Entretien avec Marco Gandarillas
conduit par Erika González
Ces derniers mois, la tension entre le gouvernement de Bolivie et certaines organisations sociales s’est aggravée. Au mois d’août de l’année passée, le vice-président Alvaro García Linera a accusé quatre d’entre elles de mentir pour favoriser les intérêts et entreprises étrangères. Selon lui, elles reçoivent de l’argent de l’étranger pour «nous convertir en gardes-forestiers». Parmi les organisations ainsi attaquées se trouvait le Centre de Documentation et d’Information de Bolivie (CEDIB), un centre de recherches qui abrite le plus grand fonds hémérographique (journaux et brochures) du pays et dont la longue trajectoire est de diffusion d’une pensée critique. Le CEDIB a répondu que «on tente de faire taire nos études qui montrent que l’extractivisme est inviable» [1].
Comme il passait par Madrid la semaine passée, nous avons interviewé Marco Gandarillas, le directeur exécutif du CEDIB, afin de connaître ses impressions sur cette question et sur d’autres en rapport avec le moment actuel que vit la Bolivie.
Le gouvernement bolivien a soutenu que la phase extractiviste est indispensable à court et moyen terme pour atteindre le «bien vivre». Est-il possible de partir de l’extractivisme pour atteindre ce «bien vivre»? [2]
Pour commencer, il y avait la croyance qu’il n’était pas possible de réaliser un découplage avec la mondialisation, et qu’il ne fallait pas le faire, et que donc le rôle historique de la Bolivie reste d’être un fournisseur de matières premières et de ressources naturelles. Dans l’opinion des gouvernants, il s’agissait de tirer un meilleur avantage de ce rapport, quasiment nécessaire, au travers des impôts. Je crois que c’est là que réside le début du cercle vicieux qui a conduit à un approfondissement de l’extractivisme.
Au moment où Evo Morales arrive au gouvernement en janvier 2006, il se trouve qu’il y a un changement dans l’économie mondiale: les prix de quasiment toutes les matières premières montent, pétrole, minéraux, soja,… Cela se répercuta en revenus plus élevés pour l’Etat bolivien et donc en un approfondissement de la dépendance à l’égard des exportations au lieu d’un découplage avec la mondialisation. Se produit en outre une modification fondamentale dans la manière de concevoir le rôle de l’Etat dans l’économie. L’Etat en vient à être un gérant des exportations. Son rôle fondamental est de garantir que soit constant le flux de matières premières vers l’étranger, que ce flux ne s’interrompe d’aucune façon. C’est ainsi que la plus grande partie du budget public est orientée à maintenir ce flux. Et c’est là la curieuse particularité de la nationalisation du gaz: on n’a pas nationalisé les champs d’extraction mais ce qu’on a le plus nationalisé, c’est les infrastructures de transport. C’est ainsi qu’elles cessent d’être un coût pour les entreprises privées qui sont les principaux extracteurs de gaz et pétrole.
La compagnie publique bolivienne YPFB [Yacimientos Petrolíferos Fiscales Bolivianos] n’a-t-elle pas un rôle important dans l’exploration et l’exploitation du pétrole? [3]
Dans l’exploration oui, parce que c’est un investissement à fonds perdus. C’est comme durant les années avant la privatisation de 1996 quand l’Etat réalisa un investissement énorme dans l’exploration pour déterminer les lieux où il y a des gisements. Mais ensuite, on a donné aux entreprises privées l’exploration spécifique orientée vers l’exploitation. C’est-à-dire que c’est l’Etat qui assume le principal risque qu’il y a dans le secteur en le diminuant d’autant pour les compagnies privées.
L’Etat sous Evo Morales dit: «Nous voulons être les associés des entreprises mais pas qu’elles en soient les patrons.» Cette association consiste en ce que les compagnies privées exportent et que la Bolivie leur donne tous types de facilités au niveau commercial, d’infrastructures, de régime d’imposition, de régime de travail et de régime environnemental, afin de capter des revenus. Plus elles exportent, plus l’Etat gagne. Et maintenant, quand les prix des matières premières chutent, il faut exporter plus pour compenser la perte de revenus. Les investissements de l’Etat sont destinés à cela. C’est là le cercle vicieux.
Mais alors, où vont principalement les investissements publics?
