Par Benoit Blanc
Le conseiller fédéral Alain Berset a lancé, le 22 mars dernier, la campagne en faveur de la loi sur les réseaux de soins intégrés (managed care), soumise au vote le 17 juin prochain. «Berset a changé de côté et d’opinion », titrait le lendemain, la Neue Zürcher Zeitung, pour annoncer que l’élu «socialiste», qui avait encore voté contre la loi lors du vote final du Parlement le 30 septembre 201, la soutenait désormais, non seulement en tant que représentant du Conseil fédéral, mais aussi «par conviction». Berset se profile ainsi comme le fer de lance d’une campagne déterminée en faveur d’une loi combattue par la Fédération des médecins suisse (FMH), l’association Les hôpitaux de Suisse H+, le parti socialiste et les syndicats, notamment. Moins de 100 jours lui ont donc suffi pour se montrer à la hauteur des attentes placées en lui par la majorité de droite du Parlement qui l’a élu: être le rassurant colporteur des contre-réformes douloureuses en préparation dans les assurances sociales (assurance maladie, AVS, 2e pilier, assurance invalidité). Comme sa camarade de collège, Simonetta Sommaruga, le fait déjà avec beaucoup d’efficacité dans le domaine de la politique d’asile et à l’égard de la population étrangère. Bonne pioche!
La loi sur les soins intégrés a déjà été présentée sur ce site [«Les enjeux de la loi sur les réseaux de soins (managed care)»]. Nous revenons ici sur un quelques enjeux, sous forme de questions-réponses.
Quels sont les principaux points de la loi sur les réseaux de soins intégrés?
La loi porte principalement sur la création d’une nouvelle «forme particulière d’assurance», les réseaux de soins intégrés. Elle comprend également d’autres dispositions, qui ne sont pas directement liées à la mise sur pied de ces réseaux.
La loi sur l’assurance maladie (LAMal) prévoit aujourd’hui déjà diverses «formes particulières d’assurance» (art 62): franchise plus élevée, système de bonus, médecin de famille, etc. Ces dispositifs associent une contrainte acceptée par l’assuré, censée diminuer sa demande de remboursement de prestations, à une réduction de sa prime d’assurance. La particularité des réseaux de soins intégrés est d’introduire également des contraintes pour les prestataires de soins. C’est pour cette raison qu’ils ont potentiellement un impact transformateur beaucoup plus important sur le système de santé.
Les réseaux de soins. Un réseau de soins est, selon la définition de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), un rassemblement de fournisseurs de prestations médicales qui offrent à l’assuré un suivi et un traitement coordonné tout au long de la chaîne thérapeutique». Cela a plusieurs implications importantes.
- Le réseau de soins garantit aux assuré·e·s qui y adhèrent l’accès à toutes les prestations couvertes par l’assurance obligatoire des soins (AOS). Cela comprend non seulement celles fournies par les médecins, mais aussi celles des pharmaciens, des laboratoires, des physiothérapeutes, des hôpitaux, des établissements médico-sociaux, etc. Il n’est pas nécessaire que ces différents prestataires fassent partie du réseau de soins. Ce dernier peut leur déléguer des tâches. Mais c’est le réseau qui est responsable de toute la chaîne des soins. Cela signifie, premièrement, que l’assuré doit toujours prendre contact avec le réseau de soins en premier lieu, sauf en cas d’urgence. Deuxièmement que c’est le réseau de soin détermine ensuite : a) la prise en charge nécessaire et b) qui la fournit.
- Le réseau de soins négocie avec une ou des assurances un contrat qui règle notamment la rémunération des prestations. Il n’y a pas d’obligation de contracter de la part de l’assureur : celui-ci peut donc choisir les réseaux qui lui conviennent. Dans le cadre de ce contrat, le réseau assume la «coresponsabilité financière des soins médicaux fournis aux assurés». Qu’est-ce cela signifie?
