Maroc. «Le hirak est porté par des revendications sociales. L’amazighité, au-delà du culturel, est intégrée comme aspect de la marginalisation socio-économique»

Soraya Kahlaoui

Entretien avec Soraya El Kahlaoui

Un mouvement «historique»: c’est ainsi que Soraya El Kahlaoui, sociologue «engagée», documentariste et militante, définit le hirak, ce mouvement né fin octobre 2016 dans le Rif après la mort de Mouhcine Fikri, un vendeur de poisson écrasé par une benne à ordures [alors qu’il cherchait à récupérer le poisson qui y avait été jeté, au moment où il cherchait à la vendre].

Alors qu’il n’était au départ qu’une protestation contre la hogra (injustice), le mouvement s’est au fil des mois transformé en une plateforme de revendications contre la marginalisation dont s’estiment victimes les habitants de la région.

Après l’arrestation des leaders du hirak, dont Nasser Zefzafi, fin mai 2017, s’est créé à Casablanca un comité de soutien aux prisonniers politiques, dont Soraya El Kahlaoui devient coordinatrice. «Depuis les années de plomb [nom donné au règne de Hassan II, des années 1970 jusqu’en 1999], nous n’avions pas vu une telle répression», souligne-t-elle. «Comme tout le monde, j’ai été fascinée par la puissance de ce mouvement qui a fait renaître l’espoir chez de nombreux Marocains engagés.»

Alors que de nouvelles peines, allant jusqu’à vingt ans de prison ferme, ont été prononcées fin août par le tribunal de première instance d’Al Hoceima, et que la contestation s’étend à de petites villes du Rif, Soraya El Kahlaoui explique comment le hirak s’inscrit dans l’histoire du Maroc postindépendance et dans la lignée des revendications politiques de 2011.

Le soulèvement dans le Rif dure maintenant depuis plus de dix mois. L’avocat coordinateur de la défense des prisonniers rifains estime que depuis le début du mouvement, entre 250 et 300 personnes ont été arrêtées. Cela semble énorme…

Soraya El Kahlaoui (SEK): Les chiffres changent en fonction de l’actualité, mais selon les dernières informations que nous avons recueillies au comité, 400 personnes auraient été arrêtées depuis le début du mouvement. Et hier encore, Imzouren [ville du Rif, autre haut lieu de la contestation avec Al Hoceima] a connu une nouvelle vague d’arrestations.

Casablanca: les femmes manifestent leur solidarité avec les militants arrêtés par les forces de police

Ce chiffre, énorme, nous renseigne sur l’ampleur de la répression. Car il faut savoir que la plupart des arrestations, selon les termes utilisés par les familles sont en réalité des «kidnappings», autrement dit des arrestations sauvages. Et les personnes arrêtées, dont les leaders, ont été directement transférées à la prison de Casablanca.

J’en parle en connaissance de cause: au comité, nous nous sommes retrouvés face à des familles dans le désarroi, parce qu’entre Al Hoceima [ville au centre de la région du Rif rassemblant quelque 80’000 habitants] et Casablanca, par exemple, il y a plus de douze heures de route. Et que les prisonniers ont été incarcérés sans avoir eu le temps de prendre avec eux une brosse à dents, des habits de rechange ou une couverture. Si le comité n’avait pas été là, ce n’est pas l’Etat qui les auraient aidés.

Mais la répression ne s’arrête pas là. On la voit aussi à l’œil nu, dans la militarisation du Rif, en particulier Al Hoceima, qui ressemble à une zone sous embargo tellement il y a de policiers! D’ailleurs, pour l’anecdote, des femmes que nous avons rencontrées, avec le comité, à Imzouren, nous ont raconté qu’elles étaient désormais obligées d’acheter au marché ce qu’elles trouvaient.

