Histoire URSS. Une grève ouvrière dans la Russie de Staline. Avril 1932: le soulèvement de Vitchouga (III)

Par Jeffrey J. Rossman

Lundi

Dans la matinée du 11 avril, une poignée de travailleuses qui s’opposaient à la grève se disputèrent une nouvelle fois avec les grévistes qui tenaient un piquet à l’entrée des usines. Il ne fallut pas attendre longtemps avant que la production ne cesse. A 9 heures, environ 2000 grévistes se rassemblèrent sur la place à l’extérieur du soviet de la ville et exigèrent que le meeting du jour commence et qu’une ligne de conduite soit adoptée. La majorité de ceux qui s’exprimèrent étaient des grévistes qui dénonçaient les nouveaux niveaux des rations alimentaires («Nous n’irons pas travailler avant que nos revendications ne soient satisfaites!»), mais plusieurs dirigeants locaux et régionaux du Parti purent s’adresser à la foule [14].

Aux environs de 13 heures, un membre de la commission d’Ivanovo annonça du balcon surplombant la place qu’aucune concession ne pourrait être accordée avant que tout le monde ne retourne travailler. Les grévistes le rabrouèrent («Nous voulons une réponse claire! Qu’allez-vous nous donner?») et ils tournèrent ensuite leur attention vers une tisserande qui raconta sa dernière expérience aux mains d’une administration insensible. Un groupe de travailleurs de Shagov, affirma-t-elle, avaient convoqué le président de la coopérative pour se plaindre des nouvelles rations. Au lieu de répondre à leurs préoccupations, le responsable les congédia avec sarcasmes: «Qu’est-ce donc pour une famine si nous ne mangeons pas encore nos propres enfants?» Il n’est pas surprenant que ce que l’ouvrière raconta suscita de nouveaux cris d’indignation.

Plus tard, dans son discours aux grévistes, Korotkov se moqua du responsable corpulent d’Ivanovo: «Les camarades n’ont rien fait de bon. Regardez-le (je pointai en direction du camarade de la province). Il est bien nourri alors que nous et nos familles sommes affamés. Pourquoi ne devrions-nous pas lui crier dessus? Ils s’en sortent et ne sont pas aussi épuisés que l’ouvrier.» Un témoin affirma que Korotkov menaça d’user de violence contre le fonctionnaire – «Faisons-le partir! Qu’on le fasse quitter la tribune! Nous devrions le réduire en pièces!» – et appela la foule à se rendre à l’usine de construction de machines pour y faire une nouvelle tentative d’encourager ses ouvriers de joindre le mouvement de grève. D’autres discours enflammés suivirent et les grévistes manifestèrent leur colère en ignorant les appels à l’ordre et en refusant que d’autres fonctionnaires puissent leur parler.

Finalement, le président adjoint du comité exécutif du soviet du district, Smirnov, parvint à gagner l’attention de la foule en proposant qu’une commission soit élue «pour résoudre le conflit». Il passa ensuite la tribune au fonctionnaire d’Ivanovo, qui s’exprima sur un ton conciliateur et remarqua qu’une telle commission pourrait enquêter sur les organisations locales d’approvisionnement alimentaire. Essayant de faire appel aux sentiments de la main-d’œuvre majoritairement féminine, il annonça également que les crèches, dont les installations laissaient beaucoup à désirer, soient aussi passées en revue.

Une longue discussion s’ensuivit, mais les grévistes ne parvinrent pas à franchir le gouffre d’hostilité qui les séparait de leurs supérieurs: «Plusieurs orateurs», notait l’OGPU dans son rapport, «insistaient pour que les propositions mises en avant par les représentants des organisations du Parti et du soviet ne soient pas acceptées et que [les ouvrières] ne retournent pas travailler jusqu’à ce que [leurs] revendications soient satisfaites.»

