Par Tristan Gaston-Breton
Le dimanche 12 juillet 2009, le New York Times a dévoilé, dans un article de Scott Shane, que le vice-président des Etats-Unis, à l’époque de George W. Bush, Dick Cheney, avait exigé que la Central Intelligence Agency(CIA) n’informe pas le Congrès (Sénat et Chambre des représentants) de l’existence d’un «programme secret» de lutte contre le terrorisme.
Le secret entourant ce programme, à sa façon, révèle son importance. Les éléments les plus visibles sont apparus au grand jour avec: le «camp de prisonniers» de Guantanamo ; la prison et camp d’interrogation, donc de torture, de Bagram (aéroport de Kaboul) ; la pratique de transferts de prisonniers à l’échelle internationale avec la complicité de divers gouvernements (parmi lesquels le Conseil fédéral helvétique).
Lesdites révélations sur les «méthodes d’interrogation» n’ont tragiquement rien de nouveau. Si ce n’est qu’ «on» les redécouvre régulièrement. Et qu’à cette occasion, des demandes d’informations sont réclamées. Ce qu’a fait la présidente démocrate de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, qui reproche à la CIA de ne pas avoir informé suffisamment le Congrès depuis 2002.
Pour rappel, Dick Cheney avait aussi appliqué la politique du secret concernant le programme d’écoutes téléphoniques à grande échelle, entre autres sur le territoire des Etats-Unis. Ce programme était mené par la National Security Agency (NSA), sans mandat judiciaire. Ce n’est qu’en 2005 que cette pratique a été dévoilée. Pourtant, les écoutes étaient pratiquées depuis 2001. Elles faisaient partie d’un «programme présidentiel de surveillance».
Outre ces mérites vice-présidentiels de culture du secret, Dick Cheney est connu pour la fonction de direction qu’il avait dans le grand groupe de services pétroliers Halliburton. L’intrication entre la politique extérieure des diverses administrations américaines et les intérêts de firmes transnationales ayant le profil (services pétroliers et infrastructures pour l’armée) et la taille d’Halliburton est très forte.
La publication, le 21 juillet 2009, des résultats d’Halliburton au deuxième trimestre illustre à la fois les effets de la crise du capitalisme international et la place d’Halliburton dans les services pétroliers et autres activités à l’échelle mondiale. Halliburton est présent (gaz-pétrole) aussi bien en Russie, au Mexique, en Norvège qu’en Chine, au Canada, aux Etats-Unis ou au Moyen-Orient (Wall Street Journal, 21 juillet 2009). Une présence mondialisée dans un secteur décisif pour l’économie capitaliste internationale.
Il est donc utile de prendre connaissance – sans avoir une vision comploteuse de l’histoire – du rôle historique d’un tel groupe (Halliburton) dans la politique interne et externe des Etats-Unis. Replacées dans ce contexte, les cachotteries de Dick Cheney prennent tout leur sens. A cet effet, nous publions, ci-dessous, une étude, parue dans le quotidien financier français Les Échos (21 juillet 2009), qui trace l’historique d’Halliburton. Les Echos indiquent qu’Halliburton est «aux origines du complexe militaro-industriel américain», une formule qui a été utilisée par le président Dwight D. Eisenhower (président du 21 janvier 1953 au 21 janvier 1961. (Rédaction A l’Encontre)
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«Wirtz va s’occuper de la partie légale. Je vais m’occuper de la politique, vous allez prendre en charge son aspect business. Nous allons ensemble trouver des solutions qui amélioreront notre position à tous les trois.» En ce jour de 1937, quatre hommes se retrouvent discrètement dans une suite de l’hôtel Lama de Houston, au Texas. Le premier est Alex Wirtz: ancien sénateur de l’Etat devenu avocat, c’est l’un des hommes les plus influents du Texas. Le deuxième est un jeune homme au physique de représentant de commerce: Lyndon Baines Johnson. A vingt-neuf ans, ce Texan pur jus cherche à se faire élire à la Chambre des représentants après un début de carrière prometteur dans les coulisses du Congrès à Washington. Quant aux deux autres, il s’agit des frères Brown, Herman et George. Depuis près de vingt ans, ils dirigent Brown & Root, une prospère entreprise de travaux publics, qui intervient principalement au Texas. Ces quatre hommes n’en sont pas à leur première rencontre. Cela fait déjà plusieurs mois que, à l’initiative de Wirtz, ils se retrouvent dans la suite 8 F de l’hôtel Lamar, rejoints parfois par d’autres «huiles» du Texas, hommes politiques, journalistes ou industriels. On y parle affaires et politique et l’on s’y distribue les rôles, dans un subtil jeu d’influence où la corruption, les détournements de fonds et la fraude sont monnaie courante.
