Par Mohamed Mahmoud
Vers 1h30 du matin, vendredi 26 septembre, la rumeur s’est répandue que le siège des «Casques blancs», les hommes de la Défense civile, et le quartier général des urgences médicales d’Alep venaient d’être frappés par un missile sol-sol de type Volcano. J’ai pressé Sami qui hésitait à se mettre en route à une heure aussi indécente. Les rues baignaient dans une obscurité absolue. On s’est rendus sur les lieux afin d’apporter un soutien moral aux volontaires qui, pour la plupart démunis de tout, faisaient déjà face à la mort avec leur abnégation habituelle. Pendant le trajet, les ondes des radios locales diffusaient des mises en garde contre la présence dans le ciel de la ville d’un hélicoptère chargé de barils et d’un bombardier trahi par le bruit de ses réacteurs .
Les sauveteurs avaient scindé en deux leurs effectifs, de peur d’être décimés d’un coup par une autre frappe. Ils ont été réconfortés par l’arrivée de civils comme nous, dont la présence témoignait de la reconnaissance pour leur action et de l’estime pour leur engagement. Ils ont insisté pour qu’on partage avec eux les boissons et les quelques aliments qui leur étaient servis pour restaurer leurs forces. Les voir manger assis à même le sol, les yeux et le visage marqués par cette nouvelle épreuve, cette troisième attaque et cette troisième destruction de leur Quartier Général, était réconfortant: il signifiait qu’en dépit de tout, ils n’abandonnaient pas le terrain.
Sur les ondes, les mises en garde se sont faites plus insistantes. Elles demandaient aux civils de se mettre à l’abri… – «Il vient de larguer, il vient de larguer». Un sifflement a déchiré la nuit, suivi, 20 secondes plus tard d’une énorme explosion.
On s’est regardé en silence, dans l’attente du premier appel de localisation… Moins d’une minute plus tard, les radios signalaient que c’était le quartier de Sakhour qui avait été frappé et qu’il y avait des victimes.
Le temps de sauter dans un pick-up avec deux membres du commandement et nous foncions à travers les rues désertes, les feux allumés contrairement aux ordres, pour braver le danger… et montrer aux pilotes qui nous bombardaient de jour comme de nuit qu’ils ne nous impressionnaient pas.
En parvenant sur place, dans le quartier ciblé, on a d’abord aperçu un départ d’incendie provoqué par l’explosion. Après avoir orienté les pompiers vers le sinistre, qui s’était déclaré au 3e étage d’un immeuble dont la porte d’entrée en fer était fermée à clé, nous avons poursuivi notre route.
En arrivant à l’épicentre du bombardement, j’ai entrevu à la lumière des LED [diode électroluminescente] fixés aux casques des premiers sauveteurs arrivés sur les lieux, les formes brisées des maisons détruites. Le chef du groupe est venu faire son rapport au chef des casques blancs… Il y avait 6 rescapés, tous des enfants, et trois martyrs: un homme, une femme de 28 ans et un nourrisson. Mais, en échangeant avec les habitants de la rue et des parents de victimes, nous avons bientôt appris qu’il y avait encore des enfants coincés dans le premier étage. Nous avons entrepris d’écarter les décombres à mains nues…
J’ai demandé le silence le plus absolu… Au bout de quelques secondes, un Casque blanc a perçu un appel au secours. Un dialogue s’est instauré pour tenter d’établir avec le maximum de précision l’endroit où se trouvait la victime… Une voix d’enfant a répondu à nos questions… Quatre Casques blancs ont grimpé sur les ruines du rez-de-chaussée et se sont dirigés vers une pièce située au fond de ce qui avait été un appartement. Puis ils ont commencé à réclamer des outils: des tenailles, une masse, un marteau, pour pouvoir extraire non pas un, mais trois enfants.
Au bout de vingt minutes, ils ont demandé une échelle. Les habitants sont allés en chercher une. La Défense civile n’en avait pas. Une première fillette d’une dizaine d’années a été extirpée des décombres. Elle a été réceptionnée, par-dessus le mur d’une maison mitoyenne, par trois paires de bras qui l’ont ramenée au sol. Elle s’est aussitôt enquise, avec dans la voix un sentiment de lourde inquiétude, du sort de ses parents. Sa présomption était malheureusement fondée… Un deuxième enfant a été sorti… Dans les deux cas, le dernier sauveteur qui recevait l’enfant insistait pour l’amener lui-même jusqu’à l’ambulance. Le troisième enfant, une fillette encore, avait eu moins de chance. Les hommes qui l’avaient retirée des ruines essayaient de lui soutenir la tête, mais à l’abandon de son cou, j’ai comprise qu’elle n’était plus. Je l’ai prise dans mes bras. La froideur de son corps ne laissait aucun doute. Je lui ai touché la main, je l’ai embrassée et je lui ai dit:
– Excuse-nous, chère petite ange… Notre révolution n’a pu te protéger contre ce criminel.
Il était 3h35.
Le rideau venait de tomber sur de nouvelles âmes innocentes, qui, tuées dans leur sommeil, demandent et exigent justice.
Il faut que les criminels paient.
PS. De retour ce matin [27 septembre 2014] dans la même rue, j’ai constaté qu’un avion m’avait devancé. Il était revenu à 8h15 larguer un nouveau baril de TNT. Parmi les victimes, figurait un nourrisson. Il avait vécu, ce 26 septembre, son dixième et dernier jour sur terre. [Publié sur le site d’Ignace Leverrier]
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