«Le monde n’a pas connu de crise financière depuis cinq ans. Inutile d’espérer pour autant que nous ayons appris de nos erreurs. Les crises financières viennent de notre refus d’envisager des risques pourtant bien réels.» Voici l’introduction d’un éditorialiste de renom du quotidien économique Les Echos, en date du 16 juin 2017. Un point de vue réaliste, quelles que soient les différences en termes d’explications causales que nous pouvons avoir. (Réd. A l’Encontre)
Nous vivons un moment incroyablement calme de notre histoire. Depuis cinq ans, le monde n’a connu aucune crise financière majeure. Cette accalmie peu visible en ces temps de secousses géopolitiques profondes et de tsunamis numériques n’en est pas moins exceptionnelle. Il faut remonter aux années 1970 pour retrouver pareil moment.
Depuis, krachs petits et grands se sont enchaînés à un rythme infernal. La crise latino-américaine qui a commencé en 1982 au Mexique et au Chili avant de toucher l’Argentine, le Brésil, la Colombie, entraînant la «Década perdida» (la décennie perdue). Le krach d’octobre 1987, avec une chute vertigineuse de Wall Street de 22,6% en une seule journée. L’effondrement des «junk bonds» (obligations pourries), deux ans plus tard, et la faillite de plus de 1500 caisses d’épargne américaines. Puis l’explosion de la bulle boursière au Japon en 1990, qui a plongé le pays dans la déflation. La chute des prix immobiliers en Irlande, en France, au Royaume-Uni au début des années 1990 avec son cortège de faillites bancaires. L’«effet tequila» du Mexique en 1994 qui provoqua l’effondrement du système financier. La grande crise asiatique de 1997-1998 qui poussa les pays d’Asie à accumuler ensuite des réserves de change pour s’assurer que le FMI ne viendrait plus leur dicter des politiques ineptes. Par ricochet, la tempête du rouble russe, qui plomba le fonds new-yorkais LTCM sauvé en catastrophe par la Fed. L’éclatement de la bulle Internet aux Etats-Unis en l’an 2000. La crise du peso en Argentine en 2001 et celle du real au Brésil l’année suivante. Puis l’épisode américain des «subprimes», qui s’amorce en 2006, touche la finance européenne à l’été 2007 et connaît son paroxysme avec la somptueuse faillite de Lehman Brothers en 2008. Et enfin la crise de l’euro qui débute en 2009 et culmine en 2011-2012, jusqu’au moment où le patron de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, promet de faire «tout ce qu’il faudra» pour préserver la monnaie unique. N’en jetez plus!
D’où vient donc cette quiétude financière? Il serait possible de soutenir que nous avons appris de nos erreurs. Et c’est vrai que des milliers de pages de réglementation financière ont été écrites ces dernières années, que des instances ont été créées comme le Conseil de la stabilité financière lancé par le G20, que certaines zones d’opacité financière sont désormais mieux connues, que les banques doivent avoir plus d’argent en réserve et subir régulièrement des tests de résistance.
Inquiétude sur la dette des entreprises
Mais il y a au moins trois raisons de douter de cette courbe d’apprentissage. D’abord, c’est dans la nature humaine que de chercher à éviter la dernière crise et non à empêcher la prochaine. Ensuite, l’argent a coulé à flots des robinets des banques centrales pour éviter un problème de liquidités, ce qui a masqué des faiblesses et aussi sans doute engendré de nouveaux déséquilibres (la politique accommodante menée par la Réserve fédérale américaine après l’explosion de la bulle Internet avait ainsi contribué à la formation de la bulle du «subprime»). Enfin, toutes les crises passées sont venues d’un excès de dette, et le monde n’a jamais été aussi endetté qu’aujourd’hui. D’après les pointages de la Banque des règlements internationaux, l’endettement public et privé dans 44 pays, dont tous les plus grands, atteint 160’000 milliards de dollars, soit 235% du PIB (sans compter les dettes entre institutions financières). Il était inférieur à 200% du PIB à la chute de la maison Lehman Frères. Et le ralentissement mondial de la productivité freine la création de richesse qui permet d’honorer ces dettes. Le directeur général de la BRI, Jaime Caruana, a décortiqué en février le mécanisme qui rend si difficile la prédiction des crises financières: «Chaque crise a été permise par une incompréhension collective qui a créé un angle mort sur le risque.» Walter Wriston, patron de la banque américaine Citibank, est ainsi resté célèbre pour avoir proclamé au début des années 1980 que «les pays ne font pas faillite». Ce qui a empêché de voir la dégradation des comptes des pays latino-américains, pourtant visible dans les statistiques de crédit. «La sécurité ne découle pas automatiquement d’une meilleure information», expliquait dès 1976 Alexandre Lamfalussy, un conseiller de la BRI qui en prendra plus tard la direction.
La tempête asiatique des années 1990 vient d’un autre modèle erroné, formulé par Nigel Lawson. Cet ancien ministre britannique des Finances expliquait qu’il ne faut pas s’inquiéter du déficit courant d’un pays s’il ne se reflète pas dans un déficit public. Inutile, donc, de se méfier des milliards de dollars investis à court terme pour financer les déficits courants des pays d’Asie aux finances publiques saines… même si leur départ massif à la première inquiétude a plongé ces pays dans une crise aiguë. Un même aveuglement a provoqué la crise des «subprimes» («les produits structurés notés AAA ne peuvent pas faire faillite») et celle de la zone euro («un pays avancé ne peut pas faire défaut»). Les experts ne cessent de chercher la source de la prochaine crise. Ils s’inquiètent actuellement de la dette des entreprises des Etats-Unis et des pays émergents, des prêts énormes des banques secondaires en Chine où le crédit aux entreprises a augmenté de 66 points de PIB en une décennie, de la soutenabilité de la dette publique au sud de l’Europe, des encours de crédit aux étudiants en Amérique aussi élevés que ceux du «subprime» en 2007. Au fond, c’est plus facile que de traquer les fausses représentations du réel. (16 juin 2017)
Soyez le premier à commenter