A l’occasion du 18e anniversaire de son accession au trône, Mohammed VI a gracié, fin juillet, une quarantaine de détenus du hirak. Mais dimanche 20 août, alors que la presse s’attendait à un nouveau geste pour le 64e anniversaire de la révolution du roi et du peuple, aucun détenu du Rif ne figurait parmi les 415 prisonniers graciés. Parmi eux se trouvent pourtant des personnes condamnées pour terrorisme…

SEK: Je crois que le message qu’a voulu faire passer le roi est clair. Dans son discours, très dur, il a expliqué que rien n’allait dans le pays et que tout le monde était responsable, des partis politiques jusqu’aux citoyens qui votent. Il n’a fait l’éloge que du secteur privé – rejetant ainsi les revendications de ceux qui ont manifesté pendant des mois pour que de l’argent public soit injecté dans la santé et dans l’éducation – et de la police. Comment comprendre cela? Que le Maroc s’inscrit dans la logique de la loi néolibérale la plus sauvage.

Le comité de solidarité a récemment réalisé une vidéo pour demander la libération des prisonniers politiques, à laquelle ont participé des réalisateurs, des politologues ou encore des artistes. Il a été reproché aux intellectuels marocains de ne pas soutenir le hirak, ou en tout cas de l’avoir fait tardivement. Qu’en pensez-vous?

SEK: Une tribune a été écrite au début du soulèvement par des intellectuels marocains, et pour la vidéo, certaines personnalités ont accepté de se montrer publiquement pour soutenir la cause. Si l’Etat continue sur la voie qu’il a choisie, j’espère que petit à petit, d’autres figures marocaines se grefferont à cette solidarité.

Mais c’est vrai, on a pu se rendre compte que la répression fonctionne, et que de nombreux intellectuels n’ont pas osé prendre la parole publiquement pour dénoncer la gestion sécuritaire du soulèvement dans le Rif.

Que vous disent les familles de la situation des prisonniers auxquels elles rendent visite?

Leur moral est bon. Ils insistent pour dire que le hirak (le mouvement) n’est pas fini, qu’ils sont innocents et que leurs revendications sont légitimes. D’ailleurs, ce mardi, via leur avocat Saïd Benhammani, les détenus du hirak transférés à Casablanca ont annoncé qu’ils allaient «mettre en place des formes de mobilisation» au sein de la prison avant le début des jugements. Pour l’anecdote, à l’occasion de l’Aïd al-Adha [Fête du sacrifice d’Abraham], l’administration pénitentiaire leur a offert un mouton et ils l’ont refusé.

Avez-vous des nouvelles de Nasser Zefzafi, le leader de la contestation, incarcéré depuis la fin mai?

SEK: Des quelques leaders placés en isolement, il est le dernier à s’y trouver encore. Pourtant, la loi dit que l’isolement n’est valable que le temps de l’enquête. Et un juge d’instruction a annoncé le 11 août que l’enquête était terminée.

La mort d’Imad Ettabi, ce jeune manifestant dont la mort a été annoncée le 8 août, a-t-elle marqué un tournant pour le hirak?

SEK: Elle a surtout marqué un tournant dans l’action de l’Etat. Car aujourd’hui, nous sommes presque sûrs, suite aux déclarations d’un médecin, qu’Imad Ettabi est mort immédiatement après avoir reçu une cartouche de gaz lacrymogène tirée à bout portant par les policiers.

On savait qu’il se trouvait à l’hôpital militaire de Rabat mais nous n’avions plus de nouvelles. Certains le disaient dans le coma, sous respiration artificielle, dans un état de mort clinique.

Pourtant, sa mort n’a été annoncée qu’après le discours du roi, le 8 août, alors que les rumeurs disaient qu’une nouvelle grâce allait être prononcée en faveur des détenus du hirak lors de la fête de la révolution, du roi et du peuple.

Autrement dit, sa mort a été annoncée entre deux potentielles vagues de grâces royales. C’est la raison pour laquelle son décès n’a pas allumé le feu.

En tant que sociologue, comment inscrivez-vous l’action du hirak dans l’histoire des mouvements sociaux marocains? Estimez-vous par exemple qu’il a réussi là où le Mouvement du 20 février a échoué?

SEK: Je vois plutôt le mouvement du hirak comme le résultat d’un processus de maturation politique entamé en 2011.

