Jusqu’aux années 1990, la narration post-révolutionnaire de Cuba était lente et collante. Elle était excessivement «officialiste» [propre au parti au pouvoir] pour être intéressante, excepté lorsque, provenant de l’officialisme même, se produisait une purge quelconque remplissant l’île de rumeurs et l’élite de craintes.
La politique était représentée de manière binaire, vue comme une lutte prométhéenne entre deux camps irréconciliables. On trouvait, d’un côté, le «bon» camp – révolutionnaire et socialiste –, composé de patriotes vigoureux qui s’alignent sans faille sur l’Etat, le Parti communiste et ce qui se présentait comme le «leadership historique». De l’autre, le «mauvais» camp – contre-révolutionnaire et impie – aligné sur le gouvernement des Etats-Unis – «l’ennemi historique» – et sur la «mafia de Miami». Les premiers avaient l’insigne privilège de participer à un projet historique stratégiquement irréfutable, bien qu’il pouvait tactiquement être perfectionné. Quant aux seconds, ils faisaient face à seulement deux destins: la prison ou l’exil.
Cela commença à changer lorsque la chute du Mur de Berlin emporta avec elle non seulement la base économique du modèle cubain – un afflux sans précédent de subsides soviétiques – mais également les référents idéologiques d’un monde meilleur. Cherchant à sortir d’une crise terrible, dénommée par euphémisme «période spéciale», le gouvernement s’est vu contraint de limiter le contrôle qu’il exerçait dans le domaine économique ainsi qu’à autoriser l’entrée au casino de trois joueurs gênants: le marché comme mécanisme d’assignation des ressources, internet comme plate-forme d’informations et de communication, les émigrés comme soutiens des économies familiales [par envoi de devises] ainsi que du secteur externe toujours éreinté. Plus tard, à mesure que l’on progressait dans le XXIe siècle, la biologie s’est chargée de faire sortir du scénario politique celui qui avait été durant un demi-siècle son acteur le plus important: Fidel Castro. Finalement, en 2015, un président nord-américain liberal, Barack Obama, décida que l’affrontement était stérile et initia un rapprochement diplomatique de deux ans, lequel montra à la société cubaine l’autre visage d’une relation et plaça l’élite dans une position particulièrement gênante.
Evidemment, ce processus a impliqué une redistribution de fractions de pouvoir. Et, en conséquence, la société a commencé à faire naître un processus de diversification idéologique et culturel faisant apparaître de nouveaux camps et tendances politiques. L’exigu espace public cubain est aujourd’hui traversé de nombreuses identités existentielles qui visent à se constituer en identités politiques (ethnico-culturelles, de genre, locales, etc.), alors qu’en parallèle les camps préexistants se contorsionnent de façon à faire apparaître des manifestations de la topographie classique gauche-droite.
Ces camps politiques larvés évoluent toutefois au milieu d’un système totalitaire en débandade – qui fait toujours moins appel au cœur des sujets et toujours plus à leur obéissance – et ils sont toujours plus otages de la mesquinerie binaire loyauté/déloyauté politique vis-à-vis du gouvernement. En conséquence, ces camps politiques tendent à se manifester d’une façon erratique, sans capacité d’articuler des discours structurant de la réalité même qu’ils envisagent de modifier. Les idéologies ne se distinguent pas en raison du caractère systématique de leurs idées accumulées, mais plutôt en raison leur capacité à interpeller la société et à former des subjectivités. En l’absence d’une telle capacité, les idéologies restent larvées et sujettes à des évolutions narcissistes. Ce qui les empêche de mûrir en tant qu’interpellations idéologiques – concernant l’existant, le bien et le possible – qui informent la société cubaine et lui permette de choisir démocratiquement des modèles pour son avenir.
