Afghanistan. «La méfiance envers la représentation politique ne cesse de se creuser»

Abdullah Abdhullah et Ashraf Ghani (un ancien  de la Banque mondiale)
Abdullah Abdhullah et Ashraf Ghani (un ancien
de la Banque mondiale)

Par Clément Therme

En 2001, l’Afghanistan est devenu le premier laboratoire pour le projet d’«exportation de la démocratie» des néoconservateurs américains. Treize ans plus tard, l’incapacité du système politique afghan à organiser, sur le plan administratif, un scrutin à l’échelle nationale, s’est traduite par la désignation d’un nouveau président, Ashraf Ghani, sans publication des résultats. Son concurrent, Abdullah Abdullah, a négocié un poste de numéro deux de l’exécutif sans existence juridique puisque cette fonction n’est pas prévue par la Constitution afghane. Ce choix d’un gouvernement d’union nationale est une condition nécessaire mais pas suffisante pour une amélioration de la situation sécuritaire. Mais l’absence de publication des résultats affaiblit la légitimité de Ghani alors que cette fonction est décisive pour l’avenir du pays en raison du système politique présidentiel centralisé mis en place sous l’influence des Américains après 2001. Il existe deux ensembles de facteurs – internes et externes – qui expliquent les difficultés de la construction d’un Etat afghan dont l’autorité reste affaiblie et le fonctionnement non démocratique. Sur le plan intérieur, l’Afghanistan demeure un Etat failli, incapable de contrôler son territoire et d’organiser efficacement des élections. En outre, la mobilisation des blocs ethniques semble être le principal facteur de succès électoral de Ghani au second tour de l’élection présidentielle. Certains experts ont interprété le résultat du premier tour comme la fin de l’ère des seigneurs de la guerre et de la prégnance du facteur ethnique dans la politique afghane. Cependant, ce facteur joue encore un rôle essentiel dans la mobilisation politique. Les partisans de Ghani considèrent que son succès électoral signifie la «victoire de la majorité» de la population, les Pachtounes, sur la minorité. Il est clair que l’ethnicisation de la politique afghane reste le principal défi pour la stabilité du pays au cours des prochains mois. Abdullah Abdullah a accusé Hamid Karzaï d’avoir orchestré le succès électoral de Ashraf Ghani en raison de leur identité pachtoune. Il y aurait eu, en même temps, un complot britannique pour déstabiliser l’Afghanistan à travers la Commission électorale indépendante ; une perspective conspirationniste enracinée dans la longue histoire des interventions étrangères au sein des affaires intérieures de ce pays. Ainsi, elle est l’un des facteurs essentiels qui renforce la popularité de groupes antigouvernementaux, comme les talibans et le réseau Haqqani, basé au Pakistan. Le mécontentement généralisé, avec l’élection présidentielle de 2014, est de nature à affaiblir politiquement le prochain président, qui, tout en restant sur le plan constitutionnel l’homme le plus puissant d’Afghanistan, pourrait souffrir d’un manque de légitimité populaire. Aussi, une partie de la population considère que ce choix résulte de l’intervention diplomatique américaine combinée à un accord à l’intérieur des élites politiques afghanes. Il ne procède donc pas de l’expression de la volonté du peuple. Ainsi, la méfiance entre les citoyens et leurs représentants politiques ne cesse de se creuser.

John Kerry et le «pouvoir» afghan
John Kerry et le
«pouvoir» afghan

Au-delà de la croyance répandue dans les théories du complot, il convient de mentionner les facteurs externes qui affectent cette élection controversée. Alors qu’une partie de la population juge l’intervention étrangère indispensable pour la stabilisation du pays, d’autres mettent en évidence les coûts élevés que l’Afghanistan paie pour sa dépendance à l’égard des aides étrangères et de la présence des forces armées étrangères sur son territoire. Le point de vue positif sur l’influence étrangère se fonde sur la conviction selon laquelle les acteurs nationaux sont incapables de résoudre de manière pacifique les querelles politiques internes incessantes depuis le second tour de l’élection. Lorsque John Kerry s’est rendu en Afghanistan en août, sa médiation a été perçue comme un moyen d’éviter une «explosion» (monfajer) politique et ethnique à l’intérieur du pays.

Au contraire, ceux qui ont une opinion négative concernant l’influence étrangère insistent sur ses conséquences tragiques, parmi lesquelles on peut mentionner le manque de légitimité des institutions afghanes et les victimes collatérales des opérations militaires conduites par l’Otan. Dans l’histoire du pays, le soutien de l’étranger a coûté la vie à un certain nombre de dirigeants afghans, comme le roi Shah Shuja Durrani, qui a été assassiné, en 1842, parce qu’il a été placé sur le trône par les Britanniques. Le président sortant Karzaï a opéré un revirement politique, dans la dernière année de sa présidence, pour éviter un destin similaire.

Les élites politiques afghanes dénoncent aussi les interférences des principales puissances régionales, le Pakistan et l’Iran. Les deux candidats à la présidentielle s’accusent mutuellement d’être liés avec un puissant voisin : Ghani (un Pachtoune) est censé être proche du Pakistan alors que Abdullah (un Tadjik) de l’Iran. Malgré l’influence des deux puissances régionales en Afghanistan, leurs intérêts respectifs demeurent articulés autour de la dimension sécuritaire et non sur des projets politiques hégémoniques.

Après l’élection d’un nouveau président, l’Afghanistan doit faire face à de nombreux défis qui vont bien au-delà des maux bien connus que sont la corruption et le népotisme. Outre un processus de décentralisation indispensable à l’amélioration de la vie quotidienne du peuple afghan, Ghani devra rapidement asseoir sa légitimité politique face à la menace d’un creusement des fractures sociales et ethniques qui pourrait compromettre la stabilité du pays. (Tribune publiée dans Libération du 1er octobre, p.21)

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Clément Therme est chercheur associé du Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centreasiatiques (Cetobac) de l’Ecoles des hautes études en science sociales (EHESS)

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