Marxisme-Histoire. Comment est né «Le Capital» de Marx

Par Marcello Musto

L’ouvrage, qui peut-être plus que tout autre a le plus contribué à changer le monde, au cours de ces 150 dernières années, a connu une longue et très difficile gestation. Marx commença à écrire Le Capital seulement plusieurs années après le début de ses études de l’économie politique. Il avait critiqué la propriété privée et le travail aliéné propre à la société capitaliste depuis 1844; mais ce ne fut qu’après la [première] crise financière de 1857 qui éclata aux Etats-Unis, puis se diffusa en Europe, qu’il s’est senti obligé de mettre ses incessantes recherches de côté pour commencer à rédiger ce qu’il nommait son «Economie».

La crise, les Grundrisse et la pauvreté

Avec l’irruption de la crise, Marx pressentit la naissance d’une nouvelle période de bouleversements sociaux. Et, dès lors, il considéra que le plus urgent consistait à fournir au prolétariat la critique du mode de production capitaliste, fondement indispensable pour son dépassement. C’est ainsi que naquirent les Grundrisse [Manuscrits de 1857-1858, Ed. Sociales, 2011], huit cahiers substantiels abordant les formations économiques précapitalistes et esquissant quelques caractéristiques de la société communiste en soulignant l’importance de la liberté et du développement de chaque individu. Le mouvement révolutionnaire, qu’il croyait devoir être engendré par la crise, resta une illusion et Marx ne publia pas ses manuscrits, conscient de ce qui le séparait encore de la pleine maîtrise de la matière à laquelle il s’affrontait. La seule partie de sa recherche qu’il confia à un éditeur, après une profonde réélaboration du Chapitre sur l’argent, fut Contribution à la critique de l’économie politique [Zur Kritik der politischen Ökonomie], texte qui fut publié en 1859 et qui n’a été l’objet d’une recension que par une personne: Engels.

Le projet de Marx était de diviser son œuvre en six livres. Ces derniers auraient dû être consacrés: au capital, à la propriété foncière, au travail salarié, à l’Etat, au commerce extérieur et au marché mondial. Mais lorsqu’en 1862, à cause de la guerre de Sécession aux Etats-Unis, le New York Tribune licencia ses collaborateurs européens, Marx – qui avait travaillé pour ce quotidien américain durant plus d’une décennie – et sa famille se retrouvèrent plongés dans des conditions de pauvreté terribles, les mêmes dont ils avaient souffert au cours des premières années de leur exil londonien. Il ne disposait plus que de l’aide d’Engels, auquel il écrivit: chaque jour ma femme me dit qu’elle voudrait être dans la tombe, avec les enfants, et, en vérité, «je ne peux lui en faire le reproche parce que les humiliations et les afflictions que nous devons subir sont indescriptibles». Sa situation était si désespérée que, dans les semaines les plus sombres, la nourriture venait à manquer pour ses filles au même titre que pour lui le papier afin d’écrire. Il essaya d’obtenir un emploi dans les chemins de fer anglais. Mais il ne put l’obtenir à cause de sa piètre calligraphie. En conséquence, afin de pouvoir faire face à l’indigence, le travail central de Marx a continué à subir d’importants retards.

L’explication de la plus-value et la maladie du charbon (anthrax)

Malgré cela, durant cette période, dans un très long manuscrit, portant le titre Théories sur la plus-value, il accomplit un examen attentif, minutieux et critique de la façon dont tous les principaux économistes avaient traité, de manière erronée, de la plus-value comme profit ou rente. Pour Marx, à l’opposé, la plus-value constituait la forme spécifique grâce à laquelle se manifeste l’exploitation capitaliste. Les ouvriers passent une partie de leur journée à travailler gratuitement pour le capitaliste. Ce dernier cherche, de toutes les manières possibles, à générer de la plus-value au moyen du surtravail: «il ne suffit pas que l’ouvrier produise en général, il doit produire de la plus-value», autrement dit il doit servir à l’auto-valorisation du capital. Le vol (la soustraction), ne serait-ce que de quelques minutes, de son temps de repas ou de pause implique le déplacement d’une masse considérable de richesse dans les poches des patrons. Le développement intellectuel, l’accomplissement de fonctions sociales, les temps festifs sont, pour le capital, «pure et simple fanfreluche». «Après moi le déluge!» était selon Marx (y compris au regard de la question écologique, qu’il a prise en compte comme peu d’auteurs de son époque) la devise des capitalistes. Même si, après cela, de manière hypocrite, ils s’opposaient à la législation sur les fabriques au nom de la «pleine liberté du travail». La réduction de la durée de la journée de travail, ainsi que l’augmentation de la valeur de la force de travail vont devenir dès lors le premier terrain sur lequel allait se manifester la lutte des classes.