Ce jour-là [1937], le jeune Lyndon Johnson a décidé de frapper très fort. Ambitieux, le jeune politicien sait qu’il aura besoin de beaucoup d’argent pour se faire une place à Washington et d’abord pour se faire élire à la Chambre des représentants, son premier objectif. Le marché qu’il propose à ses trois acolytes est des plus simples: aux frères Brown le financement de sa carrière politique en échange de l’attribution de marchés de construction ; et à Wirtz l’habillage légal des opérations contre de juteuses participations dans ces mêmes marchés. Un «deal» parfaitement rodé…
En 1962, Brown & Root, la firme fondée par les frères Brown, sera rachetée par Halliburton, l’un des principaux équipementiers pétroliers américains, donnant naissance à un géant de l’ingénierie et de la construction, très bien introduit au Pentagone. Entre-temps, les frères Brown auront versé des millions de dollars à Lyndon Johnson , lui permettant de franchir un à un les obstacles qui finiront par le mener à la présidence des Etats-Unis en 1963, au lendemain de l’assassinat de Kennedy [LBJ occupera le poste de président après élections dès janvier 1965, jusqu’en janvier 1969. Donc pendant la première partie de la guerre du Vietnam].
«Sans les frères Brown, Johnson ne serait sans doute jamais arrivé là où il est arrivé», écrit l’historien américain Robert A. Caro dans son livre Lyndon Johnson, The Path to Power (1983). En retour, la firme, devenue partie intégrante de Halliburton, s’assurera de gigantesques contrats avec le Pentagone, décrochant des marchés truqués, devenant le principal fournisseur de l’armée américaine lors de la guerre du Vietnam. Le pli ne sera jamais perdu.
En 1995, Halliburton s’assurera ainsi les services de l’ancien secrétaire à la Défense de George Bush Sr, le désormais célèbre Dick Cheney. Nommé PDG du groupe, celui-ci multipliera par cinq le montant des contrats signés avec le Pentagone, trustant littéralement les marchés de l’armée américaine. Devenu le vice-président de George W. Bush, Dick Cheney n’oubliera pas son ancien employeur. Halliburton se taillera la part du lion dans les contrats de reconstruction en Irak, au grand dam de ses concurrents. De Lyndon Johnson à Dick Cheney, un même sens de l’intérêt commun…
Pour comprendre cette étonnante complicité, il faut remonter loin en arrière, à l’histoire des deux firmes qui uniront leur destin un jour de 1962: celle d’Halliburton et de Brown & Root. Erle Palmer Halliburton fonde la société qui porte son nom en 1919. Né en 1892 dans une famille pauvre du Tennessee, ce passionné de mécanique a commencé à travailler dès l’âge de quatorze ans, enchaînant les petits boulots avant de trouver une place chez Aldmond A. Perkins, une entreprise de construction de puits de pétrole du Texas. C’est là, alors que le boom du pétrole texan bat son plein, qu’il apprend le métier qui fera plus tard sa fortune: le bétonnage des puits, une technique encore peu employée et qu’il perfectionne. En 1919, il décide de se mettre à son compte et fonde la New Method Oil Well Cementing Company, rebaptisée Halliburton Oil Well Cementing Company en 1924. Utilisant des techniques très innovantes, la firme s’impose très vite comme l’un des principaux équipementiers des Etats-Unis. Jusqu’à ce que la crise des années 1930 vienne remettre en cause son développement. Afin de compenser la chute de ses marchés, Erle P. Halliburton tente de se diversifier dans l’aviation de transport. Mais il se heurte au refus catégorique de l’administration. Amer, il professera toujours un grand mépris pour les politiciens de Washington.
