A propos de l’expérience vénézuélienne

Maduro présente en décembre 2016 la Constitution de 2009. Elle doit sauver qui et quoi et, surtout, être mise en oeuvre par qui?
Maduro présente en décembre 2016 la Constitution de 2009. Elle doit sauver qui et quoi et, surtout, être mise en oeuvre par qui?

Par Marc Saint-Upéry
et Fabrice Andréani

Difficile, par les temps qui courent, de se concentrer sur autre chose que sur la nécessaire résistance aux incroyables infamies concoctées par la crapule hollando-valsienne. Même pour nous, latino-américanistes ou militants intéressés par l’Amérique latine, les interrogations sur la crise des régimes «progressistes» en Amérique latine tendent forcément à passer au second plan. Reste qu’à un moment ou un autre, il faudra y revenir. D’où ce message et son contenu, à propos de l’expérience vénézuélienne.

La débâcle économique, sociale et maintenant électorale (le 6 décembre 2015) du chavisme suscite dans les milieux de la gauche radicale ayant eu quelque sympathie pour le processus bolivarien sans pour autant avoir perdu tout sens critique un silence embarrassé ou bien des rationalisations vaseuses a posteriori. Dans ces conditions, il est difficile d’avoir le moindre débat sérieux et informé sur le bilan comptable et politique de cette expérience.

Or il est clair que ce débat, beaucoup de gens ont intérêt à ce qu’il n’ait pas lieu: cela dérangerait trop de positions institutionnelles bien établies, de raisonnements paresseux et de réflexes idéologiques en pilotage automatique. C’est clair en ce qui concerne les antichavistes forcenés et contempteurs génériques du «populisme» du côté de la droite et des sociaux-libéraux; pour ces gens-là, la messe est dite, le chavisme était une «dictature» aberrante portée par les passions mauvaises de la populace et la «transition démocratique» est désormais en marche, point. C’est également clair, nous allons le voir un peu plus bas, pour le dernier réduit des chiens de garde inconditionnels du chavisme-madurisme en France.

Enfin, dans le spectre du soutien plus ou moins partiel, lucide ou critique au processus bolivarien, prévalent aussi un certain nombre de mythes pieux répercutés de façon peu imaginative et sociologiquement assez naïve: «Maduro a dilapidé l’héritage de Chávez», «le comandante prônait un ‘‘golpe de timón’’ [coup de gouvernail] pour redresser le cours de la révolution, mais il n’a pas été écouté», «la défaite du chavisme d’État ne remet nullement en cause la dynamique du chavisme populaire», etc.

Ce que Fabrice Andréani – doctorant en fin de thèse en Science politique, excellent connaisseur du Venezuela ayant effectué de longues années de terrain au Venezuela et en France sur les milieux bolivariens internationaux – et moi-même avons donc essayé de faire l’article présenté ci-dessous (sans doute trop court pour faire justice à la complexité du problème, mais telle est la loi de la presse papier) et publié dans le mensuel CQFD, c’est précisément commencer à rompre avec cette conspiration des orthodoxies chavistes et antichavistes, superficiellement antagonistes mais en réalité profondément complices dans l’organisation du grand spectacle «Chávez: pour ou contre?», avec tous ses effets spéciaux bon marché destinés à épater les gogos.

PS: Il est important de savoir que les sources fondamentales de nos analyses, outre nos propres observations de terrain, sont les publications des divers courants de la gauche vénézuélienne, y compris de courants chavistes. Il n’y avait pas la place dans un texte de 9000 signes pour convoquer toutes les citations pertinentes ou farcir le texte de notes de bas de pages fastidieuses, mais le fait est que rien qu’en utilisant le célèbre site bolivarien Aporrea, on pourrait faire un magnifique florilège de critiques féroces du régime chaviste auprès desquelles notre article risquerait d’être taxé d’indulgence et de timidité coupables.

Malgré cela, notre texte a suscité une levée de boucliers furibonde auprès de la petite clique stalino-bolivarienne française. Pratiquement dès sa mise en ligne sur le site de CQFD, un courageux anonyme signant ML (au vu de ces initiales et à la lecture de son texte, la plupart de mes lecteurs devineront assez facilement de qui il s’agit) a envoyé un commentaire essayant de discréditer un des auteurs, moi-même (voir le commentaire de ML sur le site de CQFD à l’adresse mentionnée ici,,), à travers des allégations diffamatoires complètement dénuées de fondement – et dont pas une seule ne concerne d’ailleurs le contenu factuel ou analytique de notre article.

J’ai demandé à CQFD de ne pas éliminer ce commentaire [de Maurice Lemoine selon ce que rédaction de Al’Encontre a aisément saisi] du site –comme ils me proposaient de le faire –, mais au contraire de le conserver comme témoignage éclatant de la culture politique mafieuse des clowns tristes du chavisme-madurisme français.