Les nouveaux acteurs
Nous pouvons affirmer que le signe le plus intéressant de la sociologie politique cubaine actuelle réside dans l’apparition de nouveaux camps et acteurs politiques, plus complexes et sophistiqués. Ces acteurs peuvent être appréhendés de multiples manières, par exemple par leurs positionnements idéologiques systémiques (droite, gauche…) ou sectoriels (féministes, éthnicistes, écologistes…). Il est toutefois indéniable que ce qui les ordonne tous – il ne peut en aller autrement dans un système à forte vocation totalitaire – tient à leur degré d’alignement vis-à-vis du Parti/Etat. En suivant cette logique, et schématiquement, il est possible d’identifier trois camps définis par leurs positionnements face au gouvernement: l’officialisme, l’opposition et le réformisme.
Le camp «officialiste», par exemple, a traversé une hémorragie notable et l’on peut repérer en son sein des positions différentes qui rappellent, d’une certaine manière, sa restructuration en 2009, lorsque les militaires, les technocrates et les bureaucrates du Parti ont serré les rangs afin de maintenir l’unité de l’élite autour d’une cohabitation traversée de soubresauts. Dans un système politique fermé comme l’est celui de Cuba, ces divergences n’affleurent pas en public, elles se manifestent cependant dans les zigzags permanents de la politique sous la direction de Raúl Castro, dont le slogan «sans hâte, mais sans pauses» révèle l’accord de l’élite en termes de thèmes généraux tout comme les difficultés croissantes pour aboutir à un concert autour de ces détails qui animent la politique en cours.
Le camp opposant a également connu une diversification. Par exemple, sur le plan idéologique, offrant un refuge autant à des groupes sociaux-démocrates progressistes qu’à des franges de droite qui considèrent que le «trumpisme» est une vertu politique. Il en va de même dans leurs méthodes, de façon que si au cours des années 1990 ces groupes adoptaient des formes organisationnelles de parti, elles réunissent aujourd’hui des activistes culturels, des auteurs de blog, des débuts de partis, des réseaux identitaires, etc.
Il est néanmoins probable que la donnée la plus novatrice du scénario politique de l’île tient dans l’émergence d’un camp réformiste que j’ai dénommé ailleurs «critique consenti» afin d’expliquer deux caractéristiques. La première est que ces groupes, à la différence de l’opposition radicale, ne discutent pas la légitimité de l’ordre établi et ont toujours pour objectif de trouver des espaces leur permettant de faire la démonstration de leur accord avec l’officialisme sur tous les thèmes possibles. Mais, à la différence de ce dernier, le réformisme est critique quant à la réalité systémique sur divers aspects, souvent avec une lucidité intellectuelle à laquelle ne parvient aucun des autres camps. Cette ambiguïté le place face à un dilemme éthique permanent, en même temps qu’elle crée un dilemme d’attitude au sein du gouvernement en ce qui concerne la manière de contrôler le diapason critique, sans des actions répressives qui seraient politiquement coûteuses.
Ce genre d’espace politique/intellectuel est commun depuis les années 1990. Lorsque, entre 1990 et 1996, le pays a vécu une période de tolérance par omission, de nombreux groupes et organisations de ce type sont apparus, le plus important étant le Centre d’études sur l’Amérique, victime de la répression du Parti communiste en 1996. Mais ce qui distingue ces organisations de celles d’aujourd’hui, c’est le fait qu’au cours des années 1990, l’immense majorité d’entre elles sont apparues comme instances étatiques ou partidaires non contrôlées. Au contraire, les organisations et groupes actuels sont des plates-formes autonomes, touchées par la répression symbolique (assumée par ses dirigeants) mais sans filiation institutionnelle. Etant donné qu’il n’y a pas d’espaces civils pour ceux-ci, ils agissent dans un espace légal indéfini.
Actuellement, l’espace «critique consenti» le plus important est constitué par la plate-forme Cuba Posible. Il a comme antécédent l’Espacio Laical, une revue critique récente de l’Eglise catholique, dans une conjoncture au cours de laquelle cette dernière testait un nouvel arrangement avec le gouvernement cubain. Suite à la rupture avec la hiérarchie catholique, Cuba Posible a commencé à articuler une sorte de réseau attirant certaines des figures intellectuelles les plus éminentes du pays, dans certains cas des vétérans recyclés de l’époque lointaine de la revue Pensamiento Crítico [qui parut à Cuba de février 1967 et juin 1971] et du Centre d’études sur l’Amérique, dans d’autres, des jeunes qui croyaient encore aux Rois mages lorsque les premiers discutaient de la nécessité de rénover le socialisme.
