Le texte qui suit est un essai de bilan établi à partir d’un entretien à paraître le 15 janvier 2015 dans le journal Services publics – les nouvelles, organe du Syndicat des services publics auquel, soit dit en passant, il n’est pas interdit d’adhérer.
A la différence du texte à paraître le 15, celui qui suit ne souffrant pas de limites physiques liées à la mise en page, certains arguments et affirmations y sont dès lors plus développées. (P.G.)
Quel bilan d’étape fais-tu des deux mois intenses de mobilisation de la fonction publique?
Il faut juger la situation d’aujourd’hui en prenant la mesure des enjeux globaux. Ceux-ci se situent en termes de milliards de francs, ces milliards de cadeaux fiscaux dont les grandes entreprises espèrent pouvoir bénéficier dès 2019.
C’est en effet pour préparer l’entrée en vigueur de la troisième révision de l’imposition des bénéfices des entreprises, le RIE III [Troisième réforme de l’imposition des entreprises], que le gouvernement a décidé d’attaquer brutalement la fonction publique. Car, afin de pouvoir garantir aux entreprises des baisses de la fiscalité qui pourraient atteindre les mille millions par an, le gouvernement voulait préparer le terrain.
C’est lui qui, sur ordre des Associations patronales, prépare une réduction énorme de l’imposition des bénéfices des entreprises: elle passerait des 24% actuels à 13 ou 13,5%. Le manque à gagner annuel pour l’Etat de Genève pourrait ainsi s’élever à presque un milliard de francs!
Dès lors, comment garantir un fonctionnement un tant soit peu efficace de l’Etat – entre autres dans sa dimension de service public – avec un milliard en moins si ce n’est en augmentant le temps de travail du personnel, en ne remplaçant pas les départs, en généralisant le temps partiel – avec salaire partiel mais une productivité plus élevée – et en facilitant les licenciements ?
Ce sont ces mesures structurelles que le Conseil d’Etat voulait instaurer au plus tard début janvier 2016. Or, et c’est le résultat de la mobilisation, le gouvernement a été obligé de les suspendre, en tous les cas jusqu’à fin mars. Il en reconnaît de fait le caractère plus que problématique, ce qui lui rendra plus difficile toute tentative de réintroduire ces mesures…
Comment le mouvement a-t-il été suivi dans ton secteur, l’enseignement? Quelles ont été les difficultés rencontrées?
Il a été fortement suivi. Et, fait notable, ce sont surtout des jeunes enseignant·e·s qui ont été les plus actifs dans l’organisation du mouvement.
Durant les grèves, les salles des maîtres sont devenues de véritables ruches: on y débattait, on organisait la participation à la manifestation de l’après-midi, on y confectionnait des panneaux, on décidait des lettres aux parents. Toutes et tous ensemble d’ailleurs: enseignant.e.s, certes, mais aussi les assistant·e·s sociaux.les, les psy’s et, surtout, les membres du personnel administratif et technique. Cette prise d’initiatives, cette dynamique de prise en charge collective de la lutte contribue à créer un sentiment de force, de confiance.
De plus, la fréquentation massive des assemblées a permis aussi de sortir de l’indignation sélective – celle qui se réduit à son lieu de travail, à son domaine – pour prendre en considération les problèmes d’autres catégories du personnel et les raisons communes qui poussent des enseignant.e.s et des flics, des aides soignant·e·s et des taxateurs et taxatrice, des «sociaux» et des bibliothécaires à lutter ensemble.
C’est l’acquis de cette première phase de notre lutte et il ne faudra pas le galvauder car, compte tenu des enjeux, l’inscription de notre mouvement dans la durée et son élargissement seront indispensables.
Certes, sept jours de grève représentent un gros effort, y compris émotionnel. Au bout d’un moment, la fatigue s’installe. A cela s’ajoutent les difficultés à reprendre en main les classes après des jours de grève. C’est un problème réel.
Mais, en même temps, cela préfigure ce que pourrait être une école dans laquelle, faute de moyens et de temps, et en vertu de l’augmentation des heures de travail, le temps passé auprès des élèves serait réduit: la logique disciplinaire deviendrait la règle, prenant le dessus sur toute autre considération, pédagogique, intellectuelle, didactique, sociale…
Comment évalues-tu le protocole d’accord signé avec le Conseil d’Etat? Qu’en disent les collègues de ton secteur?