Cette année-là, le Mouvement du 20 février avait déjà réussi quelque chose d’important: il avait créé une union entre les forces de gauche et les islamistes, et démocratisé la notion du politique.

Sa limite était qu’il prônait une révolution principalement politique, c’est-à-dire institutionnelle. C’est pour cela que l’Etat a réussi à désamorcer le mouvement très rapidement, dès le 9 mars, avec l’annonce de la réforme de la Constitution: le mouvement est né par la politique et a été désamorcé par la politique

Le hirak, lui, est porté par des revendications sociales. Il a eu l’intelligence de pousser plus loin «l’apolitisme» – car l’aspect non-partisan du Mouvement du 20 février était plutôt un mot d’ordre de façade – en s’autonomisant de la politique.

Il a également eu l’intelligence de se saisir de l’amazighité, non pas réduite à sa dimension culturelle mais en l’incluant comme un des aspects de la marginalisation socio-économique. Du coup, il questionne non pas l’identité culturelle, mais l’identité marocaine.

Enfin, Nasser Zefzafi a également, en interrompant le prêche d’un imam le 26 mai, mis à nu le fait que l’Etat marocain se sert aussi de l’islam comme d’un outil de propagande, et il s’est réapproprié l’islam populaire. Car son discours comporte de nombreux référents religieux, mais Zefzafi n’est pas un islamiste. Ce n’est pas non plus un gauchiste pour qui l’islam est un facteur bloquant dans le développement.

Peu de médias se rendent sur place et l’absence de couverture donne parfois l’impression que le mouvement s’essouffle. Qu’en est-il vraiment?

SEK: Le hirak continue, notamment dans les localités marginalisées du Rif oriental. Au lieu de s’épuiser, il travaille de marges en marges et s’enracine. L’Etat, qui a enfermé tout le monde, compte sur le fait que les leaders du mouvement ont été arrêtés, pour que le mouvement s’essouffle. Mais tant que le problème de la marginalisation n’est pas réglé, le hirak continuera.

Aujourd’hui, personne ne peut dire quelle sera l’issue du bras de fer entre le hirak et l’Etat. Ce qui m’inquiète davantage, c’est le contexte international actuel, où les droits de l’homme comptent de moins en moins. C’est pourquoi, il est important, lorsqu’un mouvement social émerge, d’être derrière pour montrer que les peuples ne sont pas prêts à renoncer aux petits acquis gagnés ces trente dernières années. (Publié par MEE le 5 septembre 2017)

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Un rapport accablant de Human Rights Watch

Par rédaction de Le Desk

Selon un compte-rendu de l’ONG internationale Human Rights Watch rendu public, depuis Tunis, le 5 septembre 2017, «le roi Mohammed VI ignore des preuves de violences policières (…) Des manifestants du Rif ont été emprisonnés sur la base d’aveux extorqués sous la menace». Aussi, l’organisation estime que le roi «devrait ordonner une enquête sérieuse et probante sur les accusations de torture portées (…) contre la police».

• En effet, le roi Mohammed VI devrait ordonner une enquête sérieuse et probante sur les accusations de torture portées par des manifestants du Hirak du Rif contre la police marocaine, a déclaré aujourd’hui Human Rights Watch. Lors d’un discours télévisé à l’occasion de la Fête du Trône, le 30 juillet, le roi, à l’inverse, semblait dédouaner les forces de l’ordre de toute responsabilité dans les troubles survenus à Al Hoceima, chef-lieu de la région du Rif, affirmant qu’elles avaient fait preuve de «retenue et […] d’un grand respect de la loi .

Le roi a ignoré des rapports de médecins légistes qui, après avoir examiné des détenus du Rif, ont constaté des lésions accréditant les accusations de violences policières. Selon les rapports des médecins, commandités par le Conseil National des Droits de l’Homme (CNDH), un organisme d’Etat indépendant, plusieurs détenus affirment que la police les aurait contraints à signer leurs procès-verbaux d’interrogatoire sans les lire. Plusieurs parmi eux purgent aujourd’hui des peines de prison, tandis que d’autres sont en détention préventive.