Et je me suis chargé d’y répondre point par point, en en profitant pour mettre les points sur les i sur ce qu’est et ce que devrait être débattre de l’expérience bolivarienne aujourd’hui. Vous verrez, c’est assez instructif, et aussi, d’après certains de mes premiers lecteurs, plutôt divertissant. Bonne lecture et bonne année. (Marc Saint Upéry, 10 janvier 2016)

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«Le Chavisme prend l’eau»

Après les élections de décembre que reste-t-il du chavisme? Le «socialisme du XXI?e siècle» n’aura-t-il été finalement qu’un modèle caudilliste reposant sur un système de rente pétrolière plus ou moins redistributif? Alors que le pays connaît une inflation et une pénurie sans précédent, le chercheur en science politique Fabrice Andreani et le journaliste Marc Saint-Upéry, livrent, pour CQFD, une analyse sans complaisance sur l’histoire «d’une farce à 500 milliards de dollars».

Suivi d’une mise au point: «Venezuela: Derniers aboiements de la clique stalino-bolivarienne française» (CQFD – http://cqfd-journal.org/Venezuela-Le-chavisme-prend-l-eau).

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CMYK básicoLa défaite du chavisme aux élections législatives du 6 décembre dernier s’inscrit dans un contexte de crise économique et sociale sans précédent et d’autoritarisme gouvernemental croissant. Malgré un taux de participation de 75?%, l’abstention des secteurs populaires jadis adeptes du régime a coûté à la majorité sortante environ 2 millions de voix. Multipliant par deux quasi systématiquement les scores de cette dernière dans les plus grandes villes et victorieuse dans bon nombre de ses fiefs «historiques», l’opposition rafle 112 sièges de députés sur 167, avec environ 55 % des voix. C’est là l’effet boomerang d’un système ultra-majoritaire mis en place par un Parti Socialiste Uni du Venezuela (PSUV) qui se croyait éternel. Désormais, la Table de l’Unité démocratique (MUD), la coalition qui compose la nouvelle majorité, aura la possibilité de réformer la Constitution ou de convoquer un référendum pour révoquer le mandat du président Nicolás Maduro.

D’après les thuriféraires du régime, ce dernier est victime d’une «guerre économique» menée par «la bourgeoisie» et «l’Empire» – avec la complicité «des médias»: un remake version 2.0. du coup d’État contre Salvador Allende au Chili en 1973.

L’analogie pouvait encore faire sens pendant la crise politique des années 2002-2004, lorsque les mobilisations massives exprimaient – sans pour autant l’épuiser – une claire confrontation de classe. Le chavisme, tout à la fois mouvement populaire et coalition instable autour d’un caudillo charismatique – qui s’était illustré par un putsch raté en 1992 contre un président responsable du massacre de milliers d’émeutiers par l’armée lors du soulèvement du «Caracazo» de 1989 –, défaisait alors tour à tour un coup d’Etat et un lock-out pétrolier ouvertement appuyés par Washington. Mais l’enlisement fatal d’une bureaucratie qui a multiplié, depuis 2007, les vexations contre les ouvriers, les employés, les paysans et les indigènes les plus indomptables, ne relève d’aucun «complot».

Le cercle vicieux d’inflation et de pénurie que subit le Venezuela depuis plusieurs années [1] découle avant tout des pratiques économiques mercantiles – y compris au sein la nomenklatura bolivarienne – dans un système mono-producteur de pétrole qui importe peu ou prou tout ce qu’il consomme en dehors de l’énergie. Nombre d’entreprises du secteur privé, pour s’adapter aux contrôles des prix et des changes [2], surfacturent à la revente les biens importés grâce aux pétrodollars octroyés par l’État, ou jouent directement sur les taux de change [3]. D’aucunes retiennent leurs stocks en prévision de futures hausses de prix, et alimentent la contrebande à l’intérieur du pays et aux frontières en revendant leurs marchandises sous le manteau. Chacune de ces opérations mobilise son lot de (hauts-)fonctionnaires bolivariens corrompus. Ce petit jeu est plus un «moindre mal» qu’une fin en soi pour l’establishment patronal anti-chaviste, qui partage du reste ses marges avec des dizaines de néo-magnats enrichis à l’ombre du pouvoir.

Dans le Venezuela «socialiste», le régime fiscal est resté largement régressif, et la taxation des hauts revenus est même ridicule si on la compare à celle en vigueur dans des pays «néolibéraux», comme la Colombie ou le Chili. Les programmes sociaux en matière de santé, éducation, alimentation et logement, aujourd’hui considérablement amoindris, ont été financés sur les surplus budgétaires exceptionnels consécutifs aux booms pétroliers de 2003-2007 et 2009-2011, gérés de façon complètement opaque. Sous le coup d’une dette exponentielle depuis 2012 – notamment détenue par la Chine –, puis de la dégringolade des prix du brut depuis 2014, le niveau de vie des classes populaires a chuté, après une amélioration aussi spectaculaire qu’éphémère entre 2003 et 2007.

