Royaume-Uni. «Ne pas laisser le gouvernement de Boris Johnson sacrifier les salarié·e·s»

Boris Johnson le 12 mai à la Chambre des Communes

Par Ben Wray

Le gouvernement adresse aux travailleuses et aux travailleurs du pays des messages troublants, embrouillés, et qui peuvent être mortels, à propos de la fin du confinement. Dimanche soir 10 mai, dans son allocution télévisée, Boris Johnson a suggéré que les travailleurs des chantiers et des usines soient «activement encouragés» à reprendre le travail dès le lendemain. Des photos du métro londonien regorgeant de voyageurs matinaux ont circulé sur les réseaux sociaux.

Et pourtant, deux jours plus tard, le Chancelier de l’échiquier (le ministre des Finances), Rishi Sunak, annonçait que le programme de chômage partiel mis en place par le gouvernement serait poursuivi jusqu’à la fin du mois d’octobre: aux termes de ce programme, et pour éviter les licenciements, les entreprises peuvent demander au gouvernement de couvrir 80% de la masse salariale de leurs employé·e·s. Mais Sunak soulignait aussi qu’à partir du mois d’août les employeurs pourraient être invités à partager le fardeau, sans préciser ce qui leur serait demandé.

Ces incongruités de communication ne relèvent pas seulement d’une erreur. Déjà s’accumulent les tensions concernant la stratégie à venir de l’économie britannique. Pour comprendre ce qui est en jeu, commençons par la lecture d’un article récent du Financial Times sur le programme du chômage partiel.

Dégraisser facilement

Giles Wilkes, ancien conseiller du Premier Ministre et membre du think tank «Institute for Government», a expliqué l’inquiétude des politiciens conservateurs concernant la durée du programme:

«Un succès frappant de la politique britannique au cours des trois dernières décennies a été la mise en place d’une flexibilisation du marché du travail qui se régule facilement quand le taux de chômage est faible. Ils n’y renonceront pas facilement.»

Lorsque Wilkes parle d’un marché qui «se régule facilement», il se réfère aux coûts de la main-d’œuvre, restés bas au Royaume-Uni depuis des années malgré des niveaux d’emploi historiquement élevés. En décembre 2019, les données officielles ont montré que le chômage était à son niveau le plus bas depuis 1975, 1,28 million, avec 32,8 millions de personnes au travail. Et les salaires ne devraient pas dépasser leur pic de 2008 avant 2025, au plus tôt.

Mais l’économie n’est pas censée fonctionner de la sorte. La tension sur le marché du travail devrait exercer une pression à la hausse des salaires. Pour revendiquer des augmentations, les travailleuses et les travailleurs ont plus confiance en leur force lorsqu’ils connaissent l’existence d’emplois disponibles. Le «succès frappant» dont parle Giles Wilkes est le changement par rapport à ce schéma familier. Il a bien sûr raison de penser que les conservateurs ne sont pas près d’y renoncer.

Redéploiement de la main-d’œuvre

Le recours au programme de chômage partiel a eu des effets gigantesques, 6,3 millions de travailleuses et de travailleurs britanniques en bénéficient désormais et 800’000 employeurs ont demandé son application. Selon certaines estimations, environ la moitié aurait déjà été licenciée sans ce programme d’urgence, et il n’y a aucune raison de douter du licenciement d’une proportion similaire si Sunak autorisait son interruption à fin juin.

Un certain nombre de personnalités de premier plan évoquent la possibilité de redéployer la main-d’œuvre de secteurs sous chômage partiel, il est clair que beaucoup ne survivront pas – du moins pas dans leurs formes actuelles – comme le tourisme et l’hôtellerie. «Nous voulons faciliter la réaffectation des travailleurs des secteurs qui vont faiblir à ceux qui vont croître», a déclaré au Financial Times (6 mai 2020) Stuart Adam, responsable de recherche économique à l’Institute for Fiscal Studies (IFS).

L’IFS est dirigé par des rapaces notoires en matière de fiscalité. Même eux pourtant semblent avoir compris qu’aggraver l’austérité maintenant ne ferait qu’exacerber ce qui ressemble à une deuxième Grande dépression. Le groupe de réflexion a exhorté le gouvernement à «envisager des investissements publics durant la crise pour employer ces personnes à des travaux productifs qui porteront leurs fruits plus tard, comme l’amélioration des infrastructures nationales».

