la revue NACLA qui, depuis de décennies, soutient les mouvements sociaux en Amérique du Sud et analyse la politique des Etats-Unis dans ce continent; traduction par la rédaction de A l’Encontre)
Bryan Campbell Romero est un analyste et écrivain cubain indépendant.
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