C’est aujourd’hui près de la moitié de la population active, dont des millions de «chavistes de cœur», qui s’adonne au commerce informel et à la contrebande de biens et de devises censées alimenter la prétendue «guerre économique». Or cette stratégie de survie n’est qu’une version misérabiliste de ce qui a été, au côté de l’extorsion pure et simple, la voie royale d’accumulation de capital pour la vaste majorité des dirigeants, le plus souvent militaires, des administrations publiques et des entreprises nationalisées ou «mixtes» – où l’on viole impunément les droits des travailleurs tout en produisant moitié moins que dans le secteur privé. D’après les «chavistes critiques» de l’organisation Marea Socialista [qui s’était affiliée au PSUV, Parti socialiste Uni du Venezuela], sur la bagatelle d’environ mille milliards de pétrodollars rentrés dans le pays sur la période 2003-2013, un petit quart s’est «évaporé» avant même d’avoir été comptabilisé par l’État, et un autre gros quart s’est «perdu» dans l’assignation de devises…

Alors même qu’ils se livraient à ce qu’Aram Aharonian, fondateur de Telesur et partisan du régime bolivarien, ne peut pas s’empêcher de décrire comme «une orgie de pillage des ressources publiques», les gouvernants ont progressivement retourné contre «leur» peuple l’appareil coercitif censé le protéger contre une invasion étasunienne sans cesse fantasmée. Ils l’avaient déjà utilisé en 2014 contre des dizaines de milliers d’étudiants – qui étaient bien loin d’être tous des «putschistes» – en rébellion contre l’autoritarisme politique mais surtout policier. Depuis l’été dernier, sous prétexte de lutte contre la contrebande, et après l’expulsion de milliers de migrants colombiens, les «opérations de libération et protection du peuple» (sic) consacrent l’institutionnalisation à une échelle de masse des razzias policières-mafieuses contre les quartiers populaires, dignes des heures les plus sombres des régimes «néolibéraux» d’antan. Avec en prime un taux d’homicide équivalent à celui de l’Irak et un taux d’irrésolution des crimes de plus de 95 %…

La débâcle du chavisme ouvre-t-elle la voie à une politique revancharde et ultralibérale de la droite? Une bonne partie de l’électorat vénézuélien a plus voté contre le chavisme que pour le programme assez vague de la MUD (Table de l’Unité Démocratique), qui tenait en à peine sept pages. Les dirigeants et les cadres de cette coalition de petites formations – dont aucune ne réunit seule plus de 10 % des voix – tendent à se présenter aujourd’hui comme «sociaux-démocrates», et déclarent vouloir préserver certaines des «misiones» sociales de Chávez, même parmi ceux qui ont longtemps cherché à le renverser.

Le cocktail hétéroclite de libéralisme et de velléités socio-compassionnelles que prône la MUD coexiste avec des liens avérés avec Álvaro Uribe [prédécesseur de Juan Manuel dos Santos et président de 2002 à 2010] en Colombie ou le Parti Populaire (PP) espagnol de José María Aznar [soit la droite extrême descendante du franquisme, Aznar fut président de mai 1996 à avril 2004].

Il est toutefois peu crédible de hurler au loup en parlant de démantèlement d’«acquis» sociaux largement dévorés par l’inflation et les incohérences de la gestion bolivarienne, et alors même que les «droits» des travailleurs ont été vidés de leur contenu. Pour l’instant, la priorité de la nouvelle majorité est l’obtention d’une amnistie pour les prisonniers politiques et la négociation des conditions de la cohabitation. L’armée, de son côté, semble attendre de voir d’où souffle le vent. Sa loyauté envers le PSUV repose avant tout sur ses privilèges matériels et les bénéfices tirés de divers trafics, associés à une surveillance étroite – entre autres par les services de renseignement sous contrôle cubain.

Depuis la révolution cubaine, la gauche vénézuélienne était écartelée entre l’aventurisme insurrectionnel de son intelligentsia, et la cooptation dans les secteurs culturels et humanitaires de l’Etat-providence pétro-clientéliste. Une partie de cette gauche a cru trouver la solution dans la dynamique «nationale-populaire» et «participative» d’un processus d’abord constitutionnel, puis «pacifique, mais armé» à l’issue des années 2002-2004. Une autre partie, liée notamment à la gauche syndicale classiste, s’en est démarquée rapidement, souvent au prix du harcèlement et de la répression.