«L’éloge royal inconditionnel des forces de sécurité, malgré les accusations qui pèsent contre elles, ne fera qu’ancrer la certitude qu’au Maroc, on peut abuser d’un détenu sans répondre de ses actes», a déclaré Sarah Leah Whitson, directrice de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch.

Dans son discours du Trône, à ce jour sa seule intervention publique sur le Hirak du Rif, qui a débuté il y a presque un an, le roi a blâmé l’administration publique pour son incapacité à mettre en œuvre des politiques de développement dans cette région en difficulté, tout en saluant les forces de sécurité pour avoir, selon lui, «assumé leur responsabilité avec courage, patience, retenue et […] ainsi préservé la sécurité et la stabilité».

• Le mouvement Hirak a débuté après la mort d’un marchand de poissons, tué en octobre 2016 alors qu’il tentait de récupérer une cargaison que les autorités venaient de saisir. Depuis, les membres de ce mouvement ont organisé de nombreuses manifestations de masse pour mettre fin à ce qu’ils considèrent comme une marginalisation de leur région en termes de développement économique.

Les autorités ont toléré plusieurs manifestations de Hirak même si elles ont interdit celle, majeure, du 20 juillet à Al Hoceima en dispersant ceux qui ont bravé l’interdiction à coups de gaz lacrymogènes. Les manifestations se sont déroulées pacifiquement à quelques exceptions près — principalement des jets de pierres. Il y a eu un mort: Imad Attabi, 25 ans, originaire d’Al-Hoceima, qui a succombé à ses blessures le 20 juillet dans des circonstances sur lesquelles les autorités ont promis d’enquêter. L’Association Marocaine des Droits Humains, un groupe indépendant, affirme qu’une grenade lacrymogène lancée par la police l’a atteint à la tête, provoquant sa mort.

Fin mai, après sept mois de manifestations sporadiques, les autorités ont commencé à arrêter les manifestants. Selon des sources bien informées, 216 sont aujourd’hui derrière les barreaux, dont 47 en attente de jugement à la prison de Oukacha, et 169 déjà condamnés ou en attente de jugement (de première instance ou d’appel) à la prison régionale d’Al Hoceima.

Le 3 juillet, les médias marocains ont publié des extraits de rapports fuités, réalisés par des médecins légistes de premier plan et faisant état de graves abus policiers à l’encontre de manifestants détenus. Le CNDH, commanditaires de ces rapports, a déclaré que ceux-ci n’étaient pas officiels car non finalisés. Mais le lendemain, le ministre de la Justice Mohamed Aujjar a annoncé avoir ordonné aux procureurs d’Al Hoceima et de Casablanca d’«inclure ces expertises aux dossiers […] afin de prendre les mesures légales qui s’imposent».

Le 14 juin, à l’issue d’un procès collectif de manifestants du Rif, le tribunal de première instance d’Al Hoceima a condamné 32 hommes, dont 11 examinés par les médecins légistes. Parmi les chefs d’accusation: insultes et agression physique de membres des forces de sécurité, rébellion armée et destruction de biens publics (articles 263, 267, 300 à 303 et 595 du code pénal marocain). Le tribunal a condamné 25 accusés à 18 mois de prison ferme, et les 7 autres à des peines avec sursis. Human Rights Watch a examiné le jugement du tribunal de première instance. Le 18 juillet, la cour d’appel d’Al Hoceima a confirmé les condamnations – tout en les écourtant – même si elle disposait des rapports des médecins légistes. Le jugement d’appel écrit n’est pas encore disponible.

• Human Rights Watch a également documenté des allégations de violences à l’encontre du dirigeant du Hirak Nasser Zefzafi, actuellement en attente de procès à Casablanca un usage excessif de la force lors d’un sit-in pacifique en soutien du Hirak à Rabat et l’emprisonnement d’un journaliste célèbre après que ce dernier ait critiqué l’interdiction de manifester du 20 juillet.