L’énorme quantité de ressources financières que le pays a reçu avec ce boom des hydrocarbures a engendré un problème: l’Etat a plus de ressources que jamais dans son histoire sans être au clair quelles doivent être les priorités de l’investissement public. D’une manière très pragmatique, on décide que les investissements prioritaires se destinent à favoriser les exportations et donc on consacre 80% à tout ce qui les facilite et les augmente. Cela se répercute alors dans une prolifération d’infrastructures. Comme elles doivent être réalisées très rapidement, cela implique de ne pas appliquer les accords sociaux et légaux qui formulent les droits de ceux qui seront affectés, surtout les peuples indigènes.
Selon le gouvernement, ce sont des décisions auxquelles personne n’a le droit de s’opposer et ceux qui le font attentent aux intérêts de l’Etat et à sa sécurité. C’est ainsi qu’on transforme toute cette énergie sociale qui questionne le rythme de la politique économique en ennemis intérieurs qu’il faut réprimer.
En très peu de temps, entre 2010 et 2011, ont lieu les premières, et à la fois les plus dures, actions répressives de l’Etat contre les personnes qui remettent en cause cette manière de conduire le processus. La marche contre la construction d’une route à travers le Territoire Indigène Parc National Isiboro Secure (TIPNIS) [dans les départements de Beni et de Cochabamba] est devenue symptomatique de tout cela parce qu’elle a subi une répression jamais vue auparavant contre le secteur le plus vulnérable, à savoir les indigènes de l’Amazone, et contre une partie de la société urbaine qui les appuie [voir sur ce site les articles publiés sous l’onglet http://alencontre.org/category/ameriques/amelat/bolivie]. Les ONG de protection de l’environnement, celles qui défendent les peuples indigènes et les organisations pour les Droits humains, et d’autres encore, sont durement attaquées et cataloguées comme «ennemis du développement». On essaie de les amalgamer, sans aucune sorte de preuve, avec des mouvements séparatistes ou avec des forces de la droite internationale.
Pourquoi utilise-t-on une stratégie de répression et non de dialogue?
Je crois que c’est à cause de la nature de la politique. Le gouvernement se trouve devant le fait de devoir maintenir le flux des exportations et cela suppose faire les choses très rapidement. Par exemple, il faut construire une route en six mois, ce qui signifie qu’il faut construire sans la participation ni l’accord de la société, mais bien plutôt contre la société. La rapidité est rythmée par la demande du marché; c’est-à-dire que s’il est nécessaire d’augmenter la production de soja pour compenser la chute des prix, cela doit se faire rapidement. Et si on fait un processus de consultation des indigènes, il se peut que cela prenne deux ans. Si nous parlons de faire les choses bien, en respectant la société et le milieu naturel, cela suppose entrer dans une autre dynamique du temps que prend la mise en œuvre de ces décisions. C’est pourquoi le gouvernement considère, par conséquent, que son projet économique, extractiviste à outrance, implique de négliger des droits.
Du côté social, ce que cela produit, c’est une énorme désillusion et, dans certains secteurs, une démoralisation. Parce que c’est un processus sur lequel toutes et tous ont tout misé et voilà, tout à coup, que ce n’est plus le leur mais qu’il répond à des intérêts d’entreprises et de grandes transnationales.
On les considère donc hostiles et ennemis parce qu’ils réclament leurs droits et exigent une participation. Et ce divorce entre mouvements sociaux et le gouvernement est chaque fois plus notoire. Pour moi, cela représente le surgissement d’un nouveau processus social, nouveau parce qu’il y a eu un point de rupture avec la tradition participative politique antérieure. Il y a très peu à récupérer des organisations historiques parce qu’elles n’existent quasiment pas. Le secteur qui se retrouve ainsi privé de ses organisations traditionnelles s’organise d’autre manière, avec des formes nouvelles, en dehors de structures traditionnelles. C’est un mouvement social plus hétérogène, mais qui a plus de possibilités d’éviter la cooptation par l’Etat. Et qui est durement persécuté.
Au-delà des secteurs les plus affectés, quelle est la réponse de la population?
