«Ambiance indienne», exploitation égyptienne

Par Chahinaz Gheith

Nous publions ci-dessous un article de l’hebdomadaire égyptien Al-ahram. Ce papier offre des informations fort intéressantes sur les changements à l’œuvre dans l’industrie textile d’Egypte sous l’impact des investissements des transnationales et de «l’ouverture des marchés». L’Egypte était un producteur fort important de coton. Depuis la seconde moitié des années 1980, la production n’a pas cessé de baisser. Elle a atteint le seuil de 105’000 tonnes en mars 2009.

Dans cet article – sous forme de constats et d’entretiens – ressort bien la mondialisation du «marché du travail» ; elle va de pair avec une nouvelle division internationale du travail. Marx définissait, fort à propos, le «marché du travail» comme une «division particulière des marchandises».

Toutefois, l’auteur de cet article tombe dans tous les pièges placés devant les pieds de la «petite bourgeoisie progressiste». Cela le conduit à ne pas comprendre les racines de la résistance passive des salariés égyptiens – du moins d’une partie d’entre eux – face aux méthodes de gestion moderne de la main-d’œuvre.

Cette organisation du travail (et du logement) vise à accroître le taux d’exploitation: par l’allongement de la durée absolue de la journée de travail et, conjointement, par l’intensification accrue du travail, ainsi que par la réduction maximale des «cotisations sociales», etc.

Tout cela est imposé et «accepté»  – sous l’effet d’une rude contrainte – par les travailleurs indiens ou bengalis employés dans le secteur textile en Egypte. Conditions de travail et de logement qui sont d’ailleurs décrites assez bien par l’auteur  l’article.

La résistance de certaines fractions de travailleurs égyptiens doit être appréhendée comme le résultat d’une histoire, qui renvoie à la période du nassérisme durant laquelle un certain nombre de droits pour les travailleurs (et les paysans) avaient été obtenus-accordés. On peut lire à ce propos le numéro spécial de la revue  Cahier d’Histoire consacré aux Gauches en Egypte XIXe-XXe siècle, juillet-décembre  2008.

Bien que frontalement attaqués depuis la seconde moitié des années 1980, certains de ses «droits» subsistent. Ils trouvent une expression active ou passive au travers des «réactions instinctives» des salariés ; et cela malgré le rôle des appareils syndicaux inféodés au pouvoir gouvernemental. Appareils qui ne sont aptes qu’à réclamer des quotas de travailleurs immigrés dans les usines et non pas à organiser une bataille sérieuse contre la mise en concurrence, par le capital, des travailleurs de tous les pays sur un marché mondialisé du travail ; une bataille qui pourrait se faire sous le mot d’ordre: «à travail égal, salaire et protection sociale égaux.»

La résistance se fait, entre autres, face à la violente intensification du travail et face aux attaques contre le salaire (dans toutes ses composantes). Cette forme de résistance est caractérisée par l’auteur de l’article comme une sorte de flegme propre aux travailleurs égyptiens qui, de plus, ne seraient pas assez obéissants, malgré un chômage de 30% qui stimule l’émigration !

Ici, on peut toucher du doigt combien la mondialisation capitaliste – le marché mondial qui «forme la base et l’atmosphère vitale du mode de production capitaliste», pour reprendre la formule de Marx – dégage une atmosphère qui occupe, parfois à leur insu, le cerveau de ceux qui écrivent et prennent la surface des «choses» comme leur réalité intrinsèque. (cau)

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Il suffit de prononcer le nom de la cité du 10 de Ramadan (située entre le Caire et Suez) pour qu’on ait à l’esprit les usines de filature et de tissage. Mais cette fois la visite de la cité montre une autre image.

Dès que l’on a franchi le portail d’une usine, on est plongé dans une ambiance typiquement indienne. A première vue, on a l’impression d’être dans un de ces quartiers populaires que l’on voit dans les célèbres films venus de Bollywood. La grande bâtisse composée de deux étages renferme une dizaine de salles encombrées de machines et de rouleaux d’étoffes. En face se trouvent des ouvriers indiens et bengalis. Des hommes au teint basané, à la chevelure lisse et épaisse, et dont l’âge varie entre 19 et 30 ans, travaillent d’arrache-pied. Le seul moyen de communication avec eux est la langue anglaise et quelques gestes accompagnés d’un sourire timide. Quant à l’arabe, ils n’en connaissent que quelques phrases, à l’exemple de «Je veux partir ; je veux manger …».

Kambo Niro, 25 ans, père de famille, est employé dans cette usine de textile. Il est content de son travail: «Je me sens comme chez moi, j’apprécie ma vie ici. Ce pays est le paradis des ressortissants étrangers». Arrivé en Egypte il y a deux ans, cet ouvrier indien a travaillé quelques années aux Emirats arabes unis dans la zone industrielle de Sharjah [une ville et un émirat des Emirats arabes unis].