Mohammed VI…

Le 29 juillet, à la veille de la Fête du Trône, le roi Mohammed VI a gracié 1 178 prisonniers, dont 42 membres du Hirak. Parmi ces derniers ne figurait aucun des 32 condamnés d’Al Hoceima, ni aucun de ceux examinés par les médecins légistes.

La Constitution marocaine de 2011 interdit le recours excessif à la force: «Il ne peut être porté atteinte à l’intégrité physique ou morale de quiconque, en quelque circonstance que ce soit et par quelque personne que ce soit, privée ou publique. […] La pratique de la torture, sous toutes ses formes et par quiconque, est un crime puni par la loi.»

Selon le Code de procédure pénale marocain, aucune déclaration préparée par la police ne peut être admise comme preuve si elle est obtenue sous la contrainte ou par la violence. En pratique cependant, les tribunaux condamnent régulièrement des inculpés sur la base d’«aveux» contestés, sans ouvrir d’enquêtes sur les allégations de tortures et autres mauvais traitements. Cette tendance ne pourra qu’être confortée par le soutien royal aux agissements de la police vis-à-vis des manifestants du Rif, a déclaré Human Rights Watch.

«Le roi Mohammed VI a affirmé lors de la Fête du Trône que les Marocains ont le droit, et même le devoir, d’être fiers de leur appareil sécuritaire», a observé Sarah Leah Whitson. «Ne seraient-ils pas encore plus fiers si les allégations d’abus policiers donnaient lieu à des enquêtes crédibles, et si les tribunaux refusaient de condamner sur la foi d’aveux douteux?»

Le jugement

Human Rights Watch a examiné le jugement de 62 pages rendu par le tribunal de première instance d’Al Hoceima au terme du procès collectif de 32 manifestants allégués (affaire 76-2103-2017), sous la présidence du juge Mourad Abdessoulami. Les verdicts de culpabilité prononcés le 14 juin contre les 32 hommes, jugés selon la procédure de flagrant délit, se fondent sur leurs «aveux» à la police – «aveux» qu’ils ont pourtant tous réfutés devant le juge et le procureur. Le tribunal, qui a prononcé le verdict le 14 juin, a rejeté les contestations des accusés, dont la majorité ont déclaré avoir été forcés de signer leurs procès-verbaux (PVs) d’interrogatoire sans les lire.

Selon le jugement, 23 accusés ont déclaré au procureur, et plus tard au juge, que les policiers les avaient passés à tabac au moment de leur arrestation et/ou une fois à la préfecture de police d’Al Hoceima. Selon le jugement, le procureur a constaté des lésions et autres blessures sur 10 détenus – en conséquence de quoi, leurs avocats ont réclamé des examens médicaux. Le procureur a accepté la requête, mais les examens ainsi conduits ont davantage consisté à soigner les blessés qu’à établir si leurs blessures concordaient avec leurs allégations de mauvais traitements c’est ce qu’ont déclaré deux avocats de la défense au tribunal, puis à Human Rights Watch.

Les avocats ont alors demandé que le tribunal ordonne un examen médico-légal en bonne et due forme des détenus qui se plaignaient d’abus policiers. Mais le juge a refusé la requête, au motif que le tribunal «n’ordonne une expertise que quand il entend l’utiliser pour l’aider à établir sa conviction intime quant à la condamnation ou à l’acquittement». Le jugement ajoute: «dans ce cas précis, la demande d’expertise est motivée par la volonté d’imputer la responsabilité d’actes de torture et de coercition présumés à une certaine partie. Accéder à cette demande conduirait le tribunal à assumer le rôle du procureur plutôt que celui d’une instance de jugement, et par conséquent à renoncer à sa neutralité, ce qui serait contraire à la loi».

Le tribunal a également soutenu qu’un examen médical visant à déterminer la cause des blessures constatées par le procureur ne serait pas probant, les blessures ayant pu résulter de circonstances diverses. Le jugement cite par exemple des bousculades entre manifestants alors qu’ils tentaient de fuir, des confrontations physiques entre policiers et manifestants résistant à leur arrestation, et des jets de pierres par d’autres manifestants.