En 1862, Marx choisit enfin le titre de son ouvrage, Le Capital. Il pensait pouvoir rapidement donner une forme définitive à la version entreprise, mais aux vicissitudes financières très dures se sont ajoutés de très graves problèmes de santé, avec l’apparition de ce que sa femme, Jenny, nomma «la terrible maladie», contre laquelle Marx devra se battre pendant des années. Il fut atteint par l’anthrax, une horrible infection qui se manifestait par l’apparition sur toutes les parties du corps d’abcès cutanés et par une furonculose étendue et affaiblissante. Puis, atteint d’un grave ulcère, il fut opéré et «se trouva pendant une longue période entre la vie et la mort». Sa famille fut alors, plus que jamais, au bord du gouffre.

Néanmoins, le Maure – c’était son surnom – s’est ressaisi. Et, jusqu’à décembre 1865, il accomplit la véritable et authentique version de ce qui deviendra son magnum opus. En outre, dès l’automne 1864, il participa assidûment aux réunions de l’Association internationale des travailleurs pour laquelle il rédigea, durant huit années d’intenses activités, les principaux documents politiques. Il étudiait le jour à la bibliothèque [The British Library], pour être au courant des nouvelles découvertes et pouvoir, la nuit, faire progresser son manuscrit. Telle était l’épuisante routine à laquelle Marx se soumit jusqu’à l’épuisement de toute son énergie et à l’exténuation de son corps.

Même s’il avait réduit son projet initial de six livres à trois consacrés au capital, Marx ne voulait pas abandonner le dessein de les publier tous ensemble. Il écrivit à Engels: «Je ne peux me résoudre à donner [à l’éditeur] quoi que ce soit avant que le tout soit devant moi. Quelles que soient les lacunes qu’ils [les manuscrits] peuvent contenir, c’est là la valeur de mes livres: ils constituent une totalité artistique [au sens d’une activité qui fait naître], un résultat obtenu seulement grâce à ma méthode de pas les donner à imprimer avant que je les aie en totalité devant moi.» Le dilemme de Marx – «parfaire une partie du manuscrit et la remettre à l’éditeur ou terminer le tout avant de le publier» – a été résolu par les circonstances. Marx subit une autre attaque d’anthrax plus virulente que toutes les précédentes et fut en danger de mort. Il écrivit à Engels avoir «risqué sa peau»; les médecins lui avaient dit que les causes de sa rechute résidaient dans l’excès de travail et les veilles nocturnes répétées: «La maladie trouvait sa source dans la tête.» Par la suite, Marx décida de se concentrer sur le Livre premier, au cœur duquel se trouve le «procès de production du capital».

Cependant les furoncles continuaient à le tourmenter, durant des semaines entières, Marx fut incapable de rester assis. Il essaya de s’opérer lui-même, il se procura un rasoir bien affilé, et confia à Engels avoir «extirpé cette chose damnée». Cette fois, l’achèvement de l’œuvre n’a pas été retardé à cause de «la théorie», mais pour des «raisons physiques et prosaïques».

Lorsqu’en avril 1867 le manuscrit fut enfin achevé, il demanda à son ami de Manchester [Engels] – qui l’avait sans cesse aidé durant deux décennies – de lui envoyer de l’argent, afin de récupérer «les vêtements et la montre mis en gage au Mont-de-Piété». Marx, qui avait vécu avec le minimum indispensable et sans ces objets, ne pouvait se rendre en Allemagne, où il était attendu pour remettre le manuscrit à l’éditeur.

Les corrections des épreuves se sont prolongées durant tout l’été, et lorsque Engels fit remarquer à Marx que l’exposition de la forme valeur était trop abstraite et que cela «témoignait de la virulence des furoncles», Marx lui répondit: «J’espère que la bourgeoisie se souviendra de mes abcès jusqu’à son dernier jour.»

Le Capital fut publié le 11 septembre 1867. Un siècle et demi après sa publication, il compte parmi les livres les plus traduits, les plus vendus, les plus discutés et débattus au cours de l’histoire l’humanité. Pour qui veut comprendre en quoi consiste vraiment le capitalisme et de même pourquoi les salariés doivent lutter pour une «forme supérieure de société, dont le principe fondamental soit le plein et libre développement de chaque individu», Le Capital est, aujourd’hui plus que jamais, une lecture qui simplement s’impose. (Article envoyé par l’auteur à la rédaction de A l’Encontre. Traduction A l’Encontre)

Marcello Musto est professeur de sociologie à York University, à Toronto. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Ripensare Marx e i marxismi, Ed. Carocci, 2011;  Workers Unite!: The International 150 Years Later, Bloomsbury Academic, 2014; Karl Marx’s ‘Grundrisse’: Foundations of the Critique of Political Economy 150 Years Later, Routledge, 2008; and Marx for Today, Routledge, 2013.

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