Son histoire illustre comme tant d’autres la souffrance d’un ouvrier soumis au système de la kafala (tutelle). C’est-à-dire placé sous la responsabilité et la protection d’un kafil (citoyen émirati qui est quasiment un tuteur et qui, au nom de la garantie qu’il lui accorde, opère un prélèvement discrétionnaire sur ses revenus). Sans l’aval de son kafil, un ouvrier ne peut ni ouvrir de compte bancaire, ni changer d’employeur s’il trouve une meilleure offre ni même rentrer dans son pays sans son autorisation. «Si j’avais désobéi à mon kafil, ce dernier aurait mis fin à mon travail là-bas», explique-t-il, tout en se souvenant amèrement du jour où il a voulu obtenir un crédit bancaire pour payer le prix d’une intervention chirurgicale que devait subir sa mère. Ne l’ayant pas cru, son kafil a tout simplement refusé de l’aider.

Depuis, Niro a décidé de fuir ce système qui n’existe que dans les pays du Golfe pour venir travailler en Egypte. «Je touchais aux Emirats 600 dirhams (environ 165 dollars) par mois alors qu’ici je gagne 150 dollars. Mais, j’en dépense 50 seulement et j’envoie le reste à ma famille», dit-il.

Kambo Niro n’est pas le seul à avoir quitté son pays pour gagner sa vie ailleurs, nombreux sont les ouvriers indiens et bengalis qui voient en Egypte un eldorado pour les salarié·e·s asiatiques. Et pourquoi pas, puisqu’ils ont négocié de bons contrats. En plus du logement gratuit ; ils ont plus d’une fois un meilleur salaire que leurs pairs égyptiens. Le nombre d’étrangers travaillant en Egypte s’élèvent au nombre de 22’231, étrangers ayant reçu une autorisation du Ministère de la main-d’œuvre. Mais ce chiffre officiel ne représente pas le nombre réel d’étrangers travaillant dans le pays, car nombreux sont ceux qui exercent des métiers «au noir» (non-déclarés par leur employeur).

Explication d’un phénomène

En fait, le flux de la main-d’œuvre étrangère a commencé à se faire sentir dans les années 1990 avec la croissance des investissements étrangers (IDE) en Egypte et l’arrivée d’un grand nombre de compagnies transnationales.

En général, la main-d’œuvre européenne est surtout répandue dans le business, alors que les travailleurs africains et asiatiques travaillent dans les secteurs industriel et commercial. Autrement dit, cette déferlante invasion d’ouvriers indiens et bengalis suscite un sentiment de «xénophobie» dans la société égyptienne qui ne comprend pas que l’on fasse appel à des étrangers, alors que le pays connaît un taux de chômage avoisinant les 30 %.

«C’est insensé de laisser cette main-d’œuvre s’établir aux dépens des jeunes égyptiens, dont certains risquent leur vie dans des tentatives d’émigration illégitime à la quête d’une chance de travail», explique Moustapha Younès, responsable de l’Union du syndicat du textile à la ville de 10 de Ramadan. Raison pour laquelle le Ministère de la main-d’œuvre égyptienne impose à toute entreprise voulant embaucher des étrangers une limite: un taux de 10 % par rapport au nombre des travailleurs égyptiens.

«Celui qui veut recruter trois ouvriers étrangers doit donc faire travailler 27 Egyptiens», souligne Moustapha Younès. Une situation insatisfaisante pour les chefs d’entreprises  qui trouveront quand même des moyens détournés pour garder leur personnel indien, non seulement parce que c’est une main-d’œuvre moins chère, mais surtout à cause de sa productivité.

Face à sa machine, Mohamed Alongueh, un Bengali de 22 ans, semble très concentré. Il écoute attentivement le bruit qu’elle dégage avant de s’atteler à sa tâche. Il travaille comme un robot, sans lever la tête. Ses mains bougent avec une agilité impressionnante. Il coupe un rouleau de tissu synthétique avec précision et veille à n’en gaspiller aucun morceau. Un boulot qui demande du savoir-faire, mais surtout de la patience.

Raison pour laquelle le patron repartit cette main-d’œuvre asiatique sur les différents postes dans cette usine afin que le travail soit bien fait et n’accumule pas de retard. En fait, ces ouvriers ne quittent leurs machines qu’à l’heure du déjeuner. Ils restent encore deux heures supplémentaires en comparaison avec les horaires de travail des Egyptiens.