Le refus du tribunal d’ordonner des examens médico-légaux semble incompatible avec les obligations du Maroc en vertu de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. L’expertise médicale demandée indépendamment par le CNDH et préparée par deux médecins légistes réputés (voir les détails ci-dessous) pourrait accréditer les accusations des prévenus contre la police.

Selon leurs PV d’interrogatoire, les 32 accusés ont avoué avoir jeté des projectiles sur les forces de l’ordre le 26 mai, pour les empêcher d’arrêter le leader du Hirak Nasser Zefzafi, alors que ce dernier s’adressait aux manifestants depuis le toit du domicile de ses parents à Al Hoceima. Dans une vidéo de ce discours, Zefzafi demande à plusieurs reprises aux manifestants de s’astreindre à la non-violence, en employant le mot arabe «silmya», qui signifie «pacifique». Selon les PVs d’au moins 18 prévenus, «silmya» était en réalité un «code» convenu par Zefzafi et ses partisans pour donner l’ordre de s’en prendre violemment à la police. Tous les accusés interrogés par le juge à ce propos ont vigoureusement nié l’existence d’un quelconque code, réaffirmant que «silmya» ne signifiait rien d’autre que «pacifique».

 

 

En présence du procureur et du juge, les 32 hommes dans leur ensemble ont rejeté leurs PVs d’interrogatoire, en niant avoir lancé des projectiles ou utilisé toute autre forme de violence à l’encontre des forces de police. Au moins 25 ont déclaré ne pas avoir été autorisés à lire leurs PVs avant d’être contraints de les signer sous la menace – y compris, dans certains cas, la menace de violences sexuelles. Beaucoup ont déclaré avoir été menacés de «transfert à Casablanca», une manière de sous-entendre qu’ils seraient alors sous le coup de chefs d’inculpation plus graves, y compris de terrorisme et d’atteinte à la sécurité intérieure de l’État, un crime punissable de la peine capitale. À quelques exceptions près, tous les accusés ont signé leurs PVs.

Leurs avocats ont demandé au tribunal d’invalider ces PVs au motif que les aveux qu’ils comportent ont été extorqués à leurs clients par la menace. Le tribunal a rejeté cette demande, estimant que la menace de transférer des suspects dans une autre ville n’était pas crédible, car un tel transfert n’est pas la prérogative de la police. Le tribunal a également déclaré que le fait que quelques détenus aient refusé de signer leurs PVs suffisait à discréditer les allégations de coercition alléguées par tous les détenus.

Le tribunal de première instance a condamné 25 des 32 accusés à 18 mois de prison pour «rébellion armée» et attaques contre les forces de police. Les sept autres ont été condamnés à 2 à 6 mois de prison avec sursis, et une amende.

Le tribunal de première instance a rendu son verdict avant que les médecins mandatés par le CNDH aient finalisé leurs rapports préliminaires. Ces rapports étaient cependant à la disposition de la Cour d’appel d’Al Hoceima à l’ouverture du procès d’appel des accusés. Le ministre de la Justice, Mohamed Aujjar, avait en effet ordonné le 4 juillet que ces rapports soient transmis aux tribunaux. Abdel Majid Azaryah, un avocat de la défense, a confirmé à Human Rights Watch que le juge d’appel avait accepté de verser le rapport du CNDH au dossier.

Le 18 juillet, néanmoins, la Cour d’appel a confirmé les condamnations de première instance de 25 accusés à 18 mois de prison, tout en réduisant leur peine à 7 mois. Vu l’absence, à ce jour, d’un verdict écrit, il n’est pas possible de connaître le raisonnement qui a abouti à cette décision judiciaire, ou le rôle qu’a pu y jouer le rapport du CNDH.