Cuba Posible résume la plus grande tragédie de la politique cubaine. Bien que cette plate-forme n’ait jamais été directement réprimée – comme c’est le cas de celles de l’opposition – elle a toujours vécu dans l’ombre de la répression symbolique. La classe politique fait ce qui est possible pour la maintenir à distance et pour qu’elle garde le silence, même lorsque rien en elle n’indique une volonté subversive. Sur de nombreuses questions, ses participants sont en accord avec l’Etat, et lorsque c’est le cas, ils font tout pour souligner cet accord. Parmi eux on trouve des intellectuels d’envergure qu’il est utile d’écouter, qui n’aspirent pas à un changement politique radical, mais plutôt à un aggiornamento systémique. Ils ne crient pas, ils ne font que murmurer. Les prendre en considération et leur ouvrir un espace de communication serait un avantage à maints égards pour le gouvernement lui-même, y compris pour la touche esthétique dont il a sans aucun doute besoin. Mais le système est dur, bien qu’il soit en même temps fragile; il porte en outre la critique en horreur au même titre qu’il méprise ses intellectuels.
Un exemple de cette répression symbolique a consisté en la récente salve politique provenant d’un groupe d’apparatchiks transformés en scribes officieux sur les blogs. Ils ont élaboré une argumentation accusatrice contre Cuba Posible. Ils l’accusent d’être «centriste», reliquat d’un moyen métonymique permettant au gouvernement de s’identifier avec la gauche et lisant toute position critique comme glissement vers la droite. Ils ont élaboré un document portant le titre de «Centrisme à Cuba: un nouveau tour d’écrou vers le capitalisme» et qui constitue l’une des pièces politiques les plus effrontées sur une île où la politique ne se caractérise pas pour son élégance. Permettez-moi de citer – car il est éloquent – un paragraphe de la blogosphère oficial. On y définit le centrisme à Cuba comme une authentique «contre-révolution»: «organisée avec des moyens matériels et humains, qui dispose de forteresses, de dynamiques fluides et d’un fonctionnement articulé, tout comme de larges connexions diplomatiques. Ses participants se retrouvent parmi les invités d’importants visiteurs à Cuba, provenant toujours de pays alliés aux Etats-Unis ou même de Washington. Il se différencie de la contre-révolution traditionnelle parce que, selon la politique obamiste, il a besoin que ses employés interagissent avec l’institutionalité révolutionnaire, ses moyens de communication et ses systèmes académiques. C’est pour cette raison qu’ils se déclarent «de gauche» et nationalistes, mais toujours à distance et contre l’Etat cubain, le Parti communiste et sa tradition anti-impérialiste.»
Sans aucun doute, ce camp réformiste consenti est – dans la conjoncture présente – la variable la plus intéressante du système politique cubain. Si l’Etat cubain ne peut cohabiter avec elle, ce n’est pas parce que Cuba Posible adopte une attitude séditieuse, mais parce que l’élite cubaine n’admet que l’assentiment et un alignement sans faille. Cela requiert une paix sociale indispensable à la reproduction de son projet de pouvoir autoritaire et sa propre métamorphose bourgeoise. Face à une société qui cherche sa place sous le soleil, cette élite plonge dans une crise organique qui semble sans fin. Un terrain, pour reprendre une formule de Gramsci, où «on observe les phénomènes morbides les plus variés». (Article publié dans le numéro de janvier 2018 de la revue Nueva Sociedad, traduction A L’Encontre. Haroldo Dilla Alonso, sociologue et historien cubain, a été entre 1980 et 1996 chercheur et directeur de recherches latino-américaines au Centre d’études sur l’Amérique à La Havane; la revue Nueva Sociedad est liée – non pas nécessairement tous ses articles – à la Friedrich-Ebert-Stiftung)
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