- Le mécanisme de base de la coresponsabilité financière est le suivant : en tenant compte d’un certain nombre de critères censés définir le profil de risques des assurés affiliés au réseau (âge, sexe, séjours hospitaliers récents ou type de médicaments consommés, par exemple), une enveloppe budgétaire est déterminée pour l’année à venir (ex ante). L’assureur et le réseau déterminent également des règles en cas de dépassement du budget, ou de dépenses inférieures à celui-ci. La logique du système veut que ces règles comprennent des mécanismes de sanction financière pour les réseaux en cas de dépassement, en tout cas de dépassements répétés, et de récompense en cas de non épuisement du budget.
- La coresponsabilité financière ne se limite pas aux prestations fournies directement par le réseau de soins: elle couvre l’ensemble des soins médicaux fournis aux assurés. Le réseau a donc intérêt, d’une part, à contenir les soins ou les analyses qu’il ordonne et, d’autre part, à s’assurer que les prestataires avec qui il collabore fournissent leurs prestations aux conditions les plus avantageuses. Pour le dire autrement, le réseau de soins devient l’agent des assureurs et de leur logique financière auprès de ses propres membres et auprès des autres prestataires auxquels il délègue des soins ou des analyses.
- Selon l’OFSP, la loi donne le droit aux membres des réseaux de soins de prescrire des traitements reconnus mais ne figurant pas dans le catalogue des prestations remboursées. Il s’agit, selon l’OFSP, «d’étendre la liberté thérapeutique du médecin et des autres fournisseurs de prestations et, partant, d’améliorer la prise en charge des assurés». On peut penser aux médicaments nécessaires pour le traitement de certains cancers ou de maladies orphelines, dont le refus de remboursement, avec l’argument qu’ils ne sont pas inscrits dans la liste des spécialités, a scandalisé. Cette disposition est une tentative de rendre les réseaux de soins attractifs pour les praticiens et pour les personnes malades, souffrant en particulier de maladies chroniques. Si les réseaux de soins doivent générer des économies – ce qui est leur raison d’être principale – il faut en effet que des assurés recourant à des soins y adhèrent. Cela dit, cette disposition est choquante : on se demande pourquoi, si des traitements sont «reconnus», ils ne devraient être remboursés qu’à certains types d’assurés et pas à d’autres…
- Lors de l’entrée en vigueur de la loi, la mise sur pied des réseaux de soins et la conclusion des contrats avec les assureurs se fera sur une base volontaire. Cependant, la loi prévoit que si l’offre de réseaux de soins reste insuffisante trois ans plus tard, le Conseil fédéral pourra obliger les assureurs à proposer ce type d’assurance particulière. La loi est donc conçue pour imposer la généralisation de cette forme d’assurance.
Les personnes assurées aux réseaux de soins. Comme les personnes ayant actuellement une assurance avec médecin de famille, elles s’engagent à consulter en premier lieu un praticien du réseau. L’obligation est cependant beaucoup plus étendue.
- Premièrement, parce cette obligation pourra aussi être valable pour les consultations gynécologiques ou ophtalmologiques, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui avec un médecin de famille. Deuxièmement, parce que le réseau de soins décidera non seulement des soins à apporter ou des analyses à faire, mais également par qui ces prestations seront fournies. La liberté de choix de l’assuré est donc nettement plus limitée que dans les systèmes actuels, qui sont déjà conçus pour restreindre sa marge de manœuvre.
- Une incitation financière est mise en place pour les assurés adhérant à des réseaux de soins. Elle porte sur la quote-part, c’est-à-dire la participation aux frais remboursés par l’assurance maladie, une fois le seuil de la franchise franchi. Actuellement, la quote-part se monte à 10% des frais, avec un maximum situé à 700 francs par an pour les adultes. La loi maintient ce taux pour les adhérents aux réseaux de soins, mais abaisse le plafond annuel à 500 francs. Les assureurs pourront même renoncer, entièrement ou partiellement, à la quote-part. Par contre, les assurés qui ne seront pas membres d’un réseau de soins devront à l’avenir prendre en charge 15% des frais, jusqu’à 1000 francs par an. L’incitation financière à adhérer aux réseaux de soins se traduit donc en réalité par une augmentation de la charge financière pour celles et ceux qui ne voudront pas franchir ce pas. Le choix de lier l’«avantage» financier propre aux réseaux de soins au montant de la quote-part confirme la volonté de «cibler» les personnes malades.