Les rapports médicaux

Dans un rapport daté de 2013, le CNDH critiquait l’état de la médecine légale dans les tribunaux marocains: «(les accusés) sont habituellement confiés à des médecins qui figurent sur les listes d’experts des cours d’appel, la plupart n’ayant pas été préalablement formés à l’examen et à l’évaluation des lésions physiques.» Le CNDH ajoutait: «Les critères pour faire rapport ne sont pas codifiés par les tribunaux. Les techniques employées sont également inégales, tant en termes de procédures que sur le plan rédactionnel. Le rapport comprend rarement une discussion sur les conclusions de l’expert, et les lésions sont souvent décrites de manière expéditive.» Depuis, un projet de loi sur la médecine légale a été élaboré. Il contraint, entre autres, les médecins qui examinent des accusés faisant état d’actes de torture ou de mauvais traitements à respecter les normes internationales en vigueur dans ce domaine. Le Parlement n’a pas encore examiné ce projet de loi.

Dans le cas des manifestants du Rif, la CNDH a nommé deux experts légistes pour préparer des rapports sur leurs allégations de torture et de mauvais traitements infligés par la police. Entre les 14 et 18 juin, le Docteur Hicham Benyaïch, directeur de l’Institut de médecine légale à l’hôpital Ibn Rochd de Casablanca, et le Docteur Abdallah Dami, membre de cet institut et vice-président de l’Association marocaine de médecine légale, ont examiné individuellement 34 hommes arrêtés fin mai ou début juin. 15 étaient détenus dans la prison régionale d’Al Hoceima, l’un était en liberté provisoire à Al Hoceima et 19 étaient en détention provisoire à la prison de Oukacha à Casablanca, après avoir été interrogés au siège de la Brigade Nationale de la Police Judiciaire.

25 des 34 détenus ont déclaré aux médecins que la police s’en était prise violemment à eux, les giflant et les cognant au visage, les rouant de coups de pied, les frappant avec des matraques, des casques de police, des talkies-walkies ou une agrafeuse, à la tête ou sur d’autres parties du corps. Au moins deux prisonniers ont déclaré que les policiers leur avaient enfoncé des serpillières sales dans la bouche. L’un d’entre eux a déclaré qu’un agent de police lui avait arraché des poils de sa barbe, et menacé de la lui brûler en approchant un briquet allumé de son menton. Selon le médecin qui l’a examiné, ses lésions au menton corroborent son témoignage.

Beaucoup de prisonniers ont déclaré que certains policiers avaient couvert l’objectif des caméras de vidéosurveillance de la préfecture de police d’Al Hoceima avant de les passer à tabac, eux ou d’autres détenus. L’un d’entre eux a déclaré que des officiers l’ont emmené dans une salle de bains, lui ont retiré sa chemise avant de lui attacher les jambes avec, puis l’ont frappé sur la plante des pieds. Presque tous ont déclaré avoir été, ainsi que leurs proches, couverts d’injures et de propos orduriers. Un autre prisonnier a déclaré au juge lors de son procès qu’un officier de police avait brandi un couteau et l’avait menacé.

Des policiers marocains se servent d’un canon à eau contre des manifestants à Imzouren, situé dans le Rif marocain, le 2 juin 2017.

Selon les rapports du CNDH et le jugement de la Cour, 16 détenus au moins ont spécifiquement identifié un officier de police d’Al Hoceima par son prénom, l’accusant de coups violents, d’injures ordurières, et de menaces répétées de viol et d’agressions sexuelles, envers eux et leurs proches de sexe féminin. L’un des médecins a recommandé d’«enquêter d’urgence et de manière approfondie sur les actes du commissaire de police» ainsi identifié, en raison des nombreuses accusations portées contre lui. On ignore si les autorités judiciaires ont ouvert une enquête sur ces allégations.

Parmi les conclusions d’un des médecins figurant dans les rapports:

«Les témoignages reçus des personnes arrêtées à propos du recours à la torture et autres mauvais traitements lors de leur arrestation et de leur détention dans les locaux de la préfecture de police d’Al Hoceima sont globalement crédibles, par leur concordance et par l’existence de symptômes physiques et psychologiques, et parfois de traces physiques hautement compatibles avec les sévices allégués. Les témoignages reçus, s’ils se confirment, comportent un ensemble d’actes constituant des faits de torture et de mauvais traitements, et des violations des garanties constitutionnelles et législatives dont devrait jouir toute personne détenue.»