Initialement on a assisté à un débat qui est lui aussi inédit; un débat entre développement et conservation de la nature qui partait, du côté gouvernemental, de l’idée qu’il y a un coût à payer: il y en a qui vont souffrir des préjudices, mais la Bolivie doit se développer, malgré quelques minorités. Néanmoins, là la société a commencé à voir avec une certaine clarté qu’il ne s’agissait pas de quelques-uns peu nombreux face à une majorité mais de quelque chose qui bénéficiait au fond à la mondialisation. C’est-à-dire que la construction d’une route, comme celle qui prétendait traverser le TIPNIS allait bénéficier aux entrepreneurs du soja parce que l’objectif principal de cette route, c’était de faciliter l’exportation de ce produit.
Cette décision gouvernementale représenta le moment initial du divorce avec le secteur qui appuyait avec décision un changement d’orientation. Les peuples amazoniens furent un pilier fondamental ainsi que les organisations pour les droits humains et pour l’environnement firent partie du mouvement. L’éloignement socio-géographique de ce mouvement eut pour effet que le gouvernement estima que l’opposition ne venait pas tellement de la droite politique opposée à Evo Morales, mais qu’elle allait être instituée par la société civile organisée indépendamment de l’Etat. Et donc l’exécutif formula une stratégie, qui aujourd’hui est mise en œuvre, d’illégaliser ces mouvements sociaux indépendants.
Face à cette situation, quels sont les scénarios pour le futur?
Il faut prendre en compte l’effondrement des prix des matières premières. Le gouvernement doit donc reconsidérer plusieurs de ses projets parce qu’ils sont économiquement inviables. Il va devoir gérer une crise économique. Par ailleurs, il gère déjà une crise politique et je le dis parce que ce divorce avec la société est devenu problématique. Par exemple, Potosi [ville dans le sud, à 4000 mètres d’altitude, de 200’000 habitants; en juillet 2015, les manifestants revendiquaient la préservation de Cerrico, riche en gisement d’argent et diverses infrastructures], qui avait voté massivement pour Evo Morales, s’est trouvée paralysée par une mobilisation de presque deux mois.
Du côté de la société, l’actuel dilemme est de savoir si «on» va continuer à miser sur une canalisation des énergies vers le terrain électoral ou si, au contraire, «on» va miser sur une récupération et une consolidation du tissu social.
Il est possible que la crise économique fasse que le gouvernement adopte des mesures qui aient un impact négatif sur la qualité de vie de secteurs de la société. Dans la mesure où il ne jouit plus de l’appui social antérieur, cela peut donner lieu à une conflictualité difficile à gérer. Ce qui se profile, c’est un scénario qui verra la mobilisation sociale gagner en importance. (Entretien publié sur le site lamarea.com, le 2 octobre 2015; traduction A l’Encontre)
Marco Gandarillas, directeur du Centre de Documentation et d’Information de Bolivie (CEDIB). Erika González est chercheuse à l’Observatoire des Multinationales en Amérique latine (OMAL) – Paz con Dignidad
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[1] Le mot n’existe pas, encore, en français mais bien en espagnol. Son sens est sans mystère : de extraire des matières premières et il est bien utile pour désigner une politique. (Réd. A l’Encontre)
[2] Le bien vivre, El Buen Vivir, est une expression indigène traditionnelle qui formule un idéal de vie de chacun et de tous dans la société humaine. (Réd. A l’Encontre)
[3] Yacimientos Petroliferos Fiscales Bolivianos (Gisements pétroliers étatiques boliviens) est une entreprise publique fondée en 1936 sur la nationalisation des propriétés de la Standard Oil Company of Bolivia, une filiale de Standard Oil of New Jersey, Esso, aujourd’hui Exxon.
En 1996, YPFB est privatisée et démembrée par le président Sánchez de Losada, entre autres au profit de Petrobras (Brésil) et de Enron (Etats-Unis). C’est un des principaux déclencheurs des mobilisations populaires et indigénistes décuplées par les répressions sanglantes de 2003 et qui obligent Sánchez de Losada à fuir aux Etats-Unis. En 2004, le président Mesa organise le référendum par lequel une majorité populaire écrasante annule la Loi des hydrocarbures de Sánchez de Losada et refonde YPFB. Le refus du président Mesa d’appliquer le résultat du référendum suscite le vaste mouvement social qui le contraint à démissionner en 2005. Les élections présidentielles portent à la présidence Evo Morales en 2006, dans une ambiance de grande victoire populaire qui inaugure une accession sans précédent des nations indiennes à la vie politique de la Bolivie. Evo Morales renationalise aussitôt les hydrocarbures et reconstitue YPFB. (Réd. A l’Encontre)
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