Syrie. Bachar «a transformé l’aide humanitaire en arme de guerre»

Par Benjamin Barthe
et Laure Stephan

Il n’y a que dix kilomètres entre les bureaux des Nations unies dans le centre de Damas et «l’enfer sur terre», l’expression utilisée par le secrétaire général de l’organisation, Antonio Guterres, pour désigner la Ghouta orientale. Mais cette banlieue rebelle de la capitale syrienne, mise au supplice par les bombardements ininterrompus du régime Assad et de son allié russe, pourrait tout aussi bien être à l’autre bout du monde. Depuis avril 2013, date à laquelle les forces progouvernementales ont parachevé son encerclement, quelques dizaines de convois humanitaires seulement sont parvenus aux 400’000 habitants de cette enclave martyre.

Le refus de coopérer des autorités syriennes, passées maîtres dans l’art de jouer avec les nerfs des fonctionnaires internationaux et déterminées à mettre à genoux leurs adversaires, est le principal responsable de cet état de fait. Pas de feu vert de Damas, pas de convoi: c’est la règle d’airain à laquelle sont soumis les humanitaires, dont les efforts sont aussi entravés par l’insécurité sur le terrain et, parfois, des désaccords avec les destinataires de cette aide. Depuis que le pilonnage de la Ghouta orientale s’est intensifié, fin novembre 2017, en prélude à une possible offensive terrestre, le garrot du régime s’est encore resserré. Les camions de l’ONU n’ont reçu la permission de pénétrer qu’une seule fois dans la zone, avec de quoi nourrir pendant un mois 7200 personnes. C’est-à-dire 1,8% de la population.

«C’est rageant de se dire que l’on est incapable d’atteindre des gens qui sont à trente minutes en voiture, nous avons la capacité de faire beaucoup plus», confie Linda Tom, porte-parole du bureau des affaires humanitaires de l’ONU à Damas. «Les Nations unies devront rendre des comptes, elles ont laissé le régime transformer l’aide humanitaire en une arme de guerre», accuse, pour sa part, Mohamed Katoub, membre de la Syrian American Medical Society (SAMS), une ONG d’aide médicale.

Jeudi 22 février, bombes, barils explosifs et missiles ont continué à pleuvoir sur le territoire rebelle, la dernière poche autour de Damas à résister encore aux forces loyalistes. Depuis le début de la semaine, l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) a recensé plus de 400 morts civils, dont une centaine d’enfants. Les groupes armés islamistes qui contrôlent la Ghouta orientale ripostent par des tirs de mortiers sur Damas, qui ont fait 15 morts depuis dimanche selon l’OSDH.

Pusillanimité coupable

Sur le groupe WhatsApp qui relie des médias étrangers aux médecins de l’organisation SAMS, les images de la «monstrueuse campagne d’annihilation» dénoncée par Zeid Ra’ad Al-Hussein, le haut-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, ne cessent de défiler: alignement de cadavres enveloppés dans des linges blancs, immeubles éventrés, rues recouvertes d’une marée de gravats, enfants hagards au visage ensanglanté, ambulances détruites, hôpitaux abandonnés, après avoir été la cible d’un raid aérien, etc.

Mais aussi horrifiés soient-ils, les responsables onusiens restent paralysés. Et leur impuissance n’est pas nouvelle. En 2017, selon un rapport d’OCHA, le bureau des affaires humanitaires des Nations unies, seulement 27% des demandes de convois soumises au gouvernement syrien ont été approuvées (47 sur 172). Ce processus d’autorisation, labyrinthe bureaucratico-sécuritaire dont le régime baasiste a le secret, comporte une dizaine d’étapes, qui permettent toutes les manœuvres dilatoires possibles.

L’échec de l’ONU se fait d’autant plus sentir que depuis un an, les tunnels de contrebande qui permettaient d’atténuer l’impact du siège des troupes pro-Assad, ont été détruits par celles-ci. La plupart des familles, faute de fuel pour faire fonctionner les générateurs, vivent depuis douze mois sans électricité. Elles subsistent avec un seul et maigre repas par jour, composé, dans le meilleur des cas, de quelques œufs, de pain ou d’un légume. Beaucoup d’habitants, terrés dans des caves ou des tunnels, ont pris l’habitude de rester plusieurs jours sans manger pour économiser le peu qu’il leur reste.

Conséquence, le taux de malnutrition s’est envolé en 2017: il est passé, en onze mois, de 2,1% à 11,9% pour les enfants de moins de 5 ans, un chiffre jamais vu depuis le début de la crise syrienne en 2011. Lorsqu’ils ont débarqué dans le village de Nashabiya, le 14 février, au cours du seul convoi autorisé depuis fin novembre, les experts onusiens ont ausculté un enfant de deux ans squelettique, «dont le bras était aussi fin qu’un petit doigt». Selon l’ONU, 36% des enfants de la Ghouta orientale accusent un retard de croissance, un taux plus élevé que dans certains pays d’Afrique subsaharienne.

Beaucoup de ces enfants figurent sur la liste des 700 personnes, gravement malades, qui requièrent une évacuation d’urgence vers un hôpital de Damas. Les établissements de la Ghouta orientale, sous-équipés et dont les produits anesthésiants sont parfois si périmés qu’ils causent la mort de patients, ne peuvent plus rien pour eux. En six mois, la représentante de l’Organisation mondiale de la santé en Syrie a interpellé les autorités à douze reprises sur le dossier. Trente et une personnes ont été autorisées à sortir. Vingt-cinq sont déjà mortes.

Pour beaucoup d’opposants syriens et de sympathisants de leur cause, les agences de l’ONU ont failli. A leurs yeux, celles-ci ne sont pas seulement impuissantes, elles font preuve d’une pusillanimité coupable.

«Pour faire levier, les Nations unies auraient pu menacer de se retirer du pays, affirme un bon connaisseur du milieu humanitaire en Syrie, qui relève que l’aide parvient sans encombre dans les zones sous contrôle du régime. Mais un système s’est installé et les agences de l’ONU sont entrées dans le jeu du régime.» Une autre source humanitaire tempère ces critiques: «Tirer sur l’ONU est un peu facile. Les blocages sur l’aide en Syrie sont les mêmes que ceux que l’on constate sur les questions politiques.»

Au début du mois, le représentant de l’ONU à Damas, Ali Al-Zatari, avait confié son abattement: «La réponse humanitaire est devenue l’otage des combats et des rivalités politiques, ce qui est une honte pour tout le monde.» (Article publié dans Le Monde, daté du samedi 24 février 2018)

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