Un énorme matelas de liquidités
Au début des années 1930, Erle P. Halliburton n’est pas le seul à s’interroger sur l’avenir de sa société. Au même moment, deux entrepreneurs des travaux publics cherchent eux aussi à surmonter la crise économique. Aussi dissemblables que possible, Herman et George Brown forment ensemble un duo d’une redoutable efficacité. L’aîné, Herman, est né au Texas en 1892, où son père tient un petit commerce. Introverti, ce travailleur acharné a commencé très jeune à travailler comme ouvrier dans les travaux publics. Charmeur et extraverti, George, lui, de six ans son cadet, a débuté en vendant des lapins et des journaux avant de s’inscrire à l’Ecole des mines du Colorado, s’attirant ce commentaire prémonitoire de son professeur lors de sa remise de diplôme: «Gagne ton pouvoir grâce à sa capacité à te faire des amis.»
Entre-temps, avec l’aide de son beau-frère Dan Root, Herman a créé, en 1919, sa propre société de construction de routes pour profiter du boom de l’automobile au Texas: Brown & Root. Ne sachant pas très bien quoi faire, George les rejoint au milieu des années 1920. Les deux frères comprennent aussitôt que pour se faire une place au soleil et prendre leur part des marchés publics, il leur faut tisser des relations étroites avec les décideurs, c’est-à-dire avec les élus de l’Etat et, au besoin, ne pas hésiter à mettre la main au portefeuille. Une attitude qui n’a rien de surprenant dans le Texas d’alors où les marchés truqués et la corruption sont monnaie courante.
Habiles, les deux frères évitent dans un premier temps de soumissionner aux grands appels d’offres autoroutiers, se contentant de chantiers petits et moyens, moins risqués financièrement et qui leur permettent de se faire d’utiles relations parmi les élus locaux. Lorsque la crise des années 1930 éclate, Brown & Root est assis sur un énorme matelas de liquidités qu’il distribue au gré de ses intérêts pour obtenir des contrats. En l’espace de dix ans, il est devenu l’un des interlocuteurs privilégiés de l’Etat du Texas, jouant de ses contacts pour obtenir des marchés. Comme ce contrat pour la collecte des ordures de la ville de Houston, qu’elle remporte grâce à l’intervention d’un élu de la ville, éleveur de porcs de son état. L’arrangement satisfait au plus haut point les deux parties: les déchets organiques sont en effet triés clandestinement et cédés pour rien à l’élevage de porcs pour servir de nourriture. Gagnant-gagnant…
Au milieu des années 1930 cependant, avec l’aggravation de la crise, les frères Brown cherchent à se mettre quelque chose de plus consistant sous la dent. Les immenses chantiers publics, lancés par Roosevelt dans le cadre du New Deal, leur en donnent l’occasion. Depuis quelque temps, Herman et George Brown sont en cheville avec Alvin Wirtz.
L’ancien sénateur du Texas est désormais à la tête d’un cabinet d’avocats spécialisé dans les marchés publics. Toujours en quête d’argent, cet homme de l’ombre met son entregent et son carnet d’adresses au service des industriels du Texas, moyennant quelques «compensations». Au fil des années, il est devenu l’un des proches conseillers des frères Brown qui rémunèrent grassement ses prestations. Par Wirtz, les frères Brown ont également eu accès à James-Paul Buchanan, représentant du Texas au Congrès des Etats-Unis, mais aussi et surtout président du comité d’attribution des fonds du New Deal. Une relation en or ! En 1936, Wirtz, Buchanan et les frères Brown montent ainsi un coup de premier ordre: la construction d’un barrage sur la rivière Colorado. Pour obtenir le feu vert de l’administration fédérale, hésitante, Wirtz ne reculera devant rien, n’hésitant pas à modifier le tracé des cartes géographiques et utilisant largement les fonds de Brown & Root pour s’acheter la bienveillance de Buchanan. Avec succès.
En 1936, Alvin Wirtz se fait fort opportunément nommer à la tête du Lower Colorado River Authority (LCRA), l’organisme chargé de mener à bien la construction du barrage Marshall Ford. A peine nommé, il désigne son client Brown & Root attributaire du marché. La firme n’a encore jamais construit de barrages… La mort totalement inattendue de Buchanan, en 1937, vient un temps tout remettre en question. Par chance, l’homme qui brigue le siège du défunt est un proche ami de Wirtz, un politicien ambitieux dépourvu de moyens mais qui a l’immense avantage d’être proche de Lyndon Johnson.