Une suggestion que les grévistes envoient une délégation à Moscou – avancée par Vorkuev, le secrétaire du comité de district récemment «rétabli» – fut aussi rejetée [15]. Profondément méfiantes, les ouvrières craignaient qu’il s’agisse simplement d’une tentative visant à décapiter leur mouvement. Après s’être battues si durement ensemble, elles ne voulaient pas être divisées en dehors de tout résultat concret. «Nous allons faire en sorte que tout le monde cesse de travailler», déclarèrent les grévistes et «nous discuterons de tout ensemble.»

Staline et Kalinine

Convaincus que les bureaucrates locaux et régionaux ne feraient rien d’autre que les trahir, les grévistes décidèrent d’envoyer un télégramme à Mikhaïl Kalinine. Après une pause suffisamment longue pour qu’un groupe se rende à l’usine Nogine afin de faire sortir des ateliers des ouvrières non-grévistes, la foule a élu une commission composée de trois femmes et de deux hommes, qui se retira rapidement dans les bureaux du comité exécutif du soviet de district afin d’y rédiger un appel. Il semble qu’il y ait eu des désaccords quant à sa formulation, car les membres masculins passèrent la main et durent être remplacés. La commission recomposée remplit toutefois sa tâche, retourna sur la place et soumit le texte à la foule. (Smirnov du comité exécutif du soviet de district, qui avait une voix forte et dont il semble que les ouvrières lui témoignaient une plus grande confiance qu’aux autres fonctionnaires, fut assigné à le lire à haute voix.) A 19 heures, les grévistes décidèrent par un vote de transmettre l’appel à Moscou. Alors que les membres de la commission se dépêchèrent vers le bureau de poste afin de remplir leur mission, des orateurs encouragèrent leurs compagnons grévistes à rester fermes jusqu’à satisfaction de leurs revendications. La foule se dispersa peu à peu.

Explicite, concis et dépourvu de slogans, le télégramme soulignait que le gouffre séparant les élites régionales des ateliers était si vaste que seule une intervention directe de Moscou pourrait mettre un terme au conflit:

«[A destination de:] Moscou, Kremlin, le TsIK. Suite à la diminution des rations alimentaires, la masse de 15’000 ouvriers est, depuis cinq jours, sortie de ses usines et a cessé le travail. Les masses laborieuses se sont affrontées à la police et aux organes de l’OGPU, au siège duquel un affrontement sanglant – qui a fait plusieurs blessés et des victimes – a eu lieu. Les travailleurs exigent que trois représentants du TsIK viennent immédiatement sur place pour résoudre le conflit actuel. Le travail a été suspendu jusqu’à votre départ. Des ouvriers qui ont fait des discours, un camarade, Iourkine, a été arrêté. Les masses exigent sa libération immédiate.

Signé par: Bol’shakov (usine Shagov n°3), Obukhov, Golubev (usine Nogine), Kostkine (usine Krasnyi Profintern).» [16]

Au cours de la nuit, le «comité de grève» se réunit à nouveau au domicile de la fileuse Surova. Entre-temps, les zones rurales dans lesquelles de nombreux ouvriers vivaient commencèrent à s’agiter. «Demain […] les paysans des villages alentours ont l’intention d’aller à Vitchouga pour exiger du pain», annonça une paysanne qui vendait du lait au bazar. «Nous avons déjà envoyé des délégués à Fediaevo [son village] afin de donner une leçon au président du selsovet [conseil rural]. Le problème est que nous n’avons pas d’armes. Nous devrons y aller seulement avec des fourches et des haches.»

Mardi

Après une nuit de préparatifs hâtifs visant à relancer la production et à miner la solidarité des grévistes, la direction ouvrit les portes des usines de Vitchouga à 5 heures, le 12 avril. Epuisées par une semaine de manifestations, entre 30 et 40% de celles qui devaient prendre l’équipe du matin se présentèrent à leur poste. Les tentatives d’imposer la grève coupèrent toutefois rapidement ce chiffre par deux. Lors de la deuxième équipe, les niveaux de personnel présents ne dépassèrent pas 15 à 20%. De ce fait, «toutes les rues étaient remplies d’ouvrières agitées».