Je le disais au début, c’est à la lumière des enjeux qu’il faut évaluer les choses. Or, cet accord exprime un recul partiel du Conseil d’Etat sur deux points. D’un côté, il admet, par écrit, que de nouvelles sources de revenus – des impôts donc – pourraient être prises en considération pour financer les services publics et les prestations à la population. Pour un gouvernement qui a fait du refus de tout nouvel impôt sa ligne de conduite, ce n’est pas peu. Ensuite, on en a déjà parlé, il a été forcé de suspendre les mesures structurelles qu’il voulait voir entrer en vigueur déjà maintenant.
C’est important de comprendre la portée de cette suspension, même si, dans les faits les règlements actuels cachent des situations bien plus tendues sur le terrain.
Prenons l’exemple des 40 heures. Certes, l’augmentation du volume de travail oblige déjà les gens à travailler, de facto, plus de 40 heures, peut-être même 42. Sauf que, si la durée du temps de travail était élevée à 42 heures, ce sont peut-être 44 ou 45 les heures que les personnes salariées devraient accomplir dans les faits.
De même, pour les enseignant·e·s de la division primaire, le passage aux 42 heures se traduirait par une baisse de salaire. En effet, comme l’a confirmé la cheffe du Département de l’instruction publique [Anne Emery-Torracinta, membre du Parti socialiste], puisqu’on ne pourrait pas augmenter le temps des élèves –l a semaine de 28 périodes – les enseignant·e·s ne pourraient pas assurer 29 périodes d’enseignement, l’équivalent de 42 heures, par semaine. Par conséquent, leur salaire serait amputé dans les mêmes proportions.
Sans être celui qu’on aurait souhaité, cet accord est le résultat du rapport de force actuel: d’un côté un mouvement très fort et de l’autre un gouvernement dont la dureté résulte de la pression qu’il subit de la part des organisations patronales, du 98 de la rue de Saint Jean [«logement» de la Fédération des entreprises Romandes]. Pour ces dernières, toute concession remettrait en cause l’ampleur des cadeaux fiscaux aux entreprises prévus par la RIE III.
Quelle suite pour la mobilisation, pendant et après les négociations avec le Conseil d’Etat?
Le Conseil d’Etat semble ne plus être maître à bord laissant le Parlement improviser au jour le jour au gré des majorités de circonstance qui s’y dessinent. Certes, cela fait aussi partie d’un jeu de rôles, le gouvernement se cachant derrière les compétences du Parlement pour ne pas avoir à décider, quand cela l’arrange.
Mais en même temps, la situation de ce début d’année est bien plus complexe. Fin décembre, c’est une seule députée sur les 96 présent·e·s lors du vote, qui a accepté le projet de budget déposé par le gouvernement. En d’autres termes, celui-ci a fait l’unanimité contre lui. C’est l’expression d’une crise politique majeure.
Or, Genève sans budget signifie aussi impossibilité de garantir les investissements, ces précieuses prébendes destinées à ces patrons si prêts à s’ériger par ailleurs en apôtres de «l’Etat svelte». Les pressions pour l’adoption d’un budget vont donc être énormes et fort contradictoires, avec la majorité «bourgeoise» [droite explicite en Suisse] prête à couper massivement dans les dépenses sociales et les coûts du personnel.
D’où l’importance de continuer à occuper le terrain. Pour négocier il faut s’appuyer sur la mobilisation, seule garantie de résultats.
Partant, il est indispensable de se continuer à se réunir, dans les services, sur les lieux de travail, pour établir non pas des propositions de mesures d’économie qui pousseraient à la division entre nous, mais des cahiers de doléances qui expriment les besoins, en termes d’effectifs, d’infrastructures, de matériel, indispensables pour garantir le respect du mandat constitutionnel qui est fait aux services publics.
En ce sens, il faut aussi saisir un autre élément nouveau: pour la première fois, l’encadrement, c’est-à-dire les directeurs – d’institutions du social, d’écoles ou encore des secteurs subventionnés –, ne se situe pas d’emblée du côté du Conseil d’Etat. Bien au contraire! C’est pourquoi, il ne faudra pas se tromper d’adversaire.
Face aux jeux du hasard parlementaire et surtout à la prétention du patronat de s’accorder un milliard de francs par an de cadeaux fiscaux, le maintien et le renforcement d’une mobilisation large et solidaire contre les vrais privilégiés que sont les actionnaires et les millionnaires reste le seul véritable antidote ! (P. Gilardi, 9 janvier 2016)
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