En promouvant au nom de l’unité «anti-impérialiste», le culte du chef, la gestion des politiques publiques par des militaires et la mise au pas du mouvement social sur fond d’incompétence gestionnaire vertigineuse et de corruption abyssale, le chavisme a beaucoup fait pour discréditer tout projet cohérent se réclamant du socialisme, ou même d’un réformisme social conséquent au Venezuela. D’authentiques forces populaires issues de la matrice bolivarienne participeront sans doute demain à des recompositions progressistes viables, mais elles devront pour cela exercer un «droit d’inventaire» sur l’héritage chaviste, qui ne manquera pas d’occasionner de féroces querelles de famille et bien des blessures narcissiques… F. Andréani et Marc Saint Upéry)

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Survillé par Bolivar et applaudi par Chavez, Maduro déclare: «Le Venezuela doit entrer dans une phase de construction d'une nation puissante dans la production» (janvier 2016). De quoi?
Surveillé par Bolivar et applaudi par Chavez, Maduro déclare: «Le Venezuela doit entrer dans une phase de construction d’une nation puissante dans la production» (janvier 2016). De quoi?

L’article publié ci-dessus, «Le chavisme prend l’eau», a fait l’objet d’un commentaire mettant personnellement en cause un de ses rédacteurs, Marc Saint-Upéry. Ce dernier a souhaité répondre de façon détaillée aux accusations disqualifiantes de l’anonyme «bien renseigne» qui signe des initiales ML. Afin de remettre aussi les pendules à l’heure sur le sens de cet article et les exigences d’un débat sérieux sur l’expérience vénézuélienne, nous accédons à ce droit de suite et portons le texte de Marc Saint-Upéry à votre connaissance.

I.- Commentaire de ML reçu le 4 janvier 2016 à 16h38

Formidable! Voici enfin CQFD au niveau éditorial des quotidiens «progressistes» Le Monde et Libération. Analyste brillant, Marc Saint-Upéry pronostiquait en 2004 la défaite de Hugo Chávez au référendum révocatoire convoqué par l’opposition vénézuélienne ; Chávez remportera la consultation, le 15 août, avec 58,25 % des voix. Depuis, sous couvert d’une analyse «progressiste», Saint-Upéry cherche par tous les moyens – y compris des attaques et des provocations nauséabondes à l’égard de quiconque ne pense pas comme lui – à infiltrer la «gauche de la gauche» française pour y faire prévaloir les thèses de la droite et de l’extrême droite latino-américaines face aux gouvernements progressistes de la région.

Il ne s’agit pas là d’une accusation gratuite: à la ville, quand il ne joue pas les «grandes consciences de gauche», Saint-Upéry est l’époux de Monica Almeida, rédactrice en chef d’El Universo, quotidien équatorien de droite férocement opposé au président Rafael Correa. Ce journal, il est vrai, a eu de sérieux problèmes avec le pouvoir. Celui-ci l’a fait condamner pour avoir, dans un éditorial particulièrement crapuleux d’Emilio Palacio, demandé la mise en accusation devant une Cour pénale du «dictateur» Correa pour «crime contre l’humanité». Cet article prétendait se référer aux événements dramatiques du 30 septembre 2010 au cours desquels Correa fut pris en otage pendant neuf heures par des policiers rebelles, à l’intérieur d’un hôpital militaire, avant d’être libéré par une opération militaire violemment combattue par les factieux (quatre morts et quarante blessés chez les policiers loyaux et les militaires) – d’où le «crime contre l’humanité»… du chef de l’Etat! L’Union des nations sud-américaines (Unasur), qui regroupe douze pays d’Amérique du Sud, a, à l’époque, qualifié ces événements de tentative de coup d’Etat. Bravo à CQFD pour cette collaboration qu’on ne peut malheureusement qualifier de «non complaisante» à l’offensive médiatique des droites et extrêmes droites latinas… (ML, selon la réaction de A l’Encontre, Maurice Lemoine. Si ce dernier n’était pas la personne dont les initiales M.L. ont servi de ignature, la rédaction de A l’Encontre donnera la parole à Maurice Lemoine pour qu’il puisse prendre ses distances et nous mettre en garde contre un abus d’initiales)

II.- Mise au point de Marc Saint-Upéry. «Derniers aboiements de la clique stalino-bolivarienne française»

Suite à la publication dans CQFD d’un article de Fabrice Andréani et moi-même sur le résultat des élections vénézuéliennes de décembre 2015, la rédaction de ce journal m’a demandé si je souhaitais qu’elle élimine de la section «commentaires» l’intervention d’un certain ML, étant donné son caractère d’attaque calomnieuse ad hominem. Je les ai remerciés de leur sollicitude, mais leur ai dit qu’il n’en était pas question. Il est au contraire très important que les lecteurs du site de CQFD puissent être témoins directs des pratiques de «débat» idéologique des inconditionnels du chavisme-madurisme en France, et le message de ce courageux anonyme (allez, au hasard, on va dire qu’il s’appelle Maurice, par exemple….) [4] est de ce point de vue un modèle du genre extrêmement instructif.