Indépendamment de la faible présence d’ouvrières dans les usines, les autorités commencèrent à reprendre la main: Kotsen ordonna aux centaines de policiers sous ses ordres d’appliquer un couvre-feu de nuit; Kaganovitch, qui arriva à 9h30, fit en sorte qu’ils encerclent la ville afin de l’isoler du monde extérieur; et des dizaines d’agents de l’OGPU procédèrent à la sécurisation de la propriété étatique, infiltrant la foule et combattant «l’humeur gréviste» dans les fermes collectives du district. En bloquant tous les accès à la ville, les autorités rendirent plus difficile, involontairement, aux directions d’usine le rétablissement de la production, mais cela empêcha également aux partisans du mouvement de grève de l’OII – autant les ouvriers que les paysans – d’atteindre sa capitale.

Malgré la démonstration de force, il était désormais trop tard pour que les autorités isolent complètement les grévistes, ainsi que le remarqua Kaganovitch dans son rapport à Staline: «Les grévistes de Vitchouga étaient en contact avec d’autres districts. Ils y destinaient des lettres et y envoyaient des représentants. De leur côté, des gens venaient à Vitchouga en groupes importants d’autres usines et districts – “afin d’étudier comme faire cela”. Le jour de notre arrivée, le 12 avril, des dizaines de visiteurs portant des serviettes déambulaient dans Vitchouga. Tous furent présents lors de notre discours au club. Il y avait beaucoup de cheminots parmi la foule.» Comme si l’implication du secteur des transports n’était pas suffisamment alarmante, il fut rapporté que certains grévistes faisaient de l’agitation parmi les paysans [17].

Encouragés par le soutien venant des localités voisines, les ouvriers de Vitchouga persévérèrent. Une inversion des événements des premiers jours de la grève se produisit: une foule d’ouvrières de Nogine et de Krasnyi Profintern marchèrent vers le combinat Shagov afin de tenter d’imposer la grève. Bien que des communistes et des membres du Komsomol bloquèrent les accès à deux usines de Shagov, des agitateurs pénétrèrent dans l’usine n°3, dont les ateliers se vidèrent pour la deuxième fois en cinq jours. Certaines grévistes, entre-temps, réagirent à une rumeur selon laquelle Iourkine avait été libéré et qu’il se dissimulait dans son appartement en se dirigeant vers le village proche de Gol’chikha. Avant de partir, toutefois, elles se jurèrent de retourner au poste de police et aux locaux de l’OGPU si elles ne le retrouvaient pas.

Affiche datant de 1929, lors du lancement du premier plan quinquennal. Les boucs émissaires désignés sont dans l’ordre les propriétaires terriens, les koulaks (qui ne possédaient souvent qu’une ou deux vaches), les capitalistes, les Russes blancs, les mencheviks, les popes et les alcooliques. En 1932, les grèves traduisent le profond mécontentement de secteurs de travailleurs et travailleuses, anciens et nouveaux.

Désireux de jauger l’humeur des ateliers, Kaganovich passa la première partie de la journée à rencontrer des groupes d’ouvriers de l’usine Nogine qui s’étaient présentés à leurs postes. Il était accompagné de trois notables: d’Isidor Liubimov, le commissaire pour l’industrie légère de l’URSS et ancien président du comité exécutif du soviet régional d’Ivanovo-Voznesensk; de Korotkov du trust textile d’Etat et d’Ivan Nosov, chef du comité du Parti de l’OII. Le fait qu’aucun représentant des syndicats n’accompagnait Kaganovitch constitue toutefois une illustration révélatrice de la hiérarchie institutionnelle. [La présence de ces dirigeants, les rapports faits à Staline indiquent l’importance socio-politique de ce mouvement de grève, au moment où est conçu (1928) le premier plan quinquennal qui sera mis en œuvre entre 1929 et 1933, avec un accent important sur la production militaire.]