- Les assurés adhérant à un réseau de soins pourront aussi bénéficier d’une réduction de prime, comme c’est le cas aujourd’hui pour celles et ceux ayant choisi d’autres modèles d’assurance particulière. Cependant, la majorité de droite du parlement a saisi l’opportunité de cette nouvelle loi pour introduire la possibilité de contrats d’une durée de trois ans, contre un an actuellement, pour toutes les formes particulières d’assurance. Une vieille proposition de Pascal Couchepin, qui avait à l’époque soulevé un tollé et avait dû être abandonnée, rentre ainsi par la fenêtre. L’enjeu est d’empêcher des assurés en bonne santé, ayant choisi ces modèles d’assurance pour économiser sur leurs primes, de réévaluer rapidement leur choix au moment où elles feraient face à des problèmes de santé. Les adhérents à un réseau de soins intégrés qui ne seraient pas satisfaits par leur prise en charge, se retrouveront ainsi devant le dilemme de vivre avec un traitement qui ne répond pas à leur attente ou de débourser une conséquente «prime de sortie».
Autres dispositions. La loi contient deux dispositions qui n’ont qu’un rapport indirect, ou pas de rapport du tout, avec les réseaux de soins. Elles auraient pu être adoptées indépendamment de ces derniers.
- Compensation des risques. Dans un système d’assurance combinant à la fois un prime unique par caisse et par région, indépendante du risque individuel, et des assurances multiples, un mécanisme de compensation des risques est indispensable pour limiter les écarts de primes entre caisses et pour freiner la chasse aux «bons risques», payant régulièrement leur prime mais ne coûtant (presque) rien. Le système mis en place au début de la LAMal était extrêmement grossier, se basant uniquement sur l’âge et le sexe. Le business de la chasse aux bons risques s’est épanoui sans limite. Une première révision, censée affiner cette compensation, est entrée en vigueur au début 2012. Elle ajoute un nouveau critère, un séjour de plus de trois jours en hôpital ou en établissement médico-social au cours de l’année précédente, dont l’efficacité est cependant sujet à caution, compte tenu du transfert croissant des traitements, y compris très coûteux, vers le secteur ambulatoire. La loi sur les réseaux de soins intégrés prévoit l’ajout d’autres critères, portant sur «la morbidité des assurés déterminée au moyen d’indicateurs appropriés». La formule est suffisamment vague pour permettre de nombreuses manœuvres destinées à bloquer ce projet. Par ailleurs, l’article réglant la compensation des risques a une validité limitée à fin 2016… ce qui explique l’activisme déployé dès maintenant par certains assureurs sur ce sujet (voir ci-dessous).
- Couverture des frais liés à la maternité. La loi étend à tous les soins liés à une grossesse, à l’accouchement et jusqu’à la 8e semaine suivant l’accouchement l’exemption de participation aux frais. Actuellement, cette exemption de paiement de la quote-part n’était pas valable pour les soins dus à des complications.
Pourquoi le Conseil fédéral accorde-t-il une telle importance aux réseaux de soins intégrés?
Une hypothèse, parfaitement contestable, sous-tend la politique vis-à-vis des médecins, depuis la mise en place de la LAMal au moins: ils seraient, compte tenu de leur fonction de prescripteurs, un des principaux vecteurs de l’augmentation des dépenses de santé. C’est la théorie de la demande induite par l’offre. La réponse à ce «problème» consiste, dans le cadre de la LAMal, à contraindre les médecins à se subordonner toujours plus à un cadre (financier, mais aussi thérapeutique, par la force des choses) prédéfini par les assurances. Le présupposé de cette proposition est que ces dernières agissent comme des représentants fiables des intérêts des assurés et du bien public. Ce qui se vérifie chaque jour.