En tant que partie offensée et dans le souci de dissiper tout malentendu, je me vois donc dans l’obligation de commenter et réfuter une par une les allégations de ML, dont on notera – j’y reviendrai – qu’absolument aucune ne concerne le contenu du texte publié dans CQFD. Cette réponse sera malheureusement plus longue que l’éructation policière de ML, car présenter et argumenter la vérité prend toujours plus d’espace rédactionnel que proférer à l’emporte-pièce mensonges et calomnies.

1.- En premier lieu, d’après ML, j’aurais pronostiqué en 2004 la défaite d’Hugo Chávez au référendum révocatoire convoqué par l’opposition vénézuélienne, que le leader bolivarien remporta avec 58,25 % des voix. Cette affirmation est tout à fait stupéfiante pour une bonne et simple raison: à moins que je sois victime d’une forme d’Alzheimer précoce (ce que je n’exclus pas, et auquel cas je saurais gré à ML de me signaler avec précision les références sourcées de ces propos dont ni ma mémoire, ni celle de Google n’ont trace), je n’ai strictement rien publié sur le Venezuela avant l’année 2006 [5]. A une seule exception près: un bref éditorial dénonçant de façon catégorique et virulente le coup d’État contre Chávez en 2002 (tout en exprimant déjà de fortes réserves sur la dynamique du régime bolivarien, mais l’un n’exclut évidemment pas l’autre) sur le site hispanophone La Insignia [6].

Donc, pas trace du moindre pronostic sur le référendum révocatoire de 2004.

2.- Je me serais rendu coupable d’«attaques et [de] provocations nauséabondes à l’égard de quiconque ne pense pas comme [moi]». Là aussi, un peu de précision ne serait pas mal venue. Si ces accusations sont avérées, elles ne peuvent pas rester dans le vague: il faut absolument que les lecteurs de CQFD et la communauté militante en général puissent disposer de quelques échantillons convenablement sourcés et référencés de ces horribles méfaits. Je mets donc ML au défi de rendre publiques ces «attaques et provocations». Par ailleurs, je ne sais pas quelle est sa définition de l’adjectif «nauséabond», mais je suppose que cela veut dire que pour lui, la polémique idéologique vigoureuse saupoudrée d’humour provocateur – telle que je la pratique à l’occasion – est «nauséabonde», tandis que les spéculations de ML sur mon mariage et sa dénonciation anonyme et sans preuve de mon statut d’«infiltré» d’extrême-droite au sein de la gauche radicale représentent une forme tout à fait saine et légitime de débat.

3.- Je jouerais hypocritement «les grandes consciences de gauche». Là encore, il s’agit d’une affirmation extrêmement étrange pour diverses raisons, la principale étant qu’en tant que lecteur et admirateur scrupuleux de la grande tradition sociologique, de Marx à Bourdieu en passant par Weber, l’idée même de «conscience de gauche» a pour moi un fumet idéaliste tout à fait répugnant. La réalité est bien plus terre à terre: comme des dizaines de millions de Français, j’appartiens à une troisième génération de la petite bourgeoisie de promotion française (d’origine paysanne et provinciale) et mes opinions idéologiques sont globalement le reflet de mes intérêts de classe assumés de façon réflexive et médiatisés par mon expérience biographique et militante et mes lectures. Concrètement, au terme de près de trente ans de militance dans diverses organisations et regroupements de la gauche alternative et autogestionnaire et du mouvement social en France, en Italie et en Équateur, je suis aujourd’hui non encarté, mais toujours actif sous diverses formes et je vote selon les élections et les candidats pour le Front de Gauche ou pour EELV. Laissons donc l’idée de «conscience de gauche» aux grandes têtes molles du cirque pétitionnaire, ce n’est vraiment pas ma tasse de thé.

4.- On en arrive au plat de résistance: je suis l’époux de la rédactrice en chef d’un quotidien équatorien de droite poursuivi et condamné en justice par le Président Rafael Correa parce qu’un de ses éditorialistes aurait demandé la mise en accusation de ce dernier pour «crime contre l’humanité» lors des évènements du 30 septembre 2010 (une rébellion policière). Là, il faut trier au peigne fin, parce que le nombre de mensonges et de demi-vérités proférées par ML est assez impressionnant.

a) Mon épouse, Monica Almeida, n’est pas rédactrice en chef du quotidien El Universo, publié à Guayaquil, mais chef de sa rédaction de la capitale, Quito [7]. Elle n’a strictement aucune autorité ni aucun pouvoir de décision sur les pages éditoriales de El Universo.