Les deux médecins ont demandé aux autorités judiciaires d’enquêter sur ces allégations et recommandé des soins médicaux et psychologiques pour plusieurs des détenus qu’ils ont examinés.

Obligations juridiques

La Convention contre la torture stipule que «tout Etat partie veille à ce que les autorités compétentes procèdent immédiatement à une enquête impartiale chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis sur tout territoire sous sa juridiction […], assure à toute personne qui prétend avoir été soumise à la torture sur tout territoire sous sa juridiction le droit de porter plainte devant les autorités compétentes [et] veille à ce que toute déclaration dont il est établi qu’elle a été obtenue par la torture ne puisse être invoquée comme un élément de preuve dans une procédure, si ce n’est contre la personne accusée de torture pour établir qu’une déclaration a été faite.»

Le Code pénal marocain, tel qu’amendé en 2006, punit la torture, définie comme «tout fait qui cause une douleur ou une souffrance aiguë physique ou mentale, commis intentionnellement par un fonctionnaire public ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite, infligé à une personne aux fins de l’intimider ou de faire pression sur elle ou de faire pression sur une tierce personne, pour obtenir des renseignements ou des indications ou des aveux, pour la punir pour un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis ou lorsqu’une telle douleur ou souffrance est infligée pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu’elle soit.» (Article 231.1)

Les directives et principes sur le droit à un procès équitable et à l’assistance judiciaire en Afrique, élaborés par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, stipulent que «tout aveu ou tout autre témoignage obtenu par une forme quelconque de contrainte ou de force ne peut être admis comme élément de preuve ou être considéré comme prouvant un fait lors de la procédure orale ou du délibéré sur la sentence. Tout aveu ou reconnaissance d’une allégation obtenue pendant une détention au secret sera considéré comme ayant été obtenu par la contrainte.» Les Directives stipulent également que «lorsque les magistrats du parquet reçoivent contre des suspects des preuves dont ils savent ou ont des motifs raisonnables de penser, qu’elles ont été obtenues par des méthodes illicites, qui constituent une grave violation des droits humains du suspect et impliquent en particulier la torture ou un traitement cruel, inhumain ou dégradant, ou d’autres abus des droits humains, ils refusent d’utiliser ces éléments de preuve contre toute personne autre que celles qui ont recouru à ces méthodes, ou informent l’instance juridictionnelle en conséquence, et prennent toutes les mesures nécessaires pour les faire traduire en justice.» Le Maroc a rejoint l’Union africaine en janvier 2017.

Le Code de procédure pénale du Maroc fait obligation au procureur, à quelques exceptions près, d’ordonner un examen médical s’il constate des traces de violence sur un prévenu. Si celui-ci se plaint de violence policière ou demande un examen médical, le procureur doit ordonner celui-ci avant d’interroger le suspect. Le Code impose une exigence similaire aux juges d’instruction, mais pas à ceux de première instance. Toutefois, l’exigence d’exclure de la preuve toute déclaration obtenue sous la «violence ou la contrainte» fait obligation aux juges de première instance de s’assurer que toute déclaration a été obtenue de plein gré avant d’en faire un élément à charge.

En outre, l’article 290 du Code remet en cause l’obligation d’exclure les preuves obtenues de force, en prévoyant que, pour les infractions pour lesquelles sont prévues des peines de prison de cinq ans ou moins, les déclarations recueillies par la police doivent être considérées comme dignes de confiance, à moins que de prouver le contraire, à charge pour le prévenu de démontrer que ses «aveux» à la police étaient faux. Le jugement écrit du procès en première instance de 32 détenus du Hirak invoque l’article 290 pour rejeter les allégations des prévenus, en faisant valoir que leurs déclarations à la police ne peuvent être invalidées qu’en produisant «des éléments fortement probants tels qu’un témoignage ou l’analyse d’un expert, ou des éléments comparables sous la forme de documents juridiquement valides mais de simples allégations sans preuves ne peuvent être considérées comme suffisantes». (Rapport de HRW publié sur Le Desk, en date du 6 septembre 2017)

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