Bien que les ouvrières que Kaganovitch rencontra s’étaient tenues à distance de la grève, nombreuses étaient celles qui sympathisaient avec les revendications portées par leurs collègues (plus radicales) dans les rues. Plus tard, Kaganovich résuma ses impressions à Staline: «Nous avons écouté attentivement, et les ouvrières qui se sont exprimées se sont plaintes du scandale des réserves. Une fraction des ouvrières crièrent hystériquement. Mais il n’y a pas eu de pression forte pour le maintien de la [ration] de 16 kilos. Le mécontentement tournait autour de plusieurs points délicats, et la pénurie était principalement le résultat du cafouillage des organes locaux.» Il est important de souligner la remarque méprisante au sujet des femmes dont les griefs, typiquement, furent pris moins au sérieux lorsqu’ils étaient exprimés d’une manière plus émotionnelle.

Alors que Kaganovitch tentait de gagner la main-d’œuvre, les dirigeants de la grève répliquèrent par une agitation de leur cru. Une fois qu’ils eurent échoué d’empêcher toutes les ouvrières de la première équipe de l’usine Nogine de prendre leurs postes, Obukhov tenta de décrédibiliser les visiteurs de Moscou. «Cela ne sert à rien d’écouter» Kaganovitch et Liubimov, affirmait-il, car «le premier» était Arménien alors que «le second» était Juif [18].

Malgré cette agitation, environ 1000 ouvrières se rassemblèrent sur la place proche du soviet de la ville pour écouter parler Kaganovitch. Aux environs de 11 heures, un fonctionnaire sortit du comité exécutif du soviet de district et annonça que le meeting se tiendrait à l’usine Nogine. La foule se dirigea là-bas, mais les entrées étaient fermées et la police refusa de les laisser entrer. Plusieurs femmes paniquèrent après qu’elles aient été rabrouées par des gardes armés, mais Korotkov les rassura: «n’ayez crainte, ils ne tireront pas». Alors que la foule grandissait, certains devinrent impatients. Au bout d’une heure, toutefois, Kaganovitch termina sa réunion à l’intérieur de l’usine et se présenta pour faire face à la foule anxieuse de 3000 à 4000 grévistes.

Incapable de se faire entendre de là où il se tenait, Kaganovitch mena les travailleurs à un club situé à proximité, des escaliers duquel lui et Liubimov parlèrent pendant 10 minutes. Ils justifièrent dans leurs commentaires la réduction des rations, expliquèrent pourquoi la grève était «la mauvaise voie» à suivre et condamnèrent nettement les attaques contre les institutions soviétiques ainsi que les incidents d’agressions et de coups contre certains travailleurs et cadres. Après avoir fait la promesse que les plaintes seraient traitées au sein de chaque entreprise et lors d’une conférence de ville spéciale, ils appelèrent les grévistes «à se disperser et à reprendre le travail».

Bien que les ouvrières traitèrent Kaganovitch et Liubimov «avec respect» et «écoutèrent très attentivement» leurs remarques, plusieurs tentèrent de répondre à leur manière. Kaganovich dénonça toutefois la tentative de «conduire un meeting et une discussion dans la rue» et partit rapidement. Epuisées par toutes les manifestations et plus ou moins satisfaits de ce que leurs préoccupations seraient prises en compte, les grévistes «se dispersèrent rapidement». L’impact de l’apparition des dignitaires de Moscou – ainsi que leur démonstration de force – est rendu évident par les rapports qui indiquent qu’entre 65 et 85% des ouvrières prévues pour l’équipe de nuit, y compris Korotkov, se présentèrent à leurs postes.