b) Le quotidien El Universo est effectivement vaguement de centre-droit dans ses pages éditoriales, mais il semblerait que ML ait un pouvoir mystérieux de sonder les reins et les cœurs à distance et qu’il connaisse mieux que moi les opinions politiques de mon épouse. Le problème c’est que la relation entre la ligne éditoriale d’un organe de presse, les compétences professionnelles de ses divers journalistes et leurs inclinations idéologiques est légèrement plus complexe qu’il ne semble le suggérer. C’est ce que démontre par exemple le fait indéniable que la meilleure journaliste progressiste travaillant sur l’Amérique latine en France dans les années 2000, Lamia Oualalou, officiait au Figaro, et qu’elle publie d’ailleurs aujourd’hui d’excellents articles entre autres dans Mediapart et dans… Le Monde diplomatique! Ce n’est d’ailleurs pas la seule bonne journaliste du Figaro ou étant passée par ce journal.

Les opinions politiques de mon épouse seraient de toute façon difficiles à jauger sur la base de ses travaux purement journalistiques puisqu’elle est journaliste d’investigation spécialiste de la corruption et des conflits d’intérêts publics-privés [8]. Son degré de reconnaissance nationale et internationale dans ce domaine est d’ailleurs tel que même le gouvernement de Rafael Correa a annulé un contrat public multimillionnaire sur la base des informations fournies par une de ses enquêtes. Mais pour se faire une idée de sa sensibilité politique, on peut consulter un article de profil plus universitaire publié dans la grande revue de gauche latino-américaine Nueva Sociedad [9]. Ce long essai au dense contenu analytique et informatif qui commence par une citation de Marx et finit par une citation de Robespierre est très instructif tant sur le positionnement idéologique personnel de ma chère épouse que sur la véritable nature du régime de Rafael Correa [10].

c) Quant à l’affaire Emilio Palacio, elle n’a pour le coup strictement rien à voir avec notre article ; mais puisque ML l’aborde, j’en dirai quelques mots:

1° Ni dans ses éditoriaux propres (à ne pas confondre avec les tribunes libres), ni dans ses reportages, le quotidien El Universo n’a jamais désigné le président Rafael Correa comme «dictateur», ni ne l’a accusé de «crime contre l’humanité». C’est facile à vérifier, le journal étant entièrement accessible en ligne. Le président Rafael Correa n’est pas un dictateur mais un chef d’État légitimement élu et réélu qui se trouve avoir une conception plus que discutable de la séparation des pouvoirs, ce qui peut être l’objet d’un débat parfaitement légitime en démocratie.

2° L’éditorial officiel du quotidien El Universo (celui qui est publié sans signature, comme dans Le Monde ou le New York Times) concernant les évènements du 30 septembre 2010 en Équateur appelait explicitement au respect de la personne du président et à la continuité institutionnelle de son mandat. C’est là aussi extrêmement facile à vérifier.

3° Emilio Palacio et trois membres du conseil d’administration de El Universo ont été condamnés à trois ans de prison et à une amende de 40 millions de dollars. Quand bien même l’éditorial signé par Palacio aurait pu être interprété comme implicitement diffamatoire, cette condamnation était tellement outrancière et scandaleuse que Rafael Correa s’est vu obligé – à contrecœur et sous la pression de l’opinion nationale et internationale – de «pardonner» ce journal. Ce qui signifie que cette sentence surréaliste est toujours valide mais n’a pas été appliquée.

4° Personnellement, je considère Emilio Palacio comme un imbécile. Je considère aussi ML comme un imbécile, outre qu’il est le propagandiste de bas étage d’un régime failli et un diffamateur patenté (comme le prouve amplement son commentaire à notre article). Je ne demande pas pour autant à son encontre 40 millions de dollars de dommages et intérêts et trois ans de prison. Et je n’ai pas le système judiciaire français dans ma poche pour pouvoir le faire, contrairement à Hugo Chávez et Nicolás Maduro au Venezuela et Rafael Correa en Équateur [11].

5° L’interprétation des évènements du 30 septembre 2010 est l’objet d’un débat circonstancié au sein même de la gauche équatorienne. Contrairement à d’autres évènements taxés de «coup d’État» en Amérique latine, cette mutinerie policière à caractère corporatif accompagnée par une séquestration improvisée du Président de la République n’a été soutenue ni par l’armée, ni par l’Église, ni par les associations patronales, ni par le parlement, ni par les principaux médias privés, ni par les principaux partis de droite, ni par le Département d’Etat des Etats-Unis, bref, par aucune des institutions qui garantissent l’opérationnalité et le succès d’un coup d’État dans la région. Sur cette complexe et obscure affaire, l’analyse la plus complète et la plus équilibrée est celle d’un historien et anthropologue marxiste équatorien respecté, Pablo Ospina, également publiée dans la revue Nueva Sociedad[12]. Ses conclusions sont assez éloignées de la propagande risible du gouvernement équatorien, reprise la bouche en cœur par ML.