«J’ai quitté ma famille au Bangladesh pour le travail et rien que le travail, et si le patron remarque de la paresse de ma part, je risque d’être licencié et renvoyé chez moi, alors que ma famille a besoin d’argent», confie Alongueh qui s’étonne de l’absentéisme des Egyptiens. «Et quand un Egyptien tombe malade en plein boulot, tous ses camarades sont aux petits soins, allant même jusqu’à délaisser leurs postes. Chez nous le travail est sacré, quitte à tomber raide mort dans son boulot», poursuit cet ouvrier, sans pour autant s’arrêter de travailler.

L’Egyptien peu travailleur ?

Selon une récente étude faite par l’Organisme central de mobilisation et de recensement, l’ouvrier égyptien est moins productif en comparaison avec le Bengali ou l’Indien de 50 à 70 %, son taux de transfert entre les usines varie entre 15 et 18 % par mois. Quant au taux d’absentéisme et c’est là que le bât blesse, il est estimé à 12 % par jour sans compter les jours de fêtes et les diverses occasions estimées entre 15 et 18 %.

L’ingénieur Ahmad Issa, directeur d’une société de textile, pense que le problème réside avant tout dans le niveau d’enseignement. «Soigner un bouton de fièvre, ce n’est pas soigner la fièvre. Les efforts du Ministère de la main-d’œuvre n’atteindront pas leurs objectifs tant que le niveau de nos diplômés restera dramatiquement inférieur à celui de leurs homologues étrangers. De plus, cette main-d’œuvre étrangère est qualifiée et moins chère et les ouvriers sont robustes, sérieux, obéissants, disciplinés et infatigables. Ils travaillent 10 heures par jour de 8 heures du matin jusqu’à 18 heures (une journée sans pause à part celle du déjeuner) et pour 150 dollars (l’équivalent de 850 L.E.). L’ouvrier indien ou bengali accepte n’importe quel travail contrairement à son homologue égyptien qui travaille 8 heures par jour et gagne 650 L.E. par mois. Bref, le Bengali ne se rebelle pas. Il connaît la valeur du travail et sait que pour toucher son salaire à la fin du mois il doit travailler d’arrache-pied afin de répondre à l’importance des commandes de l’usine», explique-t-il.

Pour Khaled Abou-Youssef, vice-directeur de l’usine, la culture du travail chez l’Egyptien est la raison essentielle de l’importation de la main-d’œuvre étrangère en Egypte. «Un licencié (ayant une licence universitaire) refuse de travailler sur une machine, car il trouve cela dégradant par rapport à son diplôme. Très jeune, l’Egyptien connaît par cœur le code du travail. Sans parler de l’absentéisme, les grèves, les revendications et le recours au syndicat des Ouvriers. Et puis, l’Indien ou le Bengali ne me coûte que 1’800 L.E. par an pour le permis de travail, en plus des trois repas par jour, un bus pour le transport, un logement et le billet d’avion en cas d’expulsion. Ce travailleur ne bénéficie pas d’assurance sociale, ni médicale, ce qui n’est pas le cas pour l’Egyptien alors que ce dernier est moins productif», souligne Abou-Youssef, tout en s’étonnant de cet Egyptien qui refuse de travailler dans son pays, accepte à l’étranger n’importe quel boulot et est prêt à laver la vaisselle ou à travailler 24h sur 24h.

Pour ces travailleurs asiatiques, la vie est bien organisée et rythmée selon le bruit de leur machine, elle l’est aussi pour le jour du congé. A 15 minutes environ de l’une des usines se trouve un grand immeuble. L’odeur d’épices indiennes s’exhale du lieu. Des vêtements sont suspendus au balcon sur une longue corde.

Dix personnes s’entassent dans une pièce où le moindre espace est équitablement réparti. Le vendredi, une vie trépidante s’y installe et tout le monde travaille. Un horaire précis est fixé pour faire la lessive ou la vaisselle. Une fois les corvées ménagères achevées, ils se rendent au marché pour s’approvisionner ou faire une petite promenade. Ces ouvriers ont cette particularité de pouvoir s’intégrer n’importe où et avec beaucoup d’aisance. Ils partagent les moindres détails du quotidien du peuple égyptien tout en préservant leur identité. «Nous ne nous sentons pas comme des étrangers. Des relations chaleureuses nous lient à nos frères égyptiens aussi bien dans la rue que dans le travail, même si nous vivons en communauté», conclut Badou Zaman, un Indien de 19 ans. Tout en disant que bien qu’il soit là depuis seulement un an, il s’est parfaitement intégré à la société égyptienne et qu’il pense sérieusement à se marier avec l’une des ses collègues à l’usine où il travaille.

* Chahinaz Gheith a écrit cet article pour Al-Ahram.

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