Leurs remarques sévères ayant marqué un tournant dans la crise, Kaganovitch et Liubimov s’employèrent rapidement à mobiliser la base du Parti, envoyant des plénipotentiaires dans les usines et des agitateurs dans les baraques ouvrières et firent en sorte que les ouvrières et les déléguées expriment leurs plaintes dans des assemblées étroitement surveillées. Ce même soir, ils présidèrent personnellement deux réunions de ce genre à la Krasnyi Profintern, auxquelles participèrent plus de 1000 ouvrières, où ils promirent une amélioration du fonctionnement des agences de ravitaillement et recueillirent les demandes de membres individuels de l’audience. Ils se rendirent par la suite à une session spéciale du comité de district du Parti, où ils reçurent des informations des secrétaires de cellules du Parti et de leurs propres plénipotentiaires.

Mercredi

Il était prévu que les usines de Vitchouga fassent pause le 13 avril, de telle sorte que les membres de la commission Kaganovitch passèrent la journée à présider des assemblées du Parti et à faire de l’agitation dans les baraques et les maisons des ouvriers. En outre, ils appelèrent à une assemblée générale de l’usine de construction de machines dont les ouvriers s’étaient tenus à l’écart de la grève. Ils réagirent bien aux discours de Nosov et Kaganovitch.

Kaganovitch présida également une réunion du comité régional du Parti, dont la plupart des membres étaient encore à Vitchouga.

Officiellement, «tout va bien dans l’agriculture»

Dans son discours, Kaganovitch fournit sa vision sur «l’essence de l’événement» qui venait de se dérouler et appela à l’identification et à l’arrestation des «initiateurs». Malgré les «succès» du Parti, tel que l’élimination du chômage, il remarqua que les «difficultés» économiques actuelles rendaient nécessaire une réduction du niveau des rations. En même temps, les «insuffisances» de l’administration locale – y compris le gaspillage d’aliments, une politique de distribution impassible, une dépendance excessive envers les agences centrales de ravitaillement ainsi qu’une indifférence aux besoins des enfants – étaient entièrement responsables des troubles.

Dans son procès-verbal, le comité régional du Parti indiqua clairement qu’il avait entendu le message venant des ateliers. Après avoir condamné le fonctionnement des agences de ravitaillement, il leur ordonna de distribuer des rations plus tôt au cours du mois. Il envoya des instructions aux fournisseurs provinciaux d’accroître les allocations pour le district. Il demanda que les installations scolaires et de soins aux enfants honorent les engagements existants sur les rations, donnent aux travailleurs urbains le droit de cultiver des lopins de terre inoccupés près de la ville. Il exigea que les organisations locales élaborent des projets visant au développement de «ressources supplémentaires» (y compris l’élevage de lapins et de porcs, l’agriculture de banlieue et des «bazars soviétiques») et confirma que le commissariat du peuple à l’industrie légère ouvrirait un magasin en ville dans un avenir proche. De manière significative, le comité régional du Parti appela également les autorités à tous les niveaux – y compris le centre – de revoir leurs politiques en matière «de jardins potagers indépendants pour les travailleurs», «le système d’agriculture de banlieue» ainsi que «les normes de ravitaillement en pain pour les grandes familles». Etant donné que ces recommandations sont similaires aux politiques qui seront bientôt mises en place par Moscou afin d’améliorer le ravitaillement des villes en nourriture, il semble bien que la vague grève dans la région aura des ramifications nationales.

Jeudi

Dans la matinée du 14 avril, Kaganovitch informa fièrement Staline que «la première équipe travaille normalement» et que les ateliers étaient remplis à «près de 100%». En outre, le niveau d’absentéisme était «plus bas que d’habitude». Tout se passa également en douceur avec les deuxième et troisième équipes. En effet, le seul incident qui fut rapporté ce jour-là fut un «petit contretemps» à l’usine Krasnyi Oktiabr de Kamenka, «mais il a été résolu rapidement».