En guise de conclusion

Je dois dire tout d’abord que mon ami et collaborateur Fabrice Andréani, excellent spécialiste universitaire du Venezuela ayant effectué de longues années de terrain dans les milieux bolivariens, aurait de quoi être vexé par la missive de ML. Il n’y est en effet pas mentionné une seule fois alors qu’il est responsable d’au moins 60 % du contenu de cet article. Sans doute pourrait-on aussi trouver chez lui des accointances familiales qui expliqueraient sa participation à cette opération sournoise visant à «faire prévaloir les thèses de la droite et de l’extrême droite latino-américaines face aux gouvernements progressistes de la région».

Mais soyons sérieux: n’importe quel lecteur attentif pourra juger par lui-même si nos analyses équivalent aux «thèses de la droite et de l’extrême droite». En outre, ce que sait fort bien ML – et qu’il dissimule soigneusement à ses lecteurs non hispanophones –, c’est que les sources fondamentales de ces analyses, outre nos propres observations de terrain, sont des publications des divers courants de la gauche vénézuélienne, y compris de courants chavistes. Il n’y avait pas la place dans un texte de 9 000 signes pour convoquer toutes les citations pertinentes, mais rien qu’en lisant le célèbre site bolivarien Aporrea, on pourrait faire un magnifique florilège de critiques féroces du régime chaviste auprès desquelles notre article risquerait d’être taxé d’indulgence et de timidité coupables.

Bref, je constate que, selon un procédé dont la petite clique stalino-bolivarienne française est coutumière, ML sort ses fiches de police (extrêmement mal informées), mais que pas un seul fait empirique, pas un seul développement analytique de notre article n’est relevé, analysé, contesté ou infirmé par lui. C’est pourtant sur ce type de méthode que les Cassen, les Lemoine, les Migus, les Ramonet, les Ventura et autres thuriféraires locaux de la mythologie chaviste croient pouvoir soutenir leur crédibilité défaillante. Bien heureusement, dans les milieux de la «gauche de la gauche», de plus en plus de gens savent désormais à quoi s’en tenir sur leur compte.

Mais au fond, pourquoi avons-nous écrit cet article, Fabrice Andréani et moi? D’abord parce que CQFD nous l’a demandé, mais aussi parce que nous nous sentons concernés par un problème plus profond et plus intéressant que les piétinements de gros sabots idéologiques du dernier réduit bolivarien français – aujourd’hui en proie à une décapilotade dont le petit caca nerveux de ML témoigne assez bien.

(Illustration de Bertoyas)
(Illustration de Bertoyas)

Ce qui est en effet bien plus préoccupant, c’est le silence embarrassé ou bien les rationalisations vaseuses a posteriori qui prévalent sur la question vénézuélienne dans les milieux de la gauche radicale ayant eu quelque sympathie pour le processus bolivarien sans pour autant avoir perdu tout sens critique, mais sans disposer non plus d’une information suffisamment dégagée de leurs préjugés idéologiques abstraits et d’un wishful thinking exotisant. Chez ces camarades, c’est la stratégie de l’échappatoire ou du bottage en touche qui prévaut généralement. Dans ces conditions, il est difficile d’avoir le moindre débat sérieux et informé sur ce qu’est et ce que fut le chavisme, sur le bilan comptable et politique de l’expérience bolivarienne.

Or il est clair que ce débat, beaucoup de gens ont intérêt à ce qu’il n’ait pas lieu: cela dérangerait trop de positions institutionnelles bien établies, de raisonnements paresseux et de réflexes idéologiques en pilotage automatique. C’est clair en ce qui concerne les anti-chavistes forcenés et contempteurs génériques du «populisme» du côté de la droite et des sociaux-libéraux ; pour ces gens-là, la messe est dite, le chavisme était une «dictature» aberrante portée par les passions mauvaises de la populace et la «transition démocratique» est désormais en marche, point. C’est également clair, nous l’avons vu, pour ML et ses petits camarades bolivariens hexagonaux. Mais dans le spectre du soutien plus ou moins partiel, lucide ou critique au processus bolivarien, prévalent aussi un certain nombre de mythes pieux répercutés de façon peu imaginative et sociologiquement assez naïve: «Maduro a dilapidé l’héritage de Chávez», «le comandante prônait un “golpe de timón” [coup de gouvernail] pour redresser le cours de la révolution, mais il n’a pas été écouté» [13], «la défaite du chavisme d’État ne remet nullement en cause la dynamique du chavisme populaire», etc., etc. Comme si ce n’était pas Chávez lui-même qui avait solidement installé au pouvoir le «sustrato gangsteril» hégémonique au sein du PSUV dont parle son ancien ministre Roland Denis [14] et approfondi le modèle rentier mafieux, et comme s’il existait à tous les niveaux dans la société vénézuélienne une frontière bien définie et moralement non ambiguë entre la dynamique du chavisme d’État et celle du chavisme populaire.