Le moyen le plus efficace pour subordonner les médecins aux assurances est de lever l’obligation qu’ont actuellement ces dernières de contracter avec tous les médecins autorisés à pratiquer. Pour faire image: de faire passer les médecins d’une situation de sécurité de l’emploi à une où pèse la menace du chômage. Jusqu’à maintenant, les médecins et leur association, la FMH, ont réussi à bloquer ce projet: la droite sait d’expérience qu’il est très difficile de gagner une votation populaire sur cette question.
Le managed care est une manière de contourner la difficulté. Elle donne aux assurances la possibilité de choisir les réseaux de soins dont elles rembourseront les prestations et de négocier les conditions auxquelles elles le feront, grâce au mécanisme de la «coresponsabilité financière». En fonction de la dynamique qui se mettra en place – ampleur de l’adhésion des assurés aux réseaux de soins, pénurie ou pléthore de médecins dans certaines régions ou spécialités –, ce nouveau cadre permettra aux assureurs d’imposer plus ou moins facilement de nouvelles conditions contractuelles aux médecins, mais aussi de nouvelles pratiques thérapeutiques, allant de facto dans le sens d’un rationnement de certains soins ou analyses, au nom de leur rapport coût-efficacité considéré comme trop élevé.
Quels sont les liens entre les réseaux de soins intégrés et le nouveau financement des hôpitaux par DRG, entré en vigueur en janvier 2012?
L’idée de base est la même dans les deux cas: construire et exacerber une concurrence entre prestataires de soins, arbitrée par les assureurs, afin de renforcer le pouvoir de ces derniers sur les premiers. Le présupposé, nullement démontré, est qu’il serait ainsi possible de dégager des «gains de productivité» permettant de réduire les coûts de la santé. Dans le cas des hôpitaux, les instruments utilisés sont la fixation a priori de valeurs de référence, à l’échelle nationale, pour chaque type de traitement, la mise sur pied d’égalité des hôpitaux publics et des cliniques privées inscrites sur les listes cantonales et le libre choix de l’hôpital par les patients. Dans le secteur ambulatoire, c’est la liberté laissée aux assureurs de choisir les réseaux de soins avec lesquelles ils collaborent et le mécanisme de la coresponsabilité financière.
La mise en place du financement par DRG (Diagnosis related group: Groupes homogènes de diagnostic; il constitue la base du système nommé, depuis 2004, en France: tarification à l’activité) des hôpitaux a notamment pour effet de les inciter à développer encore davantage leurs activités ambulatoires, comme réponse à la pression financière qui en découle. Le système des réseaux de soins intégrés colmate cette «brèche» dans le corset financier imposé aux institutions hospitalières. [1]
Une contradiction existe néanmoins entre ces deux lois. Une mesure phare du nouveau financement hospitalier est le libre choix de l’hôpital par le patient. Or, les réseaux de soins intégrés retirent aux assurés le choix des prestataires de soins auxquels ils ont recours, y compris pour les hôpitaux. Cela reflète plusieurs réalités. L’argument du libre choix de l’hôpital est dans une large mesure un «argument de vente» du nouveau financement des hôpitaux, dont les enjeux principaux sont ailleurs. Mais le nouveau financement des hôpitaux est aussi une affaire majeure pour le lobby des cliniques privées. Elles pourront, au frais des pouvoirs publics et de l’assurance maladie obligatoire (donc des assurés), renforcer leur position dans des segments rentables d’activité, en ciblant les cas simples (sans multimorbidité, ni complication) et planifiables, que les mécanismes intrinsèques du financement par DRG rendent particulièrement rentables, comme le remarquent, un peu tardivement, les directeurs des hôpitaux universitaires de Bâle et de Lausanne dans une contribution récemment publiée dans la presse nationale (Neue Zürcher Zeitung et Le Temps, 17 avril 2012). Or pour les cliniques privées, comme pour de nombreux autres secteurs économiques liés à la santé (pharmas, industrie productrice d’équipements ou de prothèses, etc.), la «maîtrise» des dépenses de santé n’est pas vraiment la priorité…
La loi sur les réseaux de soins est donc une loi sur mesure pour les assureurs…
Les réseaux de soins intégrés sont conçus pour renforcer le pouvoir des assureurs face aux prestataires de soins, aux médecins en particulier. Les assurances maladies font partie des partisans de cette loi. Il existe cependant une importante concurrence entre assureurs, qui n’ont pas tous le même «modèle d’affaires». Cela se reflète aussi dans leur positionnement sur cette question.