La «Resolution Foundation» a parlé d’un «système de redéploiement de la main-d’œuvre», et le Congrès des syndicats (TUC) a proposé une «garantie d’emploi», offrant du travail et de la formation payés à 8,72 livres (10,27 CHF) de l’heure pour les salarié·e·s de plus 25 ans, pendant au moins six mois.

La peur d’être saqué

Une telle intervention directe du gouvernement dans l’économie, qui établirait quelque chose ressemblant au plein emploi, est ce que Giles Wilkes a en tête lorsqu’il parle de «jouer avec les nerfs des Tories». Ils ne veulent pas encourager une hausse des salaires, qui pourrait conduire la classe ouvrière à redonner de la voix.

Le grand classique de la question est Les aspects politiques du plein emploi de Michael Kalecki (1943). L’économiste d’origine polonaise a montré que d’un point de vue strictement économique les arguments en faveur du plein emploi l’emportaient haut la main. Cependant, pour s’imposer politiquement, il leur fallait surmonter l’opposition que soutiennent de prétendus «experts économiques, étroitement liés aux banques et à l’industrie», qui s’étaient «solidement opposés aux expériences visant à augmenter l’emploi par les dépenses publiques» durant la Grande Dépression:

«Leur comportement n’est pas facile à expliquer. De toute évidence, une production et un emploi plus élevés profitent non seulement aux travailleuses et aux travailleurs mais également aux entreprises, car leurs bénéfices augmentent.[…] Les entrepreneurs dans le marasme aspirent à un boom; pourquoi n’acceptent-ils pas volontiers le boom artificiel que le gouvernement est apte à leur offrir?»

Kalecki a identifié trois raisons probables de cette hostilité: (i) «l’aversion pour l’ingérence du gouvernement dans le problème de l’emploi en tant que tel; (ii) l’aversion pour l’orientation des dépenses publiques (investissement public et subventionnement de la consommation);(iii) l’aversion pour les changements sociaux et politiques résultant du maintien du plein emploi».

Dans la situation actuelle, la célèbre élaboration de Kalecki sur le troisième point est la plus pertinente:

«Sous un régime de plein emploi permanent, le “licenciement” cesserait de jouer son rôle de mesure disciplinaire. La position sociale du patron serait sapée, et la classe ouvrière gagnerait en assurance et en conscience de classe. Les grèves pour des augmentations de salaire et des améliorations des conditions de travail créeraient des tensions politiques. Il est vrai que les profits seraient plus élevés sous un régime de plein emploi qu’ils ne le sont en moyenne sous le régime du laissez-faire; et même l’augmentation des taux de salaire résultant du plus grand pouvoir de négociation des travailleurs est moins susceptible de réduire les profits que d’augmenter les prix, et ne nuit donc qu’aux intérêts des rentiers. Mais la “discipline dans les usines” et la “stabilité politique” sont plus appréciées que les profits par les chefs d’entreprise. Leur instinct de classe leur dit que le plein emploi durable n’est pas sain de leur point de vue, et que le chômage fait partie intégrante du système capitaliste “normal”.»

L’essor des rentiers

Comment l’analyse de Kalecki s’applique-t-elle au monde d’aujourd’hui? Trois différences importantes sautent aux yeux. La première est qu’avant la crise actuelle, l’influence de l’État néolibéral sur l’économie était déjà très active.

Les analystes confondent fréquemment la pratique du néolibéralisme avec la théorie abstraite de l’économie du laissez-faire. En vérité, l’état néolibéral n’a pas été un Etat plus réduit; l’Etat a simplement été orienté vers d’autres objectifs – le maintien de l’inflation à un bas niveau et la hausse des prix des actifs, le soutien au capital financier secoué par ses hauts et ses bas réguliers, et se défaire de tout type d’entreprise d’État ou de service qui pourrait être rentable pour les entreprises.

Ces priorités ont guidé toutes les principales initiatives politiques de l’ère néolibérale britannique: la «Private Finance Initiative» (PFI), les programmes d’accession à la propriété «right-to-buy» et «help-to-buy» (droit d’achat et aide à l’achat), les aides au logement subventionnant les propriétaires privés, les crédits d’impôt à l’emploi, le renflouement des banques, les faibles taux d’imposition, les privatisations.

La deuxième différence est le rôle crucial des banques centrales dans le régime économique néolibéral – leur rôle est beaucoup plus important qu’à l’époque de Kalecki, où l’étalon-or limitait encore l’expansion monétaire. Aujourd’hui, dans le cadre de la libre fluctuation des monnaies, la Banque d’Angleterre peut utiliser ses pouvoirs de création monétaire comme un moyen d’intervention financière permanente.