Kaganovich, Staline, Postyshev et Voroshilov en 1934. En 1932 commençait «la grande famine en Ukraine»

Dans l’après-midi, Kaganovitch supervisa le plénum du comité de district du Parti qui approuva les décrets énumérant les erreurs commises par les organes locaux de l’autorité et relevant de leurs fonctions Vorkuev et le président du comité exécutif du soviet du district, Aref’ev. Deux heures plus tard, Kaganovitch, Liubimov, Korotkov et Nosov participèrent à une réunion conjointe du soviet de la ville et du conseil des syndicats du district, où ils s’adressèrent, ainsi que des représentants des organisations de l’approvisionnement du district, à une audience de 1500 personnes, comprenant des membres des comités de fabrique, des déléguées des femmes ainsi que «des porte-parole des travailleuses» ainsi que 800 délégués des travailleuses qui avaient été élu dans la matinée.

Bien que les ouvrières choisirent de répondre aux orateurs officiels en condamnant soigneusement la grève et les actes de violence commis par ceux qui y participèrent, elles critiquèrent également «le travail abominable des organes locaux de ravitaillement et de commerce». Généralement, les notes envoyées au podium étaient nettes. Elles révélaient, entre autres, que de nombreuses couches de la population, y compris les paysans, les travailleuses du textile et de la construction ainsi que les employés à col blanc trouvaient la situation du ravitaillement «impossible»; que les variations régionales continuaient à susciter l’envie («pourquoi le centre est-il mieux approvisionné que Vitchouga? Les travailleurs sont-ils partout égaux?); que l’hostilité envers les autorités locales, y compris les fonctionnaires du Parti et ceux responsables de l’approvisionnement ainsi que «ceux qui ont tiré contre la foule», était profonde («plutôt que de les poursuivre en justice, pendez-les») et l’approvisionnement de céréales continuaient de mécontenter les paysans. Au-delà du rétablissement des rations, les notes appelèrent aussi à la création d’un bazar à Vitchouga, à la réduction de l’impôt culturel ainsi qu’à ce qu’un remède soit apporté aux doléances personnelles. Un autre demanda de façon émouvante à Kaganovitch: «Avant votre arrivée à Vitchouga, saviez-vous comment et par quels moyens ils ravitaillaient les travailleurs ici?»

Bien que de nombreux avis critiques furent émis, les dignitaires de Moscou inspirèrent encore le respect, ce qui leur permit d’assurer l’adoption de la longue résolution officielle, comprenant quatre sections. La première énumérait les «abus et les carences les plus sérieuses» des organismes d’approvisionnement du district. La deuxième exigeait «une restructuration radicale» de leur fonctionnement, y compris un contrôle de haut en bas de leur personnel, une surveillance rigoureuse par les organes du contrôle ouvrier ainsi que le développement des ressources locales. Soulignant un renversement dans les tentatives durables de «prolétariser» la main-d’œuvre [transfert de paysans vers l’industrie], cette section comprenait également une liste de mesures spécifiques à prendre par le soviet de la ville afin de renforcer les liens des travailleurs avec la terre.

Après avoir énuméré les concessions, la résolution offrit les signes d’obéissance que Moscou demandait. La troisième section, par exemple, approuvait les réductions du niveau des rations, ce qui avait conduit initialement les ouvrières dans la rue. Pourtant, ce qui reflétait une sensibilité encore présente, la résolution soulignait que la mesure n’était que temporaire: «la conférence unifiée considère que […] la réduction temporaire (jusqu’aux prochaines récoltes) des rations de pain […] qui a été introduite suite aux mauvaises récoltes et en raison du besoin urgent d’un prêt de semences aux principales régions céréalières est inévitable et considère que les mesures prises par le régime soviétique pour garantir les ensemencements et les récoltes prochaines des principales régions productrices [de céréales] de l’Union soviétique sont correctes.»