Santé suisse, qui a longtemps été le porte-parole unique et tout puissant des assurances-maladies, n’a plus la même place aujourd’hui. Assura (640’000 assurés fin 2010) n’en fait plus partie. Fin 2011, trois géants du secteur, Helsana (1,87 million d’assurés), Sanitas (0,88 million d’assurés) et le Groupe Mutuel (1 million d’assurés) ont créé leur propre lobby: l’Alliance assureurs maladie suisse (AAMS). L’AAMS soutient la loi sur les réseaux de soins intégrés, bien qu’étant «très critique» à son sujet (Neue Zürcher Zeitung, 2 décembre 2011). En réalité, sa priorité est ailleurs: l’AAMS, avec le groupe Mutuel en pointe, a lancé une grande campagne de communication sur le thème des primes par âge différenciées pour les 25-34 ans, sous prétexte de la charge trop élevée que l’assurance maladie représenterait pour cette tranche d’âge.
Le directeur de l’OFSP, Pascal Strupler, qui a de toute évidence conservé l’affinité élective que son ancien patron, Pascal Couchepin, entretenait avec le groupe Mutuel, a immédiatement répondu par un signal positif à cette offensive (Le Temps, 2 mars 2012). L’enjeu en est pourtant clair: il s’agit de couler le mécanisme renforcé de compensation des risques entré en vigueur en 2012 et que loi sur les réseaux de soins intégrés permet encore d’affiner. La compensation des risques est depuis toujours la bête noire du groupe Mutuel qui a construit sa croissance fulgurante sur une chasse sans vergogne aux «bons risques». D’autres assureurs, comme la CSS (1,4 millions d’assurés) par exemple, ont fait des choix stratégiques en partie différents. Sa vieille assise historique fait qu’une caisse comme la CSS a probablement un portefeuille de clients plus diversifié (en termes de risques) que le groupe Mutuel ou Assura, ce qui ne l’a d’ailleurs pas empêché de participer aussi à la chasse aux bons risques, par exemple en lançant une assurance accessible uniquement par internet. La CSS a également développé, principalement en Suisse alémanique, une plus grande expérience dans les réseaux de soins. La CSS soutient donc sans retenue la nouvelle loi et le mécanisme renforcé de compensation des risques, dont elle escompte certainement un renforcement de ses avantages comparatifs.
Ces positionnements différents illustrent un fait simple: le but premier des assureurs est de développer leur business et sa rentabilité, point barre. Pour y parvenir, la chasse aux bons risques est une des stratégies les plus simples et les plus rentables. On veut nous faire croire qu’en créant un cadre réglementaire «adéquat» et en multipliant les incitations «correctes», il serait possible d’amener ces diables à faire les anges, à l’insu de leur plein gré. L’expérience montre plutôt qu’ils déploieront un trésor d’imagination et un lobbying musclé pour conserver ouvert le chemin le plus court vers le profit le plus assuré.
Les réseaux de soins ne sont-ils pas l’avenir de la médecine?
Le modèle des réseaux de soins ne serait pas contesté; le débat ne porterait que sur le chemin pour y parvenir, a prétendu le conseiller fédéral Alain Berset lors d’un congrès des professionnels de la santé, le 21 mars 2012 à Lucerne (NZZ online). Cette argumentation est facilitée par le fait que, durant des années, les instances dirigeantes de la FMH, ainsi que nombre d’élus du Parti socialiste, comme Simonetta Sommaruga, alors conseillère aux Etats, ont effectivement opposé la création par les médecins de réseaux de soins à la revendication des assureurs de lever la liberté de contracter. La droite s’est engouffrée dans la brèche ouverte par cette fine manœuvre tactique. On connaît la suite.