Ce que Fabrice Andréani et moi-même prétendions faire dans cet article (qui a certes ses défauts et ses limites, entre autres dues à des raisons de place), c’est précisément commencer à rompre avec cette conspiration des orthodoxies chavistes et anti-chavistes, superficiellement antagonistes mais en réalité profondément complices dans l’organisation du grand spectacle «Chávez: pour ou contre ?», avec tous ses effets spéciaux bon marché destinés à épater les gogos. C’est pourquoi nous remercions chaleureusement la rédaction de CQFD – qui n’a d’ailleurs aucune raison d’être nécessairement 100% d’accord avec ce que nous avons écrit – de nous en avoir donné l’opportunité. Qui veut vraiment en discuter, au lieu de jouer au pion de la Guépéou style années 1930, peut relever le gant et apporter au débat des faits correctement identifiés et contextualisés, des arguments non spécieux et des analyses bien documentées. Le reste est anecdotique. (Marc Saint-Upéry)

Notes

[1] La Banque centrale ne publie plus de chiffres depuis 3 ans, mais l’inflation est estimée à plus de 100?% en 2015; la pénurie concerne 70% des produits de base dans le secteur privé (prix régulés) et 95% dans le public (prix subventionnés).

[2] D’ailleurs déjà pratiqués au Venezuela sous des gouvernements «bourgeois».

[3] Il existe trois taux de change officiels selon le degré de nécessité estimée des produits importés.

[4] Il y a quelques années, un autre Maurice – ou est-ce le même ? allez savoir… – avait envoyé depuis Paris un courrier hystérique et menaçant à la rédaction de l’édition bolivienne du Monde diplomatique pour leur reprocher d’avoir publié des écrits de ma plume qu’il jugeait scandaleusement «contrerévolutionnaires».

[5] Marc Saint-Upéry, «L’énigme bolivarienne», Vacarme, no 35, avril 2006 ; Marc Saint-Upéry, «Huit questions et huit réponses provisoires sur la ‘‘révolution bolivarienne’’», Mouvements, no 47-48, mai-juin 2006. Pour des analyses et bilans plus récents sur l’expérience bolivarienne, voir: Marc Saint-Upéry, «Un antimodèle à gauche», Le Monde, 4 octobre 2012 ; Marc Saint-Upéry, «Venezuela : une révolution sans révolution», Mediapart, 13 novembre 2012.

[6] Marc Saint-Upéry, «La mascarada de Caracas», La Insignia, 14 avril 2002.

[7] Pour que les lecteurs comprennent, c’est un peu la même situation qu’en Italie avec les quotidiens Corriere della Sera et La Stampa, qui sont de Milan mais ont évidemment aussi une petite rédaction politique à Rome.

[8] Comme par exemple Fabrice Arfi, le tombeur de Bettencourt et de Cahuzac, qui vient… du Figaro !

[9] Dont le rédacteur en chef est Pablo Stefanoni, ancien directeur de l’édition bolivienne du Monde diplomatique, collaborateur fréquent de son édition argentine et co-auteur d’un livre publié par la collection «Raisons d’agir» – sans doute encore un infiltré!!!

[10] Mónica Almeida, «Estado, medios y censura soft. Una comparación transnacional y transideológica», Nueva Sociedad, no 249, janvier-février 2014. Je peux fournir une traduction de travail en anglais aux non hispanophones intéressés.

[11] Comme le signale Noam Chomsky «il n’y a pas de garantie de jugement juste et impartial» sous le régime bolivarien (cité in Beatriz Lecumberri, La revolución sentimental: viaje periodístico por la Venezuela de Chávez, Caracas, Puntocero, 2012, p. 266). Même chose en Équateur, où le harcèlement judiciaire par une magistrature aux ordres est la principale modalité de mise au pas des mouvements sociaux et des medias indépendants.

[12] Pablo Ospina Peralta, «Ecuador : ¿intento de golpe o motín policial ?», Nueva Sociedad, no 231, janvier-février 2011.

[13] Il s’agit là bien entendu de la dernière mouture du mythe exculpatoire fondamental du chavisme «critique» depuis au moins une décennie: Chávez était bien intentionné et son «socialisme pétrolier» était viable, mais il était «mal entouré» et plus ou moins ignorant des manigances, de la corruption et des sabotages de cet entourage.

[14] Roland Denis, «Adios al chavismo», Aporrea, 28 septembre 2015. [Ce texte a été traduit en français et se trouve sur le site alencontre.org, sous rubique Amérique du Sud, Venezuela]

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