Au cours de la dernière décennie, elle a impliqué la mobilisation de centaines de milliards par le biais d’un assouplissement quantitatif qui maintient la stabilité des prix, tout en stimulant l’inflation des prix des actifs. Si à l’époque de Kalecki, les «intérêts des rentiers» jouaient un rôle secondaire pour le capital britannique, les prix des terrains et des propriétés sont désormais au cœur du modèle économique financiarisé du Royaume-Uni.

Dans la crise actuelle, nous avons même vu la Banque centrale britannique omettre complètement le processus d’achat d’obligations en finançant directement les dépenses du gouvernement, avec de nouvelles liquidités presque sans intérêt.

Découplage

La troisième différence résulte en partie des deux premières: dans une économie néolibérale mondialisée, la relation entre de faibles niveaux de chômage et un pouvoir de négociation accru du mouvement ouvrier ne semble plus fonctionner aussi directement qu’elle pouvait le faire auparavant. L’augmentation persistante de la pauvreté parmi les personnes actives témoigne de ce découplage.

Le secret de la baisse des salaires en période de plein emploi dépend de la nature des emplois nouveaux qui ont été créés. Au cours de la décennie d’austérité qui a suivi le krach de 2008, environ un million d’emplois stables, occupés par des travailleuses et de travailleurs syndiqués, ont été supprimés dans le secteur public. Ils ont été remplacés par des emplois moins qualifiés aux salaires inférieurs dans le secteur privé.

D’autres facteurs ont également affaibli la position du Travail dans sa lutte contre le Capital pour la répartition de la richesse: l’augmentation de l’endettement des ménages, de nouvelles formes d’emploi liées au développement des plateformes numériques, la baisse des taux d’imposition et la mobilité accrue du capital par-dessus les frontières nationales.

Même ainsi, nous ne devrions pas prendre pour de l’argent comptant les proclamations des conservateurs lorsqu’ils prétendent avoir rendu possible un taux élevé d’emplois. Comme David Jamieson l’a souligné dans une analyse du marché du travail britannique, le nombre réel de personnes sans emploi est faussé par des formes de travail indépendant bidon, la forte croissance du sous-emploi qu’imposent les emplois à temps partiel, et le régime avantages/sanctions qui contraint à quitter l’allocation de demandeur d’emploi pour entrer dans la catégorie «sans activité économique».

En terrain inconnu

Est-ce à dire que nous devons oublier les intuitions de Kalecki? Attention! Les trois facteurs mentionnés ci-dessus – l’État néolibéral, l’intervention permanente des banques centrales et la mondialisation – sont pendant cette crise soumis à de graves tensions, car l’expansion du crédit privé est depuis longtemps le moteur de la croissance du PIB.

Lorsque l’énorme accumulation de la dette financière cessera et que l’intervention des banques centrales ne pourra plus la relancer, les gouvernements seront obligés d’agir différemment pour empêcher la chute de tous les dominos de la financiarisation.

Les tentatives visant à garantir les prêts bancaires aux petites entreprises ont échoué: même sans passif de leur côté, les banques ne voient pas d’où viendront les bénéfices dans une crise aussi profonde que celle-ci. Afin de stimuler tout type d’activité économique dans ces conditions, une intervention à grande échelle est nécessaire, sans aucune idée de profit. Seul l’État peut jouer ce rôle.

À mesure que la crise s’aggrave, les tensions inter-étatiques vont s’intensifier, la pression sur les chaînes d’approvisionnement mondiales s’intensifiera et la démondialisation – un processus qui était déjà en cours – pourrait s’enraciner. Il est trop tôt pour spéculer sur le déroulement exact de cette dépression, et des tendances opposées existent également (la croissance de l’automation qui voit des robots remplacer le travail humain dans de nombreuses industries étant la plus importante).

Mais il est au moins possible que les frontières nationales commencent à limiter le capital d’une manière qui n’a pas été vue depuis de nombreuses années, ce qui pourrait à son tour créer une ouverture pour que le pouvoir du Travail soit renforcé. Comme l’a fait valoir l’économiste James Meadway (NewStatesman, 23 mars 2020) : «Pour la première fois depuis des décennies, le terrain pourrait ne plus être aussi largement piégé pour celles et ceux qui travaillent.