La quatrième section, qui porte les signes les plus manifestes de l’influence de Kaganovitch sur sa rédaction, se concentre sur le soulèvement lui-même. Ceux qui voudraient «tirer profit des difficultés temporaires» pour inciter les travailleurs à la grève, était-il écrit, sont par définition «des ennemis du pouvoir soviétique, des provocateurs et des éléments koulaks» ou des membres «de l’ennemi de classe à l’agonie» dont la «résistance furieuse» a été engendrée par l’industrialisation socialiste et la collectivisation. Ces «groupes de travailleurs individuels» qui usent de la violence sont considérés comme «indignes du titre de prolétaire soviétique». Certes, «l’écrasante majorité des travailleurs» avait le mérite de reconnaître leur «erreur» et retournait travailler. En accomplissant le plan [quinquennal], en embrassant «la compétition socialiste et le travail de choc», en «se rassemblant» autour du Parti et en repoussant d’autres tentatives visant à perturber la production, ils pouvaient «administrer un coup fatal» aux «éléments antisoviétiques» et «rétablir» leurs «glorieuses traditions révolutionnaires». 

Indépendamment de l’utilisation d’un tel langage convenu, le présidium considéra indispensable d’apaiser les ateliers en supprimant certains des passages les plus durs de la résolution, y compris deux qui accusaient virtuellement les grévistes de trahison:

«La conférence unifiée considère que le comportement de cette fraction des travailleurs qui a cédé à la provocation de ces éléments hostiles à la classe ouvrière et au pouvoir soviétique et qui a arrêté le travail dans les usines était nuisible, en essence une trahison de la cause de la classe ouvrière de l’Union soviétique.

[…] Tout travailleur qui cède à ces provocations se tient pour ainsi dire sur la route de la lutte contre le pouvoir soviétique.»

Un autre passage qui fut supprimé est celui qui faisait le serment d’opposer «toute la force de la dictature du prolétariat» contre ces «provocateurs» et «contre-révolutionnaires» qui pourraient pourtant «enfreindre l’ordre révolutionnaire dans les usines soviétiques et en ville». Etant donné la sympathie qui régnait dans les ateliers envers les victimes d’arrestation, l’élimination de déclarations aussi enflammées était chose prudente.                         

A la fin, Moscou obtint toutefois la majorité de ce qu’il souhaitait. Satisfait devant le rétablissement de l’ordre public et sur le fait que les délégués «étaient partis de meilleure humeur», Kaganovich informa rapidement Staline que la conférence «s’était bien déroulée» et qu’il était prêt à rentrer à Moscou.

Bien qu’elles furent flattées par l’attention de Moscou, de nombreuses travailleuses restèrent sceptiques. «Avec l’arrivée des responsables du centre, nous verrons bien comment les choses changeront», chuchotaient certaines une fois la conférence terminée. «Les carences qui ont été révélées, seront-elles éliminées?» Témoignant d’une volonté d’arriver à un compromis et d’une crainte pour leur moyen d’existence, la plupart mirent toutefois leur poing dans la poche et se présentèrent à leur poste le jour suivant. (A suivre, épilogue, conclusion et documents)

____

[14] L’OGPU affirma que ses agents persuadèrent 300 employées de la Krasnyi Profintern (soit environ 4% de la main-d’œuvre) de reprendre le travail ce jour-là. Cela pourrait expliquer pourquoi c’est là que se sont déroulés les affrontements les plus sérieux de la matinée entre grévistes et non-grévistes.

[15] Curieusement, plusieurs ouvriers interprétèrent la proposition de Vorkuev comme un signe de soutien à leurs revendications, en conséquence de quoi ils proposèrent qu’il soit élu au «comité de grève».

[16] Les raisons pour lesquelles les femmes de la commission qui préparèrent le texte ne signèrent pas le télégramme ne sont pas claires. En ce qui concerne ceux qui le firent, Golubev était un wrap drawer de l’usine Nogine, Obukhov un ouvrier de la même entreprise et «trotskiste exclu du Parti» alors que Kostkine était un installateur de l’atelier de machines de la Krasnyi Profintern. 

[17] CARYNYK, Marco, LUCIUK, Lubomyr Y. et KORDAN, Bohdan S. (éd), The Foreign Office and the Famine: British Documents on the Ukraine and the Great Famine of 1932-1933, Kingston, Ontario: Limestone, 1988.

[18] En réalité, l’orateur se trompait: Kaganovich était Juif alors qu’il pensait que Liubimov était Arménien.

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