Il a cependant tromperie. On trouve dans les colonnes du Bulletin des médecins suisses (FMH), ou bien dans le rapport sur les « Nouveaux modèles de soins pour la médecine de premier recours» publié le 2 avril 2012 par l’OFSP et la Conférence suisse des directeurs cantonaux de la santé (CDS), des exemples très concrets et très consensuels de mesures susceptibles de renforcer la médecine de premier recours en Suisse et d’accroître la prise en charge continue et intégrée des patients (qui n’est, d’ailleurs, pas toujours possible).
Parmi les mesures citées: le renforcement de la formation universitaire et postgrade des médecins de premier recours (et l’indépendance de cette formation par rapport sponsoring de l’industrie pharmaceutique et médico-technique !), la revalorisation de la fonction des médecins de famille et des médecins de premier recours, y compris au niveau de leur rémunération, le renforcement de la recherche et des mécanismes de transfert des connaissances vers les praticiens ou encore le soutien à l’installation de cabinets médicaux de groupe. Or la loi sur les réseaux de soins intégrés n’effleure même pas ces questions. Ses deux dispositions essentielles – la «coresponsabilité financière» pour les médecins et l’abolition pour les adhérants aux réseaux du liberté de choix du fournisseur de soins – sont totalement ailleurs, car ses objectifs n’ont rien à voir avec le renforcement de la médecine de premier recours et de la prise en charge intégrée et continue des patients.
Cela dit, le jeu politique est plus compliqué. L’association Médecins de famille Suisse a déposé en 2010 une initiative visant au renforcement de la médecine de famille, dotée de plus de 200’000 signatures. Le nouvel article constitutionnel proposé (118b) exige: un renforcement de la formation, la revalorisation financière de la médecine de famille et un soutien à l’exercice de la médecine de premier recours, y compris à la création de cabinets de groupes. Sous la houlette du radical Didier Burkhalter, alors chef du Département de l’intérieur (DFI), le Conseil fédéral a choisi dans un premier temps d’opposer à cette initiative un contre-projet manifestement conçu pour noyer le poisson. En effet, il est vide de tout engagement concret et, pire, il inscrit dans la Constitution la dévalorisation du rôle des médecins de famille, intégrés dans une nouvelle catégorie fourre-tout, la «médecine de base».
Entre temps, le débat sur les réseaux de soins intégrés est arrivé à son terme, et Alain Berset a remplacé Didier Burkhalter à la tête du DFI. A l’automne 2011, les instances dirigeantes de l’association Médecins de famille Suisse ont fortement pris position pour la loi sur les réseaux de soins intégrés: elles se sont publiquement désolidarisées du référendum lancé par la FMH et elles ont même refusé d’organiser une votation parmi les membres de l’association sur le sujet. Elles semblent avoir fait le calcul qu’un tel cadre législatif renforcerait le rôle des médecins de famille.
Le 20 janvier 2012, le Conseiller fédéral Berset recevait une délégation de cette association. Il a manifesté beaucoup d’intérêt pour la médecine de famille et semble vouloir s’attaquer de manière ciblée et rapide aux revendications des médecins de famille ; il les a assurés de son soutien», explique actu, le bulletin des médecins de famille et de l’enfance suisse, dans son premier numéro 2012. On voit ici le «savoir-fair » social-démocrate à l’œuvre: Berset a compris tout l’intérêt de ferrer la tête de l’association des médecins de famille avec de belles promesses. La division des médecins peut être, en effet, une des clés pour défaire le référendum lors de la votation du 17 juin 2012. Ensuite, la logique du système mis en place remettra bien assez vite les promesses à leur place.
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[1] Les lecteurs et lectrice peuvent se rapporter, pour ce qui est de la «tarification à l’activité» en France, à l’entretien avec le Professeur André Girmaldi, diabétologue à la Pitié-Salpétrière publié dans Télérama le 26 mars 2011 : «Une consultation pour être rentable devrait durer 12 minutes !» : http://www.telerama.fr/monde/le-pr-andre-grimaldi-une-consultation-pour-etre-rentable-devrait-durer-douze-minutes,67034.php
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