Aux frères Brown, qui s’inquiètent pour l’avenir, Wirtz promet le soutien de Johnson, en échange de son élection. Le deal se noue quelques mois avant les élections de 1937, lors de la fameuse rencontre à la suite F8 de l’hôtel Lamar de Houston. Quelques semaines après les élections et après une ultime intervention de Johnson auprès du président Roosevelt, la construction du barrage Marshall Ford est attribuée à Brown & Root. C’est à cette occasion que la firme inaugure un type de contrat qui fera sa fortune: le «cost plus». Il prévoit le remboursement intégral des coûts de construction, majorés d’un pourcentage sur ces derniers versé au titre de la rémunération du contractant. Un système très juteux et qui pousse évidemment au gonflement des coûts. Illustration par l’exemple: estimée à une trentaine de millions de dollars environ, la construction du barrage Marshall Ford sera finalement facturée… 125 millions de dollars !
Entre Lyndon Jonhson et Brown & Root, les liens ne se distendront jamais. Durant la Seconde Guerre mondiale, c’est en grande partie grâce à l’élu du Texas que Brown & Root se reconvertit dans la construction de pièces détachées pour avions et de pistes d’aviation, mettant ainsi un pied dans les marchés militaires. En échange de ce «service», la firme de construction financera généreusement la campagne de Johnson pour les élections sénatoriales de 1948, obligeant même ses salariés à faire des versements individuels ! C’est encore Brown & Root qui mettra la main au portefeuille pour assurer sa désignation à la vice-présidence des Etats-Unis, en 1960, dernière étape avant la présidence trois ans plus tard. A titre de renvoi d’ascenseur, Brown & Root engrangera pour plusieurs centaines de millions de dollars de contrats avec l’armée – pistes aériennes, ports, bases militaires, ponts et routes – non seulement aux Etats-Unis mais aussi en Europe et en Asie, achevant ainsi de se muer en prestataire privilégiée du Pentagone.
Des activités partout dans le monde
La mort d’Erle Halliburton, en 1957, suivie de celle de Herman Brown, en 1962, met la dernière touche au tableau. Depuis le début des années 1950 et après le passage à vide des années 1930, la firme Halliburton a étendu ses activités partout dans le monde, construisant des puits de pétrole au Moyen-Orient, en Afrique et en Amérique latine. Mais la baisse régulière du coût du baril a fini par entamer ses revenus et la firme, désormais dirigée par les descendants de son fondateur, est à la recherche d’activités nouvelles. Quant à Brown & Root, que préside un George Brown vieillissant, elle est, elle aussi, en quête d’un avenir. Impensable du temps d’Erle – qui ne voulait rien avoir à faire avec les «gens de Washington» – et Herman – qui rechignait à partager le pouvoir -, le rapprochement des deux firmes est désormais possible.
Conclue à la fin de l’année 1962, sans doute encouragée par Washington, la cession de Brown & Root à Halliburton signe le mariage de deux entreprises texanes aux activités complémentaires – la construction pétrolière, les travaux publics et le génie civil – en même temps qu’elle marque l’alliance de la compétence technique et de l’influence politique, alliance d’une redoutable efficacité ! Dans l’affaire, l’entreprise conserve cependant l’essentiel: l’appui de Lyndon Johnson. De fait, lors de la guerre du Vietnam, Halliburton devient le plus gros employeur au Vietnam, avec 51’000 personnes occupées à construire l’infrastructure militaire américaine. Entre 1965 et 1972, la firme engrangera, dans cette seule partie du monde, près de 400 millions de dollars de bénéfices, s’imposant comme l’un des principaux piliers du complexe militaro-industriel ! Par la suite, la firme fera de juteuses affaires en Iran, dans les Balkans, dans le Golfe et en Afrique du Nord – Dick Cheney tentera d’ailleurs de s’opposer à des sanctions contre la Libye de Khadafi où la firme est très présente -, profitant toujours pleinement de ses soutiens au plus haut niveau de l’Etat.
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