La revanche de Kalecki

Kalecki tiendrait-il sa revanche? De telles préoccupations sont l’une des raisons pour lesquelles les conservateurs sont tout autant susceptibles d’accepter un chômage de masse que d’adopter une sorte de solution keynésienne, de New Deal. Alors que le chômage peut être un désastre pour des millions de travailleuses et de travailleurs, les politiciens conservateurs verront la crise comme une occasion d’éliminer les zombies, les entreprises moribondes, et de restructurer le capitalisme britannique vers des marchés en croissance.

Ils craignent que le programme de chômage partiel, combiné à des taux d’intérêt toujours bas, n’entrave ce qu’ils considèrent comme l’indispensable épuration des plus faibles. Lorsque le Times parle d’une prétendue «dépendance» au chômage partiel, il n’est pas tout à fait clair s’ils ciblent des entreprises ou des travailleurs – ou peut-être les deux.

Le lobby des entreprises exigeait un régime de chômage partiel plus flexible, qui fonctionnerait comme une gigantesque subvention à l’entreprise à la fin du confinement. On pouvait s’y attendre, le nouveau dirigeant travailliste, Keir Starmer, a soutenu son appel. On rapporte que les fonctionnaires du Trésor envisageraient cette option, mais craignent qu’elle ne soit manipulée à leur profit par les employeurs (ce qui serait évidemment le cas).

Jusqu’à présent, la Gauche n’est pas parvenue à prendre part à ce débat, alors même que le gouvernement britannique a été contraint de mettre en place des interventions sans précédent pour sauver l’économie de l’effondrement. Avec Starmer faisant la queue derrière le lobby des entreprises, aucune initiative n’est prise pour affronter l’énorme menace du chômage de masse.

Les appels pour un Revenu de base universel sont tous très bien, mais une telle mesure serait une réponse dérisoire si un quart, voire un tiers des travailleuses et des travailleurs se retrouvaient au chômage, ce que prédisent certains économistes.

Le droit au travail

La gauche devrait exiger le plein emploi: non pas à court terme et temporairement, mais pour changer de façon permanente le système économique, pour que l’État garantisse à toutes celles et à tous ceux qui le souhaitent le droit de travailler avec un revenu décent. Il n’est pas nécessaire de céder aux doutes sur la possibilité de mettre un tel programme en œuvre. La Banque d’Angleterre n’a-t-elle pas déjà démontré qu’elle peut rapidement créer de l’argent frais.

Aucun effort ne devra être épargné pour satisfaire les besoins vitaux d’une société qui, déjà, craque déjà sous la pression de la pandémie et du confinement et pour voir progresser l’urgente nécessité d’un Green New Deal qui transforme nos systèmes d’énergie et de transport.

Nous devons soutenir les appels à un programme de redéploiement de la main-d’œuvre, mais nous devons également exiger la participation démocratique des municipalités, des syndicats et des citoyens pour permettre le développement dans toutes les parties du pays d’une compréhension lucide des efforts nécessaires. Et nous devons évidemment refuser tout programme d’emploi qui encourage le «workfare», le travail obligatoire, pour subventionner les profits des entreprises.

Il faudra également aller au-delà des demandes de relance budgétaire à grande échelle. Le risque existe que la gauche soit prise au piège des limites d’un tel programme, tandis que les ressources clés de l’économie britannique restent entre les mains du grand capital. Comme l’a écrit George Kerevan (in Bella Caledonia, 30 avril 2020), c’est là qu’apparaissent les limites de la «Modern Monetary Theory» (MMT, Théorie Monétaire Moderne).

La MMT est une approche de l’économie qui considère que le niveau qu’atteignent les dépenses publiques peut être transposé à l’activité du secteur privé. C’est possible aussi longtemps que cela fonctionne, mais le pouvoir du secteur privé – plus précisément, l’emprise des entreprises numériques et financières sur les données et la création de crédit – est essentiel et ne peut tout simplement pas être ignoré. Si des personnalités comme Jeff Bezos continuent de contrôler l’infrastructure numérique de la Grande-Bretagne, quel système de garantie de l’emploi que ce soit ne sera que des miettes jetées au rebut.

Kalecki avait raison sur les «instincts» de la classe capitaliste. Cependant, il est probable que les géants du capital intègrent beaucoup moins à leurs calculs la question de la puissance sociale du mouvement ouvrier qu’ils ne l’auraient fait à l’époque de Kalecki. Si nous parvenons à mobiliser un mouvement social derrière une solide plateforme revendicative exigeant des emplois décents pour toutes et tous, leur suffisance pourrait se transformer en source de force pour nous. (Article publié sur le site de Jacobin